Intervention faite dans le cadre de la Gay-Pride Bruxelles mai 1997.

 

 

UNE LIAISON SENTIMENTALE

DANS LE BRUXELLES 1900

 

Mirande Lucien

 

 

Je voudrais placer en épigraphe à cette intervention une déclaration de Georges Eekhoud publiée dans La Revue blanche en 1902 :

 

Je suis partisan de l'amour libre et je légitime toutes les voluptés qui ne portent pas atteinte à la liberté d'autrui ou qui n'impliquent pas un abus d'autorité, une tyrannie, une contrainte, une violence, un arbitraire physique ou moral.

 

Intervenant ici dans le cadre général de la Gay-Pride, j'ai choisi d'évoquer une liaison sentimentale entre deux hommes dans le Bruxelles 1900.

Un jour où, dans le cadre de ma thèse, je travaillais aux Archives de la Littérature à Anvers sur l'écrivain belge Georges Eekhoud, un employé est venu déposer sur ma table trois gros cartons en disant : "dat zijn nog brieven". J'ai découvert 250 lettres adressées toutes au même homme et dont les vedettes étaient particulièrement parlantes :

"Mon bien cher petit Sander"

"Mon bien-aimé"

"Mon adoré"

"Mon délicieux petit Sander"

"My darling Mouchke"

J'ai décidé de faire connaître cette liaison, en publiant les lettres si discrètement conservées qu'elles en étaient presque enfouies.

C'est ce Georges Eekhoud, secret et totalement méconnu que j'ai l'ambition de faire accéder à "la revie"

Il est né à Anvers en 1854. Bien que d'origine modeste, il a reçu une éducation en langue française, comme la recevaient les bourgeois de son époque, je pense à ses contemporains Verhaeren ou Maeterlinck.

Les racines affectives d'Eekhoud sont à Anvers, mais il a passé toute sa vie d'homme adulte à Bruxelles, puisqu'il n'a pas trente ans, en mai 1882 quand il s'installe à Schaerbeek, en compagnie de sa "gouvernante", "Cornelitje", qui deviendra bientôt Madame Cornélie Eekhoud. Elle a sept ans de plus que lui. Ils vivront ensemble presque quarante ans dans la modeste maison de la rue du Progrès dont ils sont locataires.

Georges Eekhoud a participé activement pendant les années 80 à la vie tourmentée de trois des quatre revues qui ont fait entrer la Belgique sur la scène artistique européenne.

C'est pendant ces années-là qu'il publie ses premières nouvelles, ses Kermesses, et ses premiers romans Kees Doorik, Les Milices de Saint-François et surtout La Nouvelle Carthage, qui lui vaut le prix quinquennal de littérature en 1893. Célèbre dans son pays, il lui faudra attendre d'être publié par Le Mercure de France en 1896 et 1897 pour accéder à la notoriété en France.

Originaire d'un milieu libéral, il est sensible à l'injustice sociale et participe avec Fernand Brouez à l'aventure de La Société nouvelle, cette revue méconnue où se fait entendre la voix de tous ceux qui appellent de leurs vœux la Révolution sociale : Kropotkine, Élisé Reclus ou Max Stirner. On le comprendra, même s'il a beaucoup d'amis parmi ceux qui ont créé le POB, Eekhoud se situe toujours à la gauche de la gauche.

Il fait partie des fondateurs de la Section d'Art de la Maison du Peuple, des écrivains qui se sont donné pour tâche d'introduire l'Art et l'Idée - comme on dit à l'époque - dans le combat social et qui sont souvent considérés par les tacticiens de la lutte électorales comme des rêveurs ou des idéalistes.

C'est à l'occasion d'une de ces réunions dans le grenier de la vieille Maison du Peuple que Sander Pierron a vu Georges Eekhoud, pour la première fois. Sander a dix-neuf ans, il a lu les livres d'Eekhoud il est ébloui par la gloire de cet écrivain en pleine maturité - Eekhoud a 38 ans - et il est séduit par la force de conviction qui se dégage de l'homme.

