Conférence prononcée le 13 juin 1998 à Paris, lors de la
6e Journée de l'Association Nationale des Etudes Féministes consacrée à :
"Lien sexuel, lien social. Sexualités et reconnaissance juridique".

La RECONNAISSANCE du COUPLE HOMOSEXUEL :
NORMALISATION ou REVOLUTION SYMBOLIQUE ? [1]

Marie - Jo Bonnet
1998




1) L'institutionnalisation du couple homosexuel : une révolution symbolique


C'est un sujet difficile car nous avançons sur un terrain neuf, et n'avons pas de modèles de comportement auxquels nous référer. Les seuls exemples d'unions contractées entre personnes du même sexe que j'ai trouvé dans le passé européen se sont très mal terminés. Dans la France paysanne du XVIe siècle, des femmes se sont mariées avec une autre femme déguisée en hommes. Découvertes, elles ont été condamnées à mort et exécutées [2] . Dans l'Italie de la Renaissance, 8 Portugais se sont épousés masle à masle à la messe avec même cérémonies que nous faisons nos mariages, rapporte Montaigne dans son Voyage en Italie. Ils ont été arrêtés et brûlés [3] .

Le couple homosexuel n'a jamais été intégré à l'ordre symbolique qui règle l'alliance (hétérosexuelle) et instaure le passage de la nature à la culture selon l'idée que le règne de la nature est livré à la loi de l'accouplement.

Les règles matrimoniales instaurent l'alliance entre hommes et femmes sur la base de l'interdit de l'inceste et la répression de l'homosexualité (sauf dans l'antiquité grecque où l'acte homosexuel masculin est institutionnalisé dans la paiderestia [4]).

En outre, les règles d'alliance légitiment la domination de l'homme sur la femme. Il s'agit de s'approprier le corps des femmes pour s'assurer le contrôle de la fécondité féminine par la pureté de la lignée spermatique. Il s'agit aussi d'échanger les femmes entre hommes, comme on échange les biens. La transmission du patrimoine est au coeur des règles d'alliance, et elle se fait par le biais de la filiation et le Nom du Père. Femmes, biens, mots, apparaissent homogènes selon la théorie de l'échange formalisée par Levi-Strauss.

L'alliance a donc été instituée au prix d'une répression de l'homosexualité qui a été de ce fait placée hors de la culture, et par conséquent de la symbolique du couple, de l'union, de la généalogie et de l'amour. Cela n'a pas empêché le Patriarcat de mettre en place un pouvoir masculin fondé sur la sublimation de l'homosexualité. L'Eglise, l'Armée, la Politique ont été jusqu'à une période très récente les Institutions clés de cette sublimation. La reconnaissance du couple se pose donc en termes différents selon qu'il s'agit d'hommes ou de femmes.

On s'en rend compte très vite dès qu'on analyse les formes historiques de la répression de l'homosexualité selon les sexes.
L'accouplement homosexuel masculin a été délibérément stigmatisé et renvoyé:

- à la contre nature sous l'Ancien Régime, passible du bûcher,

- à la perversion à partir du XIXe siècle, l'inversion, etc. la norme sexuelle apparaît avec la mise en place de la polarité homo / hétéro qui remplace la polarité homme/femme précédente.

Pour les femmes, il n'y a pas d'accouplement mais "frottements". Les humanistes désignent les lesbiennes sous le nom de "tribade ", mot qui vient du grec tribein et signifie frotter, d'entrefrotter. Cette désignation perdure jusqu'à la fin du XIXe siècle. Les lesbiennes sont donc reconnues, certes, mais en fonction d'une sexualité dévalorisée qui les réfère à la norme masculine.

- Renvoyées à l'imitation de l'homme et la contrefaçon. La "femme sans homme" est un monstre. Là où il n'y a pas d'homme il y a sa contrefaçon, sa caricature, et au XXe siècle avec Freud "l'envie du pénis". L'union entre femmes est l'impensé de la culture patriarcale, car trop dangereux. Le couple de femmes est vu comme une reproduction du couple hétérosexuel où n'est visible que celle qui fait "l'homme". L'autre n'a pas de nom. La répression frappe uniquement les femmes qui veulent changer de statut social, par le biais du mariage entre femmes notamment.

