UNE LIAISON SENTIMENTALE DANS LE BRUXELLES 1900
Mirande Lucien
Je voudrais placer en épigraphe à cette intervention une déclaration de Georges Eekhoud publiée dans La Revue blanche en 1902 :
Intervenant ici dans le cadre général de la Gay-Pride, j'ai choisi d'évoquer une liaison sentimentale entre deux hommes dans le Bruxelles 1900. Un jour où, dans le cadre de ma thèse, je travaillais aux Archives de la Littérature à Anvers sur l'écrivain belge Georges Eekhoud, un employé est venu déposer sur ma table trois gros cartons en disant : "dat zijn nog brieven". J'ai découvert 250 lettres adressées toutes au même homme et dont les vedettes étaient particulièrement parlantes : "Mon bien cher petit Sander" "Mon bien-aimé" "Mon adoré" "Mon délicieux petit Sander" "My darling Mouchke" J'ai décidé de faire connaître cette liaison, en publiant les lettres si discrètement conservées qu'elles en étaient presque enfouies. C'est ce Georges Eekhoud, secret et totalement méconnu que j'ai l'ambition de faire accéder à "la revie" Il est né à Anvers en 1854. Bien que d'origine modeste, il a reçu une éducation en langue française, comme la recevaient les bourgeois de son époque, je pense à ses contemporains Verhaeren ou Maeterlinck. Les racines affectives d'Eekhoud sont à Anvers, mais il a passé toute sa vie d'homme adulte à Bruxelles, puisqu'il n'a pas trente ans, en mai 1882 quand il s'installe à Schaerbeek, en compagnie de sa "gouvernante", "Cornelitje", qui deviendra bientôt Madame Cornélie Eekhoud. Elle a sept ans de plus que lui. Ils vivront ensemble presque quarante ans dans la modeste maison de la rue du Progrès dont ils sont locataires. Georges Eekhoud a participé activement pendant les années 80 à la vie tourmentée de trois des quatre revues qui ont fait entrer la Belgique sur la scène artistique européenne. C'est pendant ces années-là qu'il publie ses premières nouvelles, ses Kermesses, et ses premiers romans Kees Doorik, Les Milices de Saint-François et surtout La Nouvelle Carthage, qui lui vaut le prix quinquennal de littérature en 1893. Célèbre dans son pays, il lui faudra attendre d'être publié par Le Mercure de France en 1896 et 1897 pour accéder à la notoriété en France. Originaire d'un milieu libéral, il est sensible à l'injustice sociale et participe avec Fernand Brouez à l'aventure de La Société nouvelle, cette revue méconnue où se fait entendre la voix de tous ceux qui appellent de leurs vœux la Révolution sociale : Kropotkine, Élisé Reclus ou Max Stirner. On le comprendra, même s'il a beaucoup d'amis parmi ceux qui ont créé le POB, Eekhoud se situe toujours à la gauche de la gauche. Il fait partie des fondateurs de la Section d'Art de la Maison du Peuple, des écrivains qui se sont donné pour tâche d'introduire l'Art et l'Idée - comme on dit à l'époque - dans le combat social et qui sont souvent considérés par les tacticiens de la lutte électorales comme des rêveurs ou des idéalistes. C'est à l'occasion d'une de ces réunions dans le grenier de la vieille Maison du Peuple que Sander Pierron a vu Georges Eekhoud, pour la première fois. Sander a dix-neuf ans, il a lu les livres d'Eekhoud il est ébloui par la gloire de cet écrivain en pleine maturité - Eekhoud a 38 ans - et il est séduit par la force de conviction qui se dégage de l'homme. Sander Pierron est originaire de Molenbeek, faubourg industriel donc, il est fils d'artisan et a été amené à travailler très jeune comme ouvrier typographe. Son père est un syndicaliste convaincu et c'est donc tout naturellement que Sander a adhéré à la jeune garde socialiste de sa commune. Mais il a des ambitions qui dépassent le stricte syndicalisme. Il regrette de ne pas avoir pu poursuivre des études et comme d'autres jeunes ouvriers, à la même époque, il est prêt, après avoir déposé la besace, à suivre des cours du soir à l'autre bout de la ville. Avec son ami Frans Fischer -qui lui fera une brillante carrière politique - il fonde en 1892 une revue éphémère : Le Mouvement Social. C'est pour sa revue qu'il ose s'adresser à Georges Eekhoud et lui demander une nouvelle. Eekhoud lui accorde d'abord quelques unes de ses "anciennes pages" et ensuite "Burch Mitsu" qu'il avait pourtant promis à Brouez. Burch Mitsu raconte la révolte des pêcheurs ostendais mis en concurrence avec les anglais. C'est un des rares textes d'Eekhoud syndicalo-militant. La revue ayant capoté, s'en suit un silence de Pierron et c'est Eekhoud qui relance :
Deux jours plus tard, les deux hommes se rendent ensemble à la kermesse de Dilbeek et, dans la semaine, Eekhoud écrit :
Mais les premières approches sont faites à patte de velours : Sander est mineur...
Imaginons les yeux brillants de Sander à qui Eekhoud ouvre de nouvelles perspectives en lui apprenant l'anglais, puis l'allemand et en l'initiant ainsi à la lecture de Shakespeare et de Goethe. Eekhoud - qui a l'époque est chroniqueur artistique pour différents journaux - lui donne l'occasion d'assister à des spectacles, de voir des expositions. Il le fera entrer par la suite à L'Indépendance belge comme journaliste. Eekhoud, lui, éprouve la joie d'être admiré et écouté, de transmettre une sorte de feu, sentiment éminemment pédérastique.
Eekhoud doit bien sentir de temps en temps quelques réticences chez Sander : incompréhension, souci des convenances, fidélité à son Molenbeek natal
Et quelques semaines plus tard...