Sander Pierron est originaire de Molenbeek, faubourg industriel donc, il est fils d'artisan et a été amené à travailler très jeune comme ouvrier typographe. Son père est un syndicaliste convaincu et c'est donc tout naturellement que Sander a adhéré à la jeune garde socialiste de sa commune. Mais il a des ambitions qui dépassent le stricte syndicalisme. Il regrette de ne pas avoir pu poursuivre des études et comme d'autres jeunes ouvriers, à la même époque, il est prêt, après avoir déposé la besace, à suivre des cours du soir à l'autre bout de la ville. Avec son ami Frans Fischer -qui lui fera une brillante carrière politique - il fonde en 1892 une revue éphémère : Le Mouvement Social. C'est pour sa revue qu'il ose s'adresser à Georges Eekhoud et lui demander une nouvelle. Eekhoud lui accorde d'abord quelques unes de ses "anciennes pages" et ensuite "Burch Mitsu" qu'il avait pourtant promis à Brouez. Burch Mitsu raconte la révolte des pêcheurs ostendais mis en concurrence avec les anglais. C'est un des rares textes d'Eekhoud syndicalo-militant. La revue ayant capoté, s'en suit un silence de Pierron et c'est Eekhoud qui relance :

 

 

[15 juin 1892]

Hé bien mon cher Sander,

Que devenez-vous ? Si Le Mouvement Social cesse de paraître, est-ce une raison pour vous que vous ne donniez plus signe de vie ?

 

[18 juin 1892]. Vendredi soir

 

Mon cher Sander,

J'ai vivement regretté ce soir d'avoir été retenu en ville par la besogne de bureau ; j'aurais été très heureux de causer avec vous, car il y a longtemps que nous ne nous sommes plus vus.

Cordialement à vous.

Georges Eekhoud

 

 

Deux jours plus tard, les deux hommes se rendent ensemble à la kermesse de Dilbeek et, dans la semaine, Eekhoud écrit :

 

25 juin 1892

 

Mon cher Sander,

Comme toi je me suis divinement amusé dimanche dernier. J'ai été enchanté de ta bonne et chère présence à cette excursion, une des plus belles et certes des plus agréables faites aux environs de Bruxelles. J'y ai songé durant toute la semaine et m'en rappellerai avec charme et avec ce vague mélancolique que nous laissent les chères heures évanouies, jusqu'aux moindres incidents.

Georges Eekhoud

 

 

Mais les premières approches sont faites à patte de velours : Sander est mineur...

 

24 novembre 1892

Mon cher petit Sander, j'ai songé depuis hier soir qu'il te serait peut-être agréable d'assister à la fièvre et à l'émotion d'une salle de grande première à La Monnaie. Le spectacle est crispant et énerveur, mais instructif - et à cette fin je suis parvenu à te procurer une entrée pour ce soir, une entrée debout, bien entendu, mais elle te suffira pour te rendre compte de l'atmosphère du public. Nous nous verrons après le troisième acte et après la fin, comme il est entendu, n'est-ce pas ?

Ton meilleur ami

Georges

 

Dimanche 5 heures l'après-midi

 

Mon bien cher petit Sander,

[...] Je suis bien désolé de ne pas t'avoir vu aujourd'hui. Mais consolons-nous. Tu sais combien je partage et entretiens avec bonheur les sentiments d'affection intense que tu éprouves pour moi ! Je ne dois plus t'en convaincre, je suppose. A demain n'est-ce pas ? Je lis et relis en attendant, ta bonne et chaude lettre et t'embrasse de tout cœur.