Mais l'art a mis en place une image complètement différente du couple de femmes qui pose la question de la représentation de la sexualité féminine. Comment montrer le désir féminin, de quoi est-il fait, et qu'est-ce qu'un(e) artiste montre exactement lorsqu'il/elle montre une couple de femmes nues enlacées.

La reconnaissance du couple homosexuel est donc une révolution symbolique fondamentale, une des plus grandes révolutions symboliques depuis la Renaissance. Le couple n'est plus appréhendé sous l'angle de l'accouplement animal, pulsionnel, mais comme union sexuelle entre deux personnes, restituant à la relation sexuelle sa dimension initiatique de rencontre de l'autre et de voie vers le sacré.

Le désir est un mystère à respecter comme tel car il ne choisit pas toujours de s'exprimer selon les voies majoritaire ment reconnues. Les orientaux ont un grand respect pour le désir qu'ils voient comme une énergie de première importance. Dans le Tantrisme, écrit Jean Varenne : "Le désir transcende les distinctions de sexe et s'impose à tous comme une toute puissance supérieure. Il apparaît comme une forme de la toute puissance du Destin : un bien ou un mal dont ni l'homme ni la femme ne sont responsables [5] ".

C'est parce que le désir est un fatum, donc une donnée qui s'exprime, s'épanouit et se définit en dehors du cadre social, que toutes les sociétés patriarcales ont cherché à le soumettre pour le mettre le mettre aux services des puissants. Dans ce contexte, L'homosexualité est une école de liberté. C'est une des formes de libération du désir de la main mise sociale et étatique sur "l'amour". Il faut donc réfléchir aux formes d'institutionnalisation de l'union, sachant que nous évoluons entre deux extrêmes : la réglementation par l'Etat de nos pratiques amoureuses et l'absence totale de protection juridique sous prétexte que le désir homosexuel est par définition hors la loi et doit donc s'assumer comme tel :

- comme union sexuelle, expérience humaine fondamentale propre à toute rencontre amoureuse, quelque soit le sexe des partenaires. Dans cette optique, le désir homosexuel est déjà une reconnaissance de l'autre comme objet d'amour. Mais cette "reconnaissance" n'est pas reconnue par la société. D'où procède le désir d'être reconnus par les hétérosexuels, telle est donc la question de fond.

- comme union contractée par engagement mutuel, aspect civil et social de la question qui rentre dans le domaine des règles d'alliance régies par le droit.

La question qui se pose est donc de savoir si l'inscription sociale, le contrat, l'égalité de droits va permettre de reconnaître l'homosexualité dans sa valeur propre. Autrement dit, si l'égalité entre homos et hétéros est créatrice de légitimité symbolique globale. Si le juridique est assez fort pour combattre l'homophobie ou si le recours au juridique ne procède pas d'un désir de rentrer dans le moule en cette période difficile.

2) La création d'un statut du couple homosexuel : un triple risque de normalisation sociale

 

"Le droit, considéré généralement comme une expression de liberté, parfois même de révolte, renferme au contraire l'idée de soumission. Ce terme abstrait exprime la légitimité et implique par conséquent la reconnaissance d'une autorité matérielle ou morale, d'un code distinguant parmi les actes ceux que l'on doit ou que l'on peut faire et ceux que l'on ne doit pas faire."

Alexandra David-Neel, Pour la vie, En Chine, Plon, 1970.


La création d'un statut répond à l'angoisse d'exclusion et s'inscrit dans un imaginaire du préservatif. C'est un réflexe de survie face au sida, au chômage, à la pauvreté, à une vie précaire et un avenir bouché, voire inexistant pour les malades. La loi est donc investie d'une triple mission :

- protéger

- reconnaître

- intégrer dans la société

Cette triple mission est par définition normalisatrice puisqu'il s'agit d'intégrer l'homosexualité dans un modèle commun, le modèle hétérosexuel, sachant que c'est le modèle d'une majorité qui se prend pour la norme. Il ne faut donc pas confondre norme et majorité. L'homosexualité est minoritaire et doit vivre avec une hétérosexualité majoritaire qui agit en normalisatrice.
Quels sont les risques de normalisation sociale liés à l'institutionnalisation du couple ?

