Article paru dans le Numéro 389 du 12 octobre 1989 du journal Gai Pied Hebdo (France)

Un pionnier de l'homoliberté

Avec Marc-André Raffalovitch, l'homosexualité cessait d'être une inversion monstrueuse de l'hétérosexualité.


par Patrick Cardon

On connaît Oscar Wilde et son ami Lord Alfred Douglas: un couple légendaire et fatal. On connaît moins un couple qui fut tout aussi actif dans le mouvement esthétique homosexuel: Marc-André Raffalovitch et John Gray. C'est surtout le premier qui nous retiendra ici, mais le second n'a pas un nom qui peut nous laisser indifférent: vous l'avez deviné, c'est le modèle du célèbre Portrait de Dorian Gray. John s'en défendit et intenta un procès au journal qui l'affirmait. Il le gagna mais une lettre autographe de Gray à Wilde découverte en 1961 dans une édition originale du Portrait ne laisse aucun doute. Elle commence par Mon cher Oscar et finit ainsi: A vous pour toujours, Dorian.

Marc-André Raffalovitch est né à Paris le 11 septembre 1864, premier fils de Hermann et de Marie Raffalovitch, tous deux natifs d'Odessa. Quand il fut décrété en Russie que tous les juifs devaient soit devenir chrétiens soit quitter le pays, Hermann s'enfuit à Paris où il se bâtit une belle position dans les milieux de la banque. Sa femme Marie, beaucoup plus jeune que lui, était sa nièce et lui avait été promise dès le berceau pour des raisons financières. Elle lui survécut un bon nombre d'années mais déjà, à la naissance de son troisième enfant, elle informa son mari qu'elle voulait dorénavant vivre pour elle-même, et se plongea aussitôt dans l'étude de l'arabe. Elle parlait huit langues et recevait beaucoup dans une maison dont la salle à manger à elle seule était vaste comme une chapelle. Elle recevait parfois tellement de gens que les enfants devaient dormir dans les escaliers. Elle était l'amie et la confidente du médecin et penseur Claude Bernard qui lui adressa les Lettres beaujolaises. Mme Raffalovitch avait deux soeurs: l'une d'elles était mariée à un érudit italien, spécialiste de littérature finlandaise, et l'autre à un noble français, le comte Chaptal. Un fils de cette dernière, le vicomte Anatole Chaptal fut évêque auxiliaire du diocèse de Paris. Marc-André en fut très fier.

Hermann et Marie Raffalovitch virent leurs aînés atteindre des positions enviées. Arthur, leur premier fils né en Russie, est encore célèbre pour ses livres d'économie. Il fut le responsable financier du Journal des débats, le conseiller privé et l'attaché commercial de l'ambassade de Russie à Paris. A l'époque de l'emprunt russe. c'était une place en or! Le troisième enfant, Sophie épousa catholiquement le leader nationaliste irlandais, membre du Parlement, William O'Brien. Leur rencontre vaut la peine d'être relatée: lorsque Mlle Raffalovitch lut dans la presse que O'Brien était arrêté pour activités patriotiques et que en prison, il était maltraité et manquait d'habits de rechange, elle lui fit parvenir une douzaine de pyjamas en soie. A sa libération, O'Brien vint directement à Paris et lui demanda sa main. Ils vécurent heureux, en Irlande, où Mme veuve Raffalovitch les rejoignit.

UN MARIAGE ESTHETIQUE

Marc-André était très attaché à sa mère. Celle-ci par contre ne l'aimait guère. On dit qu'il était trop laid: de petits yeux noirs et mobiles et une grande bouche. Ses portraits sont effectivement peu flatteurs, sauf un au profil avantageux. Si certaines personnes pensaient qu'il n'était pas hideux mais seulement ordinaire, d'autres le jugeaient si glorieusement laid que le dire ordinaire aurait été une insulte.

