Texte paru dans la revue homosexuelle Juventus n° 1 (15 mai 1959, p.40)
La parution en librairie de "L'Exilé de Capri", de Roger Peyrefitte,
dont le héros est Jacques Fersen d'Adelsward, donne à "Juventus"
l'occasion de ressortir cette chronique non conformiste de Charles-Louis
Philippe, parue dans "le Canard Sauvage" à la date du
1er août 19031. Cette page est d'autant plus remarquable qu'on ne peut
pas accuser Charles-Louis Philippe d'avoir eu des goûts "contre nature"!
Aucun d'eux ne te valait, Jacques d'Adelsward. Tu avais des corsets, des cravates plus belles encore, des bijoux, des bracelets, des soies, des velours et des cheveux blonds qui étaient plus beaux que les nôtres. Tu jouais à la raquette, tu renvoyais les rires "comme un volant" . Tu foulais nos boues d'un escarpin bien stylé. On espérait que tu serais Sully Prudhomme ou François Coppée. Et ce n'était pas assez pour ta jeune gloire. Ebauches et débauches... Tu avais Dieu et Satan, le temple, l'autel et la messe noire.
Du reste, il vaut mieux n'en pas parler. Je me souviens, un soird'automne, dans mon enfance, de deux trimardeurs assis au bord d'un fossé. Ils se passaient un bras autour du cou, ils se rapprochaient bien près l'un de l'autre, ils se pressaient la main et s'embrassaient. La vie leur était dure comme un grand trimard, mais ils unissaient leur coeur. Ils n'avaient pas de femme, pas de mère, pas de frère ; alors chacun d'eux fut pour l'autre une femme, une mère et un frère. J'avais quinze ans -- on apprend beaucoup de choses au collège. Je compris. Je me dissimulai derrière une haie pour qu'ils ne pussent me voir et je sus qu'il était bien qu'un homme fût pour un autre.
0 Jacques d'Adelsward, il en est d'autres. Il est des hommes au grand coeur que la Nature a confondus et qui portent cette étrange passion comme un fardeau.Ils n'ont besoin ni de préfaces d'Edmond Rostand, ni de corsets, ni de bijoux, ni de messes noires. Ils se portent avec fièvre mais avec simplicité. Et qui de nous les condamnera ? Qui est assez hardi pour condamner quelqu'un dans sa chair et dans son sang ?
Tu nous eusses dégoûté d'eux et d'Oscar Wilde qui a tant souffert. Mais ton malheur vient en son temps. Bienheureux s'il te ramène au rang de plusieurs d'entre eux que nous aimons. Tu t'es cru placé au-dessus de la nature humaine. Tu y reviendras avec nous. Ne te crois pas déshonoré. Nous portons d'autres passions, et toute passion est bonne et grande et normale puisqu'elle existe.
Charles-Louis PHILIPPE.