1 - Le risque d'uniformisation sous un modèle unique généré par le primat du juridique sur le culturel.

Pourquoi vouloir reconnaître l'homosexualité par le vecteur du juridique quand elle ne l'est pas par la culture commune. Le juridique uniformise dans un modèle commun. Le culturel différencie en explorant des modèles possibles. La disparition d'une grande partie de l'intelligentsia masculine dans l'épidémie du Sida a laissé un vide culturel qui est rempli actuellement par les juristes. Ils ont mis au point un projet de contrat - le PACS - qui écarte la reconnaissance légale de l'Union Libre. S'il est accepté, les couples hétérosexuels auront le choix entre trois statuts tandis que les homosexuels un seul. N'est-ce pas une manière de reconduire les inégalités induites par l'opposition majorité / minorité ?

2 - Le risque d'oubli de soi généré par le primat du modèle d'intégration hétérosexuelle.

La norme d'intégration est hétérosexuelle, pas homosexuelle. On s'aligne sur un modèle qui n'est pas le nôtre : le mariage ou le sous mariage (le PACS) et reconduisons le modèle unique qui joue ici le rôle de norme d'absorption.
C'est une normalisation, du point de vue du système des règles d'alliance. On ne se définit plus par rapport à soi, à sa richesse propre et à l'exploration de sa différence, mais par rapport à la norme dominante. On efface sa différence pour s'assimiler au modèle dit universel conçu comme assimilateur de l'Autre. C'est la revendication égalitariste qui devient un modèle masculin.

3 - Le risque de consolidation de la Loi du Père généré par le primat du Phallus

Ce sont les homosexuels hommes qui revendiquent l'égalité de droits entre homos et hétéros, qui ne parlent jamais d'égalité entre hommes et femmes, comme s'il n'y avait pas de femmes parmi eux, et comme si l'égalité entre les sexes était réalisée. Ils n'y pensent pas. Ca ne les concerne pas. Cela montre bien que les égalitaristes se situent par rapport aux autres hommes et non dans le cadre d'une société bi-sexuée. Il s'agit donc là d'une normalisation qui s'effectue à l'intérieur d'une composante masculine par remodelage des normes et déplacement des oppositions. On reconnaît les couples homos égaux aux couples hétéros et on laisse de côté ceux qui veulent vivre en union libre ou en célibataires. Seront-ils privés des droits parce qu'ils ne vivent pas en couple contractuel ?

La prédominance de cette problématique masculine a été analysée par le professeur Rémi Lichaber, qui remarque dans un article sur les forces créatrices du droit que "le projet d'un contrat d'union entre concubins a été constamment poussé par un collectif principalement composé d'associations de concubins homosexuels masculins. écrit-il. Pourtant, dans l'exposé des motifs des propositions de lois, cette catégorie est dissimulée au point que la proposition puisse passer pour réaliser un intérêt vraiment général. (...) Ainsi les propositions de lois veulent effacer la trace des pressions intervenues pour se parer des oripeaux de l'universalisme ; mais ce faisant, elles aboutissent à l'exact contraire puisque le particularisme de la proposition est manifeste : demandée exclusivement par un groupe, elle lui est à l'évidence spécifiquement adaptée [6] ".

Faire passer une revendication particulière pour une réforme universaliste est une pratique dont nous avons souvent été victimes, nous les femmes.
Pour mémoire je citerais trois grands exemples dans le passé où la reconnaissance de l'homosexualité (masculine) coïncide avec le renforcement de la domination masculine sur les femmes par leur enfermement dans le gynécée (antiquité grecque), la famille (au XIXe siècle) ou le "droit à l'indifférence" revendiquée des les années 1970.

- L'antiquité grecque qui institutionnalise l'homosexualité masculine à travers la paiderastïa codifiant les relations entre l'éraste et l'eromène. Système inégalitaire qui établit une adéquation entre statut sexuel et statut social [7] . C'est une initiation au patriarcat et aux rôles sexuels complémentaires actif/passif. Dans le même temps, l'homosexualité féminine est déclarée atopoï erotes, amour sans lieu, grâce à quoi Sappho n'est même pas citée dans Le Banquet de Platon qui fonde pourtant notre conception de la bisexualité.