Ton meilleur et éternel ami

Georges

 

Imaginons les yeux brillants de Sander à qui Eekhoud ouvre de nouvelles perspectives en lui apprenant l'anglais, puis l'allemand et en l'initiant ainsi à la lecture de Shakespeare et de Goethe. Eekhoud - qui a l'époque est chroniqueur artistique pour différents journaux - lui donne l'occasion d'assister à des spectacles, de voir des expositions. Il le fera entrer par la suite à L'Indépendance belge comme journaliste.

Eekhoud, lui, éprouve la joie d'être admiré et écouté, de transmettre une sorte de feu, sentiment éminemment pédérastique.

 

[Janvier 1893], mardi matin

 

Mon bien cher petit Sander,

[...]

Surtout suis bien mes conseils et ne te prodigue pas en camaraderies et en parlotes stériles. [...] Je compte tant sur toi ! C'est toi mon avenir et mon principal souci ! Tu es mon enfant d'élection ! Hier je t'ai un peu confessé ma vie. Tu es le seul à qui je me sois ouvert ainsi. Je l'ai fait pour te mettre en garde autant contre les promiscuités familiales et les mirages conjugaux que contre les compagnonnages qui nous diminuent et nous étouffent. Vive nous deux, n'est-ce-pas, mon bien cher?

 

Eekhoud doit bien sentir de temps en temps quelques réticences chez Sander : incompréhension, souci des convenances, fidélité à son Molenbeek natal

 

Bruxelles, 28 janvier 93

 

Mon cher petit Sander,

 

[...]Dans la soirée, si tu n'as rien qui te retienne, compagnes ou compagnons, pousse vers 9 heures à La Taverne anglaise où tu me conduisis la première fois, tu sais, rue des Chartreux. Mais je te répète, il ne faut pas que cela contrarie le moins du monde tes projets et tes distractions. Si tu n'es pas là à neuf heures et demie je conclurai que tu es empêché. Fraternité, égalité, et surtout liberté, n'est-ce-pas ? Bonsoir mon très cher. [...]

 

Et quelques semaines plus tard...

 

[14 mars 1893]

 

Mon bien cher petit Sander,

 

[...] Ces deux jours j'ai eu le cœur tout gros en songeant à toi et en ne te voyant pas. Je me consolais en me disant que tu t'amusais et que tu songerais bien un peu à ton Georges, mais que veux-tu, ta présence m'est devenue indispensable et sans toi je me fais un peu l'effet du personnage de la nouvelle de Chamisso, Peter Schlemil, l'homme qui avait perdu son ombre. Avec cette différence qu'au lieu de mon ombre c'est plutôt ma lumière, mon foyer de vie qui me manque lorsque tu n'es pas là. Mais il nous faut nous aguerrir, nous bronzer. Dieu sait quelles séparations nous réserve la vie, je veux dire de séparations physiques et en dépit de notre volonté ; [...]Je t'aime de plus en plus, mon cher petit ; je t'embrasse de grand cœur et suis ton meilleur

Georges

 

On n'a pas de lettre entre le 27 septembre 94 et le 16 mars 95. Or, dès janvier 95, Sander est fiancé, puisqu'on lit dans le Journal que tient Georges Eekhoud - et qui est toujours inédit -, à la date du 13 janvier :

 

J'étais un peu abattu aujourd'hui, mon élève est allé voir sa fiancée.

 

Par contre, le 28 janvier on lit :

 

Bonne soirée d'émoi avec Sander.

 

Il est certain qu'à cette époque l'univers sentimental d'Eekhoud ressemble à un ciel de giboulées. Ainsi peut-on lire encore, à la date du 29 mars :

 

Hier, matinée triste, froide ; je fais un effort pour me détacher de lui...

 

et, à la date du lendemain, le 30 mars 95 :

 

Hier soir il a été exquis, caressant, affectueux comme je l'ai rarement vu. Et je me suis repris à espérer, à me réjouir, à me saturer de son ineffable et délicieuse présence.