C'est à sa naissance que sa mère décida de reprendre son indépendance et bien qu'elle le fît élever à Paris, elle l'encouragea à s'établir en Angleterre où il débarqua, accompagné d'une gouvernante, à dix-huit ans en 1884. Il ne resta pas longtemps à l'université d'Oxford et il s'établit à Londres où il commença à fréquenter les cercles littéraires et artistiques. Comme il était loin d'être démuni, il reçut beaucoup, dans l'espoir de créer un salon littéraire. Son aspect extérieur de riche étranger prévint quelques personnes contre lui - surtout Oscar Wilde et Irène Pager (Vernon Lee) - et ses espoirs ne se réalisèrent pas. Le refus de Wilde est fameux: Pauvre André! Il est venu à Londres dans l'intention de lancer un salon et il n'a réussi qu'à ouvrir un restaurant.

John Gray était d'origine plus modeste. Son père, écossais, était maître-charpentier au chantier Woolwich. Il eut neuf enfants de sa femme. Le jeune John était friand de promenades et d'explorations dans Londres et sa banlieue. Plus âgé, il aimera souvent se lever aux aurores, prendre quelque chose dans le garde-manger et laisser à sa mère sur la table de cuisine un mot selon lequel il ne reviendrait pas de la journée. Son grand-père paternel était peut-être gitan. Aussi a-t-on supposé qu'il rejoignait des gitans au cours de ses promenades. Après avoir occupé plusieurs petits emplois, il travailla au Foreign Office. Il avait vingt-deux ans. Un séjour en Bretagne, chez un ami, le sensibilise à la foi catholique. Tout au début de sa carrière de fonctionnaire, John Gray commença à être connu comme poète et fashionable man. Il devint assidu des premières et fréquenta les clubs d'amateurs de théâtre et de poésie. Il entretint des relations amicales avec Oscar Wilde, Audrey Beardsley et d'autres écrivains et artistes en vue. Un de ses amis les plus proches en ce temps-là fut le poète Pierre Louÿs qui, le premier, lui rendit visite aux Plowden Buildings, le 17 juin 1892.

_ C'est dans les appartements d'Arthur Symons, au Fountain Court dans le temple, que Gray allait rencontrer le jeune homme qui deviendra le plus cher de ses amis: Marc-André Raffalovitch. Cette amitié allait durer quarante ans. Peu après qu'ils se furent rencontrés, Gray devint un habitué de la maison de Raffalovitch à Paris. Il y rencontra Mallarmé et les autres écrivains symbolistes dont il traduisit des poèmes en anglais. Il contribua occasionnellement à des périodiques parisiens du moment, surtout à L'Ermitage, et à La Revue blanche.

Avant la rencontre de son ami, Raffalovitch avait publié en 1884 Cyril And Lionel, volume d'études sentimentales, en 1885 Tuberose And Meadowstreet, à propos duquel Oscar Wilde le taquina gentiment. John Gray ne publia son premier ouvrage qu'en 1892: Silverpoints. Ce joli petit livre fut illustré par Charles Ricketts. Sa grande originalité: une marge tellement large qu'elle ne laissait couler du texte qu'un étroit filet. Jalouse, une amie conseilla à Oscar Wilde de faire mieux et plus en faisant publier un livre toute-marge, plein de belles pensées inexprimées, relié en peau parsemée d'attrayants nénuphars, décoré à l'or par Ricketts ou Shannon et imprimé sur japon.

Tout en écrivant individuellement leurs livres, Gray et Raffalovitch collaboraient maintenant pour le théâtre. La première oeuvre commune des deux amis, The Blackmailers, fut donnée en matinée au Théâtre du prince de Galles, le 17 juin 1894. Ce fut un triomphe. Le sujet en était l'influence sinistre qu'exerçait sur un jeune imbécile un certain Claude Price. C'était le portrait sordide et repoussant du chantage qui sévissait dans le monde; Beardsley devait illustrer un dialogue dramatique, The Northern Aspect, mais le projet n'eut pas de suite.