- En 1791, les révolutionnaires français effacent la sodomie de la liste des crimes contre nature mais l'année suivante, la princesse de Lambale est assassinée lors des journées de septembre pour crime d'amitié excessive avec la reine. D'un côté les révolutionnaires accordent la liberté sexuelle aux hommes, de l'autre, ils renforcent leur tutelle sexuelle sur les femmes au moyen du Code Civil promulgué en 1804 qui exclue les femmes des droits "humains" dont jouissent les individus hommes.

- 1981 la dépénalisation de l'homosexualité n'a aucune incidence sur la visibilité des lesbiennes. Pourquoi ? Parce que l'indifférence sexuelle se règle sur le modèle masculin qui occulte du côté de l'hétérosexualité comme de l'homosexualité le signifiant féminin sous le modèle unique du "primat du phallus".

L'égalitarisme fait le lit d'une vision homosexuelle masculine du monde où l'Autre, en l'occurrence la femme, disparaît comme autre pour être intégrée au modèle universel. La reconnaissance se fait au prix du sacrifice de sa différence, ou plus exactement de la réduction de l'altérité à du spécifique, forcément secondaire en qualité et universalité. Sous l'universel apparaît la hiérarchie propre au système symbolique masculin, la loi du Père / Institution qui lui, n'a pas changé. Je rappelle que Lacan définit le Nom du Père comme "le support de la fonction symbolique qui, depuis l'orée des temps, identifie sa personne à la figure de la loi".

Les femmes n'ont pu prendre leur place dans la cité qu'en cassant ces structures de légitimation qui sont fondées, pour l'ordre symbolique, sur l'exclusion du féminin du signifiant ontologique unifié, et sur l'échange des femmes entre hommes en ce qui concerne les règles matrimoniales.

L'institution - la maison du Père - reproduit et transmet le pouvoir / savoir masculin en cantonnant les femmes à la transmission de la vie. A-t-elle changé depuis que l'égalité des sexes est inscrite dans la loi. Les institutions sont loin d'être "bisexualisées", et d'ailleurs, des éminents professeurs tels que Pierre Legendre s'y opposent radicalement au nom du génie symbolique de l'Institution.

Nous vivons dans une société qui est mixte dans les faits mais qui ne l'est pas dans son système symbolique puisque l'Universel se règle sur le Un masculin hérité du monothéisme chrétien. Les femmes doivent donc "se faire homme" si veulent rentrer dans la Cité des hommes.

Enfin, on ne peut pas ne pas remarquer dans ce débat sur la reconnaissance légale du couple homosexuel que les gays ne prennent jamais les femmes comme interlocutrices et référence égalitaire. Ils veulent être égaux aux hétérosexuels c'est à dire reconnus par leurs pères. pourquoi pas par leurs mères, leurs soeurs ou leurs compagnes de lutte. Probablement parce qu'elles n'ont pas la même signification symbolique.


3) Pour la différenciation des enjeux symboliques portés par les homos et les femmes - Quand l'universalisme s'oppose à la bisexualisation des institutions


Ce n'est pas la première fois que les gays s'adressent plutôt aux hétérosexuels qu'aux femmes. En 1971 nous avons vécu ce même phénomène à travers le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, fondé, je le rappelle, par des féministes dans le sillage du Mouvement de Libération des Femmes.
Le FHAR avait beau s'insurger contre les normes et inscrire sur sa banderole au défilé du 1er mai 1971 : A bas la dictature des normaux, il ne parlait qu'aux hommes, comme le remarqua Anne-Marie Fauret dès juin 1971:

"... est-il indispensable, parce qu'on est un homme, de ne s'adresser implicitement qu'aux hommes ?

C'est que partout et toujours l'homme est le seul système de référence, le seul interlocuteur valable, celui dont on jalouse obscurément le pouvoir ! Le pénis symbolise tour à tour le sceptre et la matraque. Tout cela quel intérêt pour les femmes ? Aucun.