 

Les fiançailles et le mariage de Sander constituent une période extrêmement difficile pour Eekhoud, mais il s'évertue à donner le change et à ne pas laisser percer son désappointement. Cependant, celui-ci éclate parfois :

 

J'aurais tant voulu te voir une minute. Que diable ce dîner de fiançailles ne te prend pas une journée entière... mais passons... Ce sont là des choses qu'on sent mais dont il serait absurde de persuader les autres.

 

La remarque ne devient piquante que si on réalise qu'il s'agit des fiançailles de Sander lui-même avec Adèle Deforge.

Juin 1895. Eekhoud est malheureux. Il s'indigne de la condamnation d'Oscar Wilde et craint de perdre Sander. On l'imagine, une nuit de désespoir jetant ces lignes sur le papier :

 

["Le Tribunal au chauffoir"]

 

Ces lignes sont extraites du "Tribunal au Chauffoir", la nouvelle qu'Eekhoud dédie à Oscar Wilde "martyr païen torturé au nom de la Justice et de la Vertu Protestantes".

Quelques mois plus tard, à la fin de cette année 1895, on peut lire cependant:

 

Bruxelles 12 novembre 1895

 

Mon bien cher petit Sander,

 

Au diable toutes ces stupides réunions et autres sottises politiques qui nous privent du bonheur de nous voir et de travailler, de bavarder et de profiter ensemble de notre grand et fidèle amour! Pour oublier toutes ces tristes séparations, je travaille comme un vrai travailleur de force. [...] Demain j'irai probablement à La Monnaie pour entendre Manon. Alors, si tu es libre et que tu souhaites me voir, viens donc vers 9 ou 10 heures.

Dans l'attente du grand plaisir de te voir et de t'embrasser dès que possible, - ne peux-tu venir le matin ? - je reste de tout mon cœur aimant, à toi pour toujours.

Georges

 

Mille baisers, hélas seulement sur cette feuille de papier ! Et si loin de toi !

 

 

En marge : dimanche j'étais terriblement fatigué et me suis mis au lit à 10 heures. Si j'avais prévu toutes ces soirées de séparation j'aurais vaincu tout de même ma lassitude...

 

Sander épouse Adèle Deforge en 1896. Les relations entre les jeunes époux prennent une tournure qui semble avoir rassuré Eekhoud : Adèle n'est en rien une rivale, elle ne lui a pas fait perdre Sander. La période qui s'étend entre avril 97 et juin 98 constitue dans la vie des deux hommes un long moment de flamboiement de désir et de joie partagée.

 

 

[13 avril 1897] mardi soir

 

 

Mon très cher et divin petit, mon délicieux petit Sander, je suis très triste que tu aies tant de travail à faire, et des choses si stupides pour le journal et pour ton déménagement. J'espère que cela ne durera pas et que tu seras bientôt près de moi, mon très aimant et très aimé petit.[...] Je t'ai écrit, je crois, que Maubel m'avait fait une chronique exquise à propos de Philaster dans la presse de Paris.

Mais viens lire tout cela le plus tôt possible. Car qu'est-ce qu'une aubaine quand tu ne la partages point ? Avec toi la tristesse même acquiert une voluptueuse lancinance, et sans toi il n'y a plus que de l'ennui, du déboire et du dégoût. Tout disparaît, même la grande poésie de la douleur, celle que ne connaissent que les êtres unis jusque dans le tréfonds de leur tout.

 

 

Bruxelles 28 avril 1897

 

My sweetest and dearest little Sander,

 

[...] j'espère pouvoir t'embrasser demain, mon bien aimé petit, et passer encore ces divines heures de communion complète qui nous ont enlevés n'est-ce pas, au dessus de toutes les conventions et de toutes les bassesses vulgaires, qui ont fait de nous des dieux dans le sens absolu de ce mot . Dieux qui s'adorent par-delà les intérêts et les calculs des hommes, par-delà les petits amours bourgeois, sociaux et chrétiens, dieux païens s'il en fut, ouverts aux mâles délices, aux amours qui fortifient et qui relèvent au lieu de déprimer et d'annihiler. O mon bien aimé Sander, quelle félicité est la mienne ! Tu m'auras procuré par ton amour la complète révélation de moi-même et tu es devenu ma conscience, mon meilleur moi-même, l'essence de mes pensées et de mes sentiments, complètement indispensable, de ma chair ou de ma sève !