En 1895, Gray prenait une nouvelle orientation spirituelle et préféra composer des calendriers liturgiques. Raffalovitch eut la même réaction. De plus, cette année-là, les conséquences du procès Queensberry, l'arrestation et la condamnation d'Oscar Wilde brisèrent les cercles littéraires et mondains de Londres. Quelqu'un aurait dit, avec une exagération pardonnable: A Londres, toutes les valises sont prêtes en cas de départ précipité.

A l'automne 1895, Raffalovitch publia à Paris un petit livre intitulé L'affaire Oscar Wilde. Gray et Raffalovitch connaissaient Wilde; Gray en particulier. Dans son Epistola: in carcere et vinculi, mieux connu sous le titre De profundis, Wilde, s'adressant à Alfred Douglas, écrit: Je commencerai à vous dire que je me blâme fort... Je me blâme d'avoir permis une amitié inintellectuelle, une amitié dont le but principal n'était pas la création et la contemplation des belles choses qui domina toute ma vie. Tout d'abord, le fossé entre nous était trop grand... Quand je compare mon amitié avec vous et celle d'hommes plus jeunes encore, comme John Gray et Pierre Louÿs, j'ai honte. Ma vraie vie, ma vie supérieure était avec eux et leurs semblables.

LES ARCHIVES D'ANTHROPOLOGIE CRIMINELLE

En 1896, Raffalovitch réimprima L'affaire Oscar Wilde dans un livre plus ambitieux intitulé Uranisme et unisexualité, qui fut publié dans une importante série de travaux scientifiques éditée par le fameux médecin légiste, le Dr Lacassagne. C'est un travail remarquable, et il n'est pas surprenant que son auteur soit parfois cité dans les bibliographies comme docteur Marc-André Raffalovitch, alors qu'il n'a jamais fait d'études ni en médecine ni en aucune autre discipline universitaire. Pour le lecteur ordinaire, la partie la plus intéressante de ce livre est le chapitre sur l'affaire Oscar Wilde. Dans ces quarante-sept pages, Raffalovitch rassemble ses souvenirs sur Wilde et Alfred Douglas, alors qu'il les voyait au Palais-Royal, aux premières et en d'autres occasions. Bien sûr, comme le dit Montgomery Hyde, Raffalovitch n'affiche pas une grande sympathie pour Oscar Wilde; il n'en avait aucune raison. Mais dans cet essai, il stigmatise l'hypocrisie fondamentale du code moral britannique contemporain et ses professions de foi chrétienne tout extérieures; et il proteste fort contre l'anomalie et l'injustice de la section II de l'amendement du Code pénal de 1886, la charte des maîtres chanteurs. D'autre part, et depuis 1894, Raffalovitch envoyait régulièrement des articles passionnés sur l'homosexualité à la revue française Archives d'anthropologie criminelle dont le directeur était le Dr Lacassagne. Et ce jusqu'en 1913.

Il n'en fut pas de même pour Gray qui reçut la prêtrise. Il aurait rencontré un matin, alors qu'il remontait Coventry street, près de Leicester square, un inconnu qui l'aurait entretenu d'une manière qui l'aurait ébranlé tout à fait. Il aurait continué sa route jusqu'à la toute proche Notre-Dame de France et se serait agenouillé devant l'image de la Vierge. Quelques minutes plus tard, à son avis, il aurait remarqué qu'il faisait sombre; et une vieille dame portant des clefs serait venue à lui et lui aurait dit qu'elle allait fermer. C'était la nuit: il était resté agenouillé toute la journée. Ce décadent repenti se trouva fort bien dans le Cowgate, banlieue misérable d'Edimbourg: là où les policiers les plus vigoureux ne circulaient pas seuls, frère Gray n'avait pas besoin de protecteur. Et, au plus tard et au plus sombre de la nuit, il se promenait le plus joyeusement du monde, perdu dans ses recueillements et ses dévotions. Il n'oublia pas pour autant ses amis et en particulier Beardsley dont il rendit les derniers jours aussi heureux et paisibles que possible. Il fit paraître de lui des Lettres qu'il préfaça. Raffalovitch vint habiter Edimbourg et fit pratiquement construire pour son ami l'église Saint-Pierre. A Edimbourg, Raffalovitch tint le salon qu'il n'avait pu créer à Londres:

Il y régnait une ambiance très fin de siècle. Seule la beauté attirait André, si elle était de quelque façon bizarre ou exotique, ou du moins étrange. Il y avait toujours quelque volume relié, magnifique et inattendu, sur une table, près de fleurs choisies spécialement pour relever sa couleur. Raffalovitch fut admis au tiers ordre dominicain en mai 1898 et prit le nom de frère Sébastien (!). Un Sébastien qui renvoya les flèches du martyre dans les Archives d'anthropologie criminelle, sept ans plus tard.

Les Archives d'anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie normale et pathologique parurent en 1886. Leur directeur, Alexandre Lacassagne, professeur titulaire de la chaire de médecine légale de Lyon, est lui-même l'auteur de l'article Pédérastie du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales dont le tome XXII sort en 1886. En 1893, il préfacera la thèse sur l'inversion sexuelle du Dr Chevalier (Paris, Masson). Ces Archives sont des publications mensuelles d'au moins quatre-vingts pages de ce qu'on appellera l'école lyonnaise et pour ainsi dire l'école française d'anthropologie criminelle, qui défendra face, à l'école italienne de Lombroso, la théorie culturaliste (selon laquelle la société a les criminels qu'elle mérite) de la naissance du criminel. Après la Première Guerre mondiale, elle sera dépassée par les analyses marxistes.

_ C'est dans les Archives que Marc-André Raffalovitch va se faire une solide réputation de spécialiste du domaine homosexuel. Il était pourtant poète et c'est donc grâce à un littéraire que certains homosexuels et une certaine homosexualité vont recevoir une image positive face à l'aspect pathologique et criminogène retenu par les scientifiques français. C'est aussi M.-A. Raffalovitch qui va, sinon introduire, du moins populariser le mot qui pare, et on sait combien les mots sont importants dans les phénomènes de désignation, de consignation et d'assignation. Ce mot est celui d'hétérosexualité mis enfin de front avec celui d'homosexualité. Ce n'était plus l'inversion ou le sentiment contraire qui exprimait une anormalité, mais plutôt une variante de la sexualité.

Ces audaces n'ont été possibles que dans une revue scientifique. De plus, elles émanaient de quelqu'un d'origine étrangère et leur lieu d'émission même était un pays étranger: nul n'est prophète en son pays. C'est par la petite porte que M.-A. Raffalovitch entre dans les Archives, celle d'une réponse à un questionnaire intitulé Enquête sur le langage intérieur, et lancé par le Dr Saint-Paul sous le pseudonyme de Laupts à l'adresse de tous les observateurs de toutes les professions. Cette simple réponse entraînera sous les auspices de Lacassagne une collaboration de plus en plus étroite liant toujours littérature, science et homosexualité. Il va jusqu'à organiser, à l'intérieur même des Archives des Annales de l'unisexualité, préfigurant ainsi ce que seront celles d'Hirschfeld en Allemagne quelques années plus tard. Des résistances à cet extraordinaire dynamisme vont interrompre son projet, du moins sous cette forme. Une dernière tentative du même genre, intitulée Chroniques de l'unisexualité, aura lieu en 1897 puis en 1909 mais sera emportée par la vague allemande.