Dans la société bourgeoise et patriarcale, LE sexe, c'est le pénis, cette épée dont nous sommes le fourreau. L'homosexualité ? C'est la pratique sexuelle de l'homme - puisque nous, femmes, nous n'avons pas de sexe, seulement un trou ! [8]".

Nous vivons dans un ordre symbolique régit par le Primat du Phallus, c'est à dire dans un ordre qui pose le Phallus comme le signifiant du désir, et non un symbole sexuel féminin. Nous sommes dans le règne de l'Universel. Il n'y a qu'un sexe, le Phallus, qu'un Dieu, Notre Père, qu'une religion, le monothéisme, et qu'un modèle d'intégration dans la Cité, le modèle universaliste masculin.

Le Primat du Phallus est donc implicitement reconduit par les partisans de l'institutionnalisation du couple dés lors qu'ils ne réfléchissent pas sur les normes, les rôles sexuels et la Loi. Aujourd'hui, être reconnu, c'est s'inscrire dans une norme juridique, et non la faire éclater comme norme et comme source de reconnaissance.

Lorsque on parle de l'homosexualité, on ne dit jamais qu'elle concerne les deux sexes, autrement dit que la différence des sexes la traverse et la travaille de la même manière, mais sur un autre plan, qu'elle travaille l'hétérosexualité. L'homosexualité n'est pas seulement le territoire du même, comme le pensent beaucoup de féministes actuellement qui l'analysent comme un fait masculin en oubliant que cet Autre contient du même sexe qu'elles (je pense notamment au dernier livre de Sylviane Agacinski, Politique des sexes).

Le fait que les lesbiennes se soient insérées très tard dans le débat sur la reconnaissance légale du couple homosexuel est un signe que pour elles les priorités sont ailleurs. L'histoire de ces trente dernières années le montre de manière éloquente et je me contenterai de rappeler les différences qui se sont exprimées dés 1971 entre l'homosexualité masculine et féminine.

Les deux sexes se sont nettement différenciés autour de sujets importants qui représentent des enjeux symboliques décisifs présents encore aujourd'hui dans le débat :

1 - Rapports homos - hétéros :

Je rappelle que le mouvement de libération des femmes s'est développé sur une dynamique très différente de celle des gays. Les gays se sont séparé des hétéros pour apparaître comme groupe sexuellement réprimé. Les lesbiennes se sont unies aux femmes hétéros pour construire une nouvelle identité de femme et s'affirmer dans la cité.

2 - Sexualité - Là aussi, des débats très vifs ont opposés hommes et femmes autour de l'idéologie de la jouissance prônée par les hommes du FHAR, ce qui amena Guy Hocquenghem à écrire en 1972 :

"Dès le début le FHAR se signalait comme un mouvement sexuel : nous parlions sexe, nous ne parlions même que de sexe, à croire, nous disaient certaines femmes, que l'amour et les relations humaines nous intéressaient peu. (...) S'il existe un mouvement anti-humaniste, c'est bien celui-là, où le sexe machine, les organes branchés occupent presque tout le désir exprimé. Nous sommes des machines à jouir [9]".

- Chez les femmes, en revanche l'ambition était de "réaliser sa totalité d'être humain" que l'on soit homo ou hétéro [10] , ambition qui s'est développée dans le contexte d'un mouvement non mixte découvrant la sororité, le désir pour son propre sexe et l'amour [11] .

"Nous lesbiennes, nous voulons parler de notre amour, car nous en avons assez de voir l'homme étaler le sexe et lui seul. En lui même notre plaisir ne se réfère à aucune image de puissance, d'oppression [12] ".

3 - remise en question du couple, des rôles et des comportements de soumission au désir de l'homme.

"La lutte pour la libération de l'homosexualité est subordonnée à la lutte pour la libération de la femme et du couple en général (ce jour-là, les hommes homosexuels ne feront plus un complexe de féminité [13] ", écrivait Sylvie dans le n°12 de Tout.

La révolte des femmes a brisé les cadres traditionnels de reconnaissance des femmes comme la conjugalité - le couple, seule intégration sociale légitimante pour les femmes jusqu'à une date très récente - la maternité - une femme sans enfants n'est pas une vraie femme [14] - et la famille.