[...]

Ne manque pas de venir demain, divin petit Sander, et reçois en attendant les baisers nostalgiques et passionnés de ton idolâtre.

Georges

 

 

 

La lettre du 28 juin 98 contient une sorte d'adieu anticipé, comme si Georges Eekhoud devinait qu'un tel état de passion ne pouvait durer toute une vie. Sander a été retenu quelques jours au chevet de sa jeune femme souffrante et Eekhoud lui écrit :

 

J'étais un peu triste ces derniers jours dans ma solitude. Mais cela va déjà mieux... J'ai eu assez de bonheur ces dernières années ! Au revoir mon bien aimé, moi aussi je t'aime, (...) je suis persuadé de l'élévation et de la noblesse de cette grande affection. Puisses-tu en rencontrer dans la vie de semblables autour de toi, c'est un vœu

 

 

L'heure n'en est pas encore venue, mais progressivement les deux ménages vont glisser vers une affection tendre comme l'attestent les photos d'heureuses promenades dominicales qui les montrent réunis.

En 1901, le tournant est pris :

 

Ma femme et Octavie t'envoient ainsi qu'à ta femme leurs bonnes amitiés. Je t'embrasse de tout cœur.

 

Mais à ce moment-là la correspondance porte aussi les traces d'une énorme douleur :

 

Ah que je voudrais vomir la vie.

 

Il est vrai qu'Eekhoud vient de connaître sur le plan professionnel un certain nombre d'échecs liés à l'incompréhension de ses compatriotes.

A partir de 1901, les lettres s'espacent. Pour l'année 1901 nous n'en avons que cinq. Mais pourtant, dans le Journal, à cette époque, on lit :

 

Hier avec Sander par une superbe journée printanière, excursion à Bruxelles Port de Mer (...) Rentré à huit heures. Campagnes et ouvriers admirables.

 

Ce qui prouve bien qu'ils n'ont pas cessé de se voir et qu'une certaine forme de complicité se maintient entre eux.

Le téléphone dans ces années-là, en modifiant la nature des échanges, nous prive il est vrai d'un certain nombre de traces. Mais à la modification de cette correspondance il doit bien y avoir des causes plus profondes. Rien ne permet de désigner un facteur décisif, mais on peut avancer au moins une hypothèse. Les lettres de 1900 sont contemporaines du procès d'Escal-Vigor, le premier roman à évoquer ouvertement un amour entre hommes. Eekhoud sera amené à comparaître devant les Assises de Bruges, "Bruges La Pudeur". Or ce livre, le procès qu'il suscite et les réactions qui en résultent, constituent un tournant dans la vie de Georges Eekhoud. A partir de ce moment-là il ne se voit plus et il ne voit plus tout-à-fait le monde de la même façon : n'intitulera-t-il pas son roman suivant l'Autre Vue ?

Dès 1899, les lettres à Sander portent la trace de ce nous appellerions aujourd'hui un esprit militant. Ainsi lit-on à propos d'Escal-Vigor :

 

Je crois que ce livre consolera et exaltera bien des amours homogéniques et les réconciliera avec eux-mêmes, les rappellera au courage, à la dignité et à l'héroïsme passionnel. je souhaite qu'il arrive à plus d'une adresse de ce genre et qu'il épargne au plus grand nombre possible de ce "sel de la terre" les larmes et la lâcheté, les basses hypocrisies et le vil respect humain !