L'INVERSION ACQUISE OU INNEE

En cette proche fin de siècle, l'homosexualité n'est que de l'inversion étroitement liée à la prostitution. Raffalovitch, en séparant les deux notions, les fait s'évanouir et les remplace par deux autres: l'inversion acquise et l'inversion innée. La première est source de tous les vices, comme la paresse; elle est le produit de la débauche et de la dégénérescence. Surtout, elle est criminogène. La seconde peut être éduquée et ne doit pas être réprimée. Il la dégage du schéma hétérosexuel: l'inverti supérieur, - c'est son terme - aime son congénère; c'est le viril qui aime le viril et qui sait maîtriser ses instincts. Nous sommes proches ici des théories de la camaraderie amoureuse chères à Walt Whitman pour lequel Raffalovitch ne cachera pas son admiration, et de l'amour homogène d'Edward Carpenter.

En 1894, Raffalovitch donne ses Quelques observations sur l'inversion sexuelle où il emploie le terme d'unisexuel. Un unisexuel qu'il conforte dans son identité d'égalité en déclarant que l'unisexuel qui s'essaye à la bisexualité devient aussi corrompu que l'homme sexuel normal qui s'essaye à l'unisexualité. La perversion, c'est le passage de l'une à l'autre; il distingue aussi l'unisexuel qui peut devenir un inverti supérieur, de l'efféminé qu'il assimile au débauché. Voilà pour la première intervention de Raffalovitch en guise de réponse à l'enquête, enquête qui se poursuivra jusqu'en 1896 avec la parution d'une Confession qui aurait été transmise par Emile Zola et écrite par un noble italien.

C'est à propos de ce roman d'un inverti (Gai Pied 1, 2, 3, 4 et 5) que Raffalovitch fait publier trois pages sur l'éducation des invertis. Ce n'est plus une simple réponse à une enquête, c'est une véritable collaboration. Il prend même l'initiative d'une nouvelle enquête et fait appel aux psychologues, instituteurs, à tous ceux qui ont l'intelligence et les matériaux, s'arrogeant ainsi la place de Saint Paul. L'inversion, dit-il, va devenir un des problèmes de l'avenir. Il dégage l'inversion de la perversion et adopte le terme d'homosexualité qu'il puise chez Max Dessoir. Il existe désormais une profonde différence entre l'homosexualité et l'hétérosexualité. Les termes deviennent indépendants l'un de l'autre et sont nés en même temps. Il s'agit de jumeaux sémantiques, et l'un n'est plus le monstre, l'inverti de l'autre. L'un ne se pose plus par rapport à l'autre: c'est une véritable révolution. L'inversion telle qu'on l'entendait existe toujours mais en tant que perversion de l'homosexualité elle-même. La loi générale de l'attraction des sexes est abolie d'un coup: la passion de la similarité est déclarée aussi enracinée que celle du contraste sexuel. Elles dérivent toujours, selon Max Dessoir, repris par M.-.A. Raffalovitch, d'un état intermédiaire qui les précède et nommé l'indifférence sexuelle. Il faut donc selon M.-A.R. repérer l'inverti le plus tôt possible et lui donner une éducation spéciale à l'usage des invertis de naissance. Ainsi naîtra l'inverti supérieur, sans difformités physiques ni nerveuses, ni efféminé, ni féminiphile.

Dans L'uranisme, synonyme de l'homosexualité innée. Raffalovitch exige l'égalité: Parce qu'on ne réprime pas l'hétérosexualité, l'homosexualité doit être également favorisée. Il aboutit même dans son élan à une inversion (décidément!) des problématiques: la répression de l'hétérosexualité est un des problèmes de l'avenir. Il triple la lutte des classes et des sexes par celle des sexualités. C'est du militantisme. L'inverti supérieur et ses exagérations, c'est de la diplomatie. Il nous le fait entrevoir par divers clins d'oeil. L'observateur dresse une liste infinie des sensibilités homosexuelles pareilles au nombre des hétérosexuelles, pour conclure qu'il n'y a pas de ligne de démarcation entre les deux. Raffalovitch, enfin, généralise sa notion d'éducation: Le petit hétéro le plus précoce pourrait être rendu psychiquement hermaphrodite par l'éducation adaptée à son cas et le petit uraniste le plus inverti pourrait également être rendu psychiquement hermaphrodite, c'est-à-dire rapproché de l'hétérosexuel, si nous savions élever nos enfants ou les enfants des autres.