Mais la remise en question des rôles sexuels n'a pas suscité le même intérêt du côté du FHAR comme l'écrira Guy Hocquenghem en disant : "Nous homosexuels, ne pouvons adopter le point de vue de la "déconstruction des rôles" que si nous avons droit à tous les rôles, pas quand certains (celui d'objet de désir par exemple) nous sont interdits. ..[15] ".

L'égalitarisme homosexuel oblitère cette dynamique d'autonomie et d'émancipation des femmes. Il opère un retour en arrière vers des valeurs masculines normatives, prétendument intégrationnistes, qui donnent l'impression d'être à tout le monde et d'avantager tout le monde. A ce sujet, Geneviève Delaisi de Parseval remarquait dans un colloque récent :

Je m'interroge tout de même sur les contorsions de certains pour tenter d'ajuster au modèle dominant, normatif et quelque peu restrictif qui, pendant des siècles - lisons les historiens et je pense par exemple au dernier numéro des Temps Modernes "Questions actuelles au féminisme" - a opprimé les femmes, culpabilisé les gens stériles et marginalisé les sexualités différentes [16] ".

Parmi ces ajustements, citons la revendication du mariage gay proposée par des juristes et des militants (le Centre gay et lesbien de Paris notamment) comme expression logique de l'égalité des droits entre homos et hétéros. L'Histoire disparaît, la mémoire, l'imaginaire collectif et l'évolution dynamique des sociétés. Nous sommes dans un raisonnement de pure logique formelle qui réduit le système d'alliance à une équation mathématique. Etant donné que le mariage a toujours avantagé les hommes, on peut s'interroger sur les motivations qui poussent les gays à occulter son arrière plan historique, comme s'il existait dans l'ici et le maintenant en dehors de tout conditionnement historique. Pourtant, nombreux sont celles et ceux qui savent au moins par expérience familiale combien il peut être aliénant et pathogène. Il serait plus logique de souhaiter sa disparition. Mais le désir d'être reconnu par le Père supplante apparemment celui de s'affirmer en fils rebelle agissant avec les femmes pour mettre en place un monde nouveau

L'apport critique et théorique du M.L.F. n'est pas intégré par le mouvement gay, alors qu'il a profondément bouleversé la conception du couple chez les hétéros comme l'a montré Irène Théry [17] dans ses travaux.

Nous devons donc admettre qu'il existe actuellement deux dynamiques de reconnaissance de l'homosexualité :

- la reconnaissance légale du couple, portée majoritaire ment par les homosexuels masculins, auxquels se sont jointes les femmes à partir de 1997 seulement.

- le renforcement des droits et libertés individuelles, porté principalement par les lesbiennes, et suppose que la liberté sexuelle des femmes soit reconnue dans son principe, comme l'a montré Marianne Schulz [18] .

Je rappelle qu'à Pékin, il a été impossible d'inscrire la liberté sexuelle des femmes et la libre orientation sexuelle comme droit humain fondamental à cause de l'opposition acharnée des états intégristes (catholiques et musulman)[19]. Si la liberté sexuelle de l'homme est reconnue dans le monde entier, celle de la femme est loin de l'être, malgré la pilule qui permet aux femmes de se réapproprier leur fécondité et leur liberté de choix.
Dans notre pays, la "libre disposition de notre corps" n'est pas considérée comme un droit fondamental des femmes car il n'est pas inscrit dans la constitution. C'est ce qu'on appelle un droit dérivé. Je rappelle qu'aux Assises Nationales pour les droits des femmes de mars 1997, le carrefour lesbien a proposé d'inscrire dans la constitution le droit à la libre orientation sexuelle. Cette proposition n'a été reprise ni par les femmes, ni par les homosexuels. Il faudra bien pourtant le faire si nous voulons agir au niveaux des principes.


4 ) Investir les pratiques symboliques autour du couple de femmes et du désir féminin.