On n'a pas de lettre entre le 27 septembre 94 et le 16 mars 95. Or, dès janvier 95, Sander est fiancé, puisqu'on lit dans le Journal que tient Georges Eekhoud - et qui est toujours inédit -, à la date du 13 janvier :
Par contre, le 28 janvier on lit :
Il est certain qu'à cette époque l'univers sentimental d'Eekhoud ressemble à un ciel de giboulées. Ainsi peut-on lire encore, à la date du 29 mars :
et, à la date du lendemain, le 30 mars 95 :
Les fiançailles et le mariage de Sander constituent une période extrêmement difficile pour Eekhoud, mais il s'évertue à donner le change et à ne pas laisser percer son désappointement. Cependant, celui-ci éclate parfois :
La remarque ne devient piquante que si on réalise qu'il s'agit des fiançailles de Sander lui-même avec Adèle Deforge. Juin 1895. Eekhoud est malheureux. Il s'indigne de la condamnation d'Oscar Wilde et craint de perdre Sander. On l'imagine, une nuit de désespoir jetant ces lignes sur le papier :
["Le Tribunal au chauffoir"]
Ces lignes sont extraites du "Tribunal au Chauffoir", la nouvelle qu'Eekhoud dédie à Oscar Wilde "martyr païen torturé au nom de la Justice et de la Vertu Protestantes". Quelques mois plus tard, à la fin de cette année 1895, on peut lire cependant:
Sander épouse Adèle Deforge en 1896. Les relations entre les jeunes époux prennent une tournure qui semble avoir rassuré Eekhoud : Adèle n'est en rien une rivale, elle ne lui a pas fait perdre Sander. La période qui s'étend entre avril 97 et juin 98 constitue dans la vie des deux hommes un long moment de flamboiement de désir et de joie partagée.
La lettre du 28 juin 98 contient une sorte d'adieu anticipé, comme si Georges Eekhoud devinait qu'un tel état de passion ne pouvait durer toute une vie. Sander a été retenu quelques jours au chevet de sa jeune femme souffrante et Eekhoud lui écrit :
L'heure n'en est pas encore venue, mais progressivement les deux ménages vont glisser vers une affection tendre comme l'attestent les photos d'heureuses promenades dominicales qui les montrent réunis. En 1901, le tournant est pris :
Mais à ce moment-là la correspondance porte aussi les traces d'une énorme douleur :
Il est vrai qu'Eekhoud vient de connaître sur le plan professionnel un certain nombre d'échecs liés à l'incompréhension de ses compatriotes. A partir de 1901, les lettres s'espacent. Pour l'année 1901 nous n'en avons que cinq. Mais pourtant, dans le Journal, à cette époque, on lit :
Ce qui prouve bien qu'ils n'ont pas cessé de se voir et qu'une certaine forme de complicité se maintient entre eux. Le téléphone dans ces années-là, en modifiant la nature des échanges, nous prive il est vrai d'un certain nombre de traces. Mais à la modification de cette correspondance il doit bien y avoir des causes plus profondes. Rien ne permet de désigner un facteur décisif, mais on peut avancer au moins une hypothèse. Les lettres de 1900 sont contemporaines du procès d'Escal-Vigor, le premier roman à évoquer ouvertement un amour entre hommes. Eekhoud sera amené à comparaître devant les Assises de Bruges, "Bruges La Pudeur". Or ce livre, le procès qu'il suscite et les réactions qui en résultent, constituent un tournant dans la vie de Georges Eekhoud. A partir de ce moment-là il ne se voit plus et il ne voit plus tout-à-fait le monde de la même façon : n'intitulera-t-il pas son roman suivant l'Autre Vue ? Dès 1899, les lettres à Sander portent la trace de ce nous appellerions aujourd'hui un esprit militant. Ainsi lit-on à propos d'Escal-Vigor :
Quelques lettres plus loin, à la date du 16 février 99 on lit encore :
Sander est probablement incapable de suivre Georges Eekhoud sur ce chemin qui est presque un chemin de guerre. Alors qu'il a généreusement aidé Eekhoud à constituer sa défense en vue du procès d'Escal-Vigor, on peut imaginer qu'il a opéré ensuite un léger repli, effarouché par l'accueil que les homosexuels allemands, qui sont en train de s'organiser, réservent à l'ouvrage. En janvier 1903, alors même qu'Eekhoud se désigne comme un prolétaire des lettres, Sander Pierron devient propriétaire d'une maison bourgeoise construite par l'architecte de renom Victor Horta dans le quartier prestigieux de l'avenue Louise. Incontestablement il a basculé dans le monde des gens respectables.
Malgré l'incontestable distance prise, malgré les effets du temps, cette liaison reste, dans la vie de l'un comme de l'autre, un élément fondamental. Le 25 janvier 1921, l'année qui suit la mort de Cornélie Eekhoud, près de trente ans après leur première rencontre, Sander Pierron écrit à Georges Eekhoud:
Quelle que soit l'évolution des rapports entre les deux hommes, il est indéniable qu'aux yeux des proches d'Eekhoud le lien privilégié qui a uni Georges et Sander n'a jamais été contesté. La place de Sander n'a jamais été occupée par quelqu'un d'autre. Le 27 mai 1927, la gouvernante de Georges Eekhoud trouve le vieil homme mort foudroyé par une attaque. Le jour de l'enterrement, la bière est précédée par les enfants des écoles qui rendent un hommage officiel à l'écrivain et, devant les personnalités du monde politique et du monde des arts, ainsi que le relate la presse, le deuil est conduit conjointement par Alphonse Goethals, neveu du défunt, et par Sander Pierron.
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