Cette entrée en force de M.-A.R. faillit tourner court. En effet, un compte rendu de son ouvrage L'uranisme et l'unisexualité au sein même des Archives lui est tout à fait défavorable, l'auteur jugeant la notion d'inverti supérieur par trop littéraire et préférant revenir à la notion plus scientifique de primauté de la loi de reproduction. C'est une sorte de désaveu: la tentative des Annales de l'unisexualité, titre plus prestigieux que les quelques Notes de psychologie normale et pathologique sous lesquelles M.-A.R. intervenait, échouait. Une autre tentative, plus timide, n'apparaîtra que dix ans plus tard, sous le nom de Chroniques.

Dans les Notes de psychologies normale et pathologique, et les Revues critiques, Raffalovitch s'occupera surtout de littérature, comprise comme l'illustration de ses théories: les biographies de J.-A. Symonds, poète, historien, essayiste et collaborateur du sexologue Havelok-Ellis, du voyageur Richard Burton, rapporteur de Mille et une nuits sulfureuses, les Confessions de Verlaine, celles du chanteur Otto de Joux, les romans d'Adolph Wilbrand, de Maurice Barrès, de Rachilde. Entre 1897 et 1907, c'est-à-dire entre les Annales et les Chroniques, il maintient sa collaboration. Malheureusement, il se lancera dès 1904 dans une polémique ridicule contre les Allemands dont il jalousait la prospérité des recherches. Ridicule car il s'agit de savoir qui de Paris ou de Berlin est la plus grande Sodome, et cela avec la complicité malsaine de l'écrivain J.-K. Huysmans. Malheureusement, car l'oeuvre de Raffalovitch elle-même va perdre de son originalité: le Comité scientifique humanitaire (CSH) de Berlin, dirigé par Magnus Hirschfeld, va envahir les colonnes des Archives sous la plume du bibliographe du Jahrbuch für Sexualzwischenstufen (annales des sexualités intermédiaires, organe du CSH), Numa Praetorius, qui signera d'autres articles sur les hermaphrodites (le CSH défend la théorie du troisième sexe!) sous son vrai nom: Eugen Wilhelm. Les méthodes allemandes soutenues par une mobilisation massive ont triomphé. Le Jachbuch est devenu trimestriel l'année, 1912, où Ladame, dans les Archives, signe des Chroniques allemandes. A Francfort, le Dr Max Marcuse fait paraître sa revue Sexual Problem, et le Dr Krauss son Anthropophyteia ou Annuaire des recherche folkloristes concernant le développement de la morale sexuelle, à Vienne.

Néanmoins, Raffalovitch aura ouvert la voie. Il passe la main et sa succession s'ouvre sur un très beau texte de Westermark sur L'amour homosexuel qui suit un essai de Simac sur Le problème de la bisexualité. Raffalovitch aura préparé les mots et esquissé les notions, c'est une nouvelle génération qui prend la relève. 

PATRICK CARDON

Bibliographie sommaire:

John Gray: Park. Roman traduit par Paul Rosenberg. Lieu commun, 1987.

Claude Courouve: Vocabulaire de l'homosexualité masculine B , "Paris, Payot, 1985.

Jean-Claude Feray: Une histoire critique du mot homosexualité, in Arcadie n° 325 à 328, Paris, 1981.

Patrick Cardon: Discours littéraire et scientifique fin de siècle, étude des Archives d'anthropologie criminelle B , "du Dr Lacassagne (1886-1914). Doctorat de 3e cycle en lettres et sciences humaines. Université de Provence, Aix-en-Provence, 1984.

Two Friends, J. Gray and A. Raffalovitch... édité par Brocard Sewell, St. Albert's press, 1963.Timothy d'Arch Smith: Love In Earnest, Routledge, 1970.


Copyright Patrick Cardon © 1989

 


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