 

Quelques lettres plus loin, à la date du 16 février 99 on lit encore :

 

Jamais je ne me suis plus senti entouré d'ennemis latents, mais jamais ton amour ne m'a semblé plus vengeur et plus efficace, avec toi je braverais toutes les persécutions et sans toi je me laisserais tout doucement mourir.

 

Sander est probablement incapable de suivre Georges Eekhoud sur ce chemin qui est presque un chemin de guerre. Alors qu'il a généreusement aidé Eekhoud à constituer sa défense en vue du procès d'Escal-Vigor, on peut imaginer qu'il a opéré ensuite un léger repli, effarouché par l'accueil que les homosexuels allemands, qui sont en train de s'organiser, réservent à l'ouvrage.

En janvier 1903, alors même qu'Eekhoud se désigne comme un prolétaire des lettres, Sander Pierron devient propriétaire d'une maison bourgeoise construite par l'architecte de renom Victor Horta dans le quartier prestigieux de l'avenue Louise. Incontestablement il a basculé dans le monde des gens respectables.

 

Malgré l'incontestable distance prise, malgré les effets du temps, cette liaison reste, dans la vie de l'un comme de l'autre, un élément fondamental. Le 25 janvier 1921, l'année qui suit la mort de Cornélie Eekhoud, près de trente ans après leur première rencontre, Sander Pierron écrit à Georges Eekhoud:

 

 

Mon bien cher Georges,

 

J'ai certainement reçu ton beau livre avec quelques jours de retard, car le facteur l'avait remis au n° 157. Je comptais précisément t'écrire, au moment où ce matin j'ai reçu ta si affectueuse lettre. Je te remercie de tout mon coeur et pour Les Dernières Kermesses et pour la si fortifiante dédicace dont tu les as enrichies. Je n'ai fait que parcourir le cher volume, où j'ai aperçu de vieux amis; je compte y consacrer les heures d'un soir très prochain, qui sera un soir d'impressions fortes et délicieuses; car ce sont ces qualificatifs-là qui me viennent à l'esprit chaque fois que je songe aux moments que nous passons ensemble et qui sont devenus si rares. Nous sommes forcés de voir tous les jours des êtres que nous méprisons, ou qui nous sont indifférents, alors que notre âme est loin de ceux que nous aimons et avec lesquels nous voudrions nous trouver. J'espère toujours que des temps meilleurs viendront où disposant d'un peu de liberté, nous pourrons laisser nos pas nous guider vers ceux auxquels vont nos préférences et nos tendresses. Et tu sais quelle affection tu m'as inspirée. Oui, l'autre soir, à ton banquet, je t'ai dit des choses toutes pleines d'émotion. C'était une mince part de celles que, à travers tant d'années, ta bonté a fait naître en moi. Si un jour je me mettais à écrire mes mémoires, ce n'est pas de moi que je parlerais, mais de toi...C'est pourquoi j'espère recueillir mes souvenirs; je pourrais ainsi dire ce que tu as été pour moi, pour d'autres, ce que tu es, quel large esprit et quel vaste cœur constituent ta personne morale... On ne te connaît pas [...] Ton fidèle Sander

 

 

Quelle que soit l'évolution des rapports entre les deux hommes, il est indéniable qu'aux yeux des proches d'Eekhoud le lien privilégié qui a uni Georges et Sander n'a jamais été contesté. La place de Sander n'a jamais été occupée par quelqu'un d'autre.

Le 27 mai 1927, la gouvernante de Georges Eekhoud trouve le vieil homme mort foudroyé par une attaque.

Le jour de l'enterrement, la bière est précédée par les enfants des écoles qui rendent un hommage officiel à l'écrivain et, devant les personnalités du monde politique et du monde des arts, ainsi que le relate la presse, le deuil est conduit conjointement par Alphonse Goethals, neveu du défunt, et par Sander Pierron.

 

 

© Mirande Lucien

 


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