 

N. appartient à une catégorie d'êtres dont l'espèce deviendra peut-être moins rare lorsque le vieux couple terrestre, définitivement discrédité, permettra à chacun de garder ou retrouver son entité.
A ce moment de l'évolution humaine, il n'y aura plus de "mariages", mais seulement des associations de la tendresse et de la passion. Des antennes infiniment plus délicates mèneront le jeu des affinités. Ces allées et venues remueront de l'espace. (...)

Natalie Clifford Barney, Traits et portraits, suivi de l'Amour défendu, Mercure de France, 1963. p.31.


1 - Investir l'imaginaire culturel du couple de femme.

Nous devons étudier le couple de femmes pour savoir s'il est porteur d'autres modèles. Le terrain est quasiment vierge.

Nous ne pourrons sortir de l'ordre symbolique phallique qu'en créant d'autres modèles. Encore aujourd'hui, la plupart des femmes pensent leur rapport à la cité sur le modèle hétérosexuel tandis que les hommes le pensent sur le modèle homosexuel hérité de la démocratie grecque qui fut régulièrement remodelé par les différents systèmes politique comme par les psychanalyses freudienne et lacanienne. Pour l'instant, la conceptualisation la différence des sexes est une exigence des femmes, pas des hommes. Souhaitons qu'elle le devienne.

Nous avons intérêt, nous les femmes, à investir la reconnaissance légale de l'union libre pour deux raisons principales :

- elle répond à une aspiration de liberté et d'individuation. Elle est pratiquée par les ouvriers, les artistes, les féministes, les homos, tous ceux qui cherchent depuis deux siècles à émanciper l'individu des conventions et conditionnements sociaux.

- elle est actuellement la seule proposition qui intègre le couple homosexuel à la loi commune. Mal conçu, contestable dans ses énoncés relatifs à la durée probative du contrat, le PACS ressemble à un gadget pour homosexuels qui reste profondément inégalitaire dans son principe du strict point de vue de l'égalité homos / hétéros.

Cependant l'union libre est en elle-même insuffisante pour symboliser l'union homosexuelle car elle demeure au niveau des faits, et non au niveau des signes et des significations propres à la pratique symbolique.

2 - Investir la symbolisation du désir et de l'individualité féminine.

Ce travail ne fait que commencer. Il y a des modèles dans l'histoire que nous devons retrouver et formaliser. J'ai travaillé quant à moi sur le cheminent historique d'Eros lesbien comme alternative au modèle de la complémentarité des sexes [20] . Il y en a d'autres. Les Amazones, société de femmes, le mouvement des Précieuses, la culture des salons, etc.

Ce travail suppose que nous développions une culture de femmes, comme nous l'avons fait dans les années 1970, dans le cadre, je le rappelle, d'un mouvement non mixte émancipateur des référents masculins. Depuis que la mixité s'est réintroduite dans le féminisme, la culture des femmes a de nouveau disparu. La symbolisation sa fait par la culture, art du langage et de la mise en rapport entre signifiant et signifié. La relation entre hétérosexuelles et homosexuelles est pour moi absolument essentielle à cultiver si nous voulons développer cette culture. "Nous avons des expériences d'homosexualité symbolique", écrivait Françoise Duroux en 1983 [21] . Il faut bien admettre que ces expériences font toujours peur puisqu'elles ont été quasiment évacuées de la recherche universitaire et des travaux théoriques féministes de ces quinze dernières années. L'étude des "rapports sociaux de sexe" ne peut pas toujours constituer le vecteur d'intégration des femmes dans la Cité.

Le symbole est ce qui relie deux choses séparées. Il est de l'ordre des signes, pas des faits. Symboliser c'est mettre ensemble, établir un rapport par la voie du langage. N'oublions pas, cependant, que l'ordre symbolique est une convention. A un moment donné on fixe les rapports d'analogie entre le signifiant (le mot), et le signifié (la chose). C'est une relation conventionnelle qui dépend des intérêts et de la vision du monde. L'exemple le plus frappant est la définition du désir. Lacan affirme que le Phallus est le signifiant du désir mais nous pourrions tout aussi bien affirmer que c'est la vulve, ou le sein (désir de manger). Dire que c'est le Phallus qui ordonne le registre symbolique, c'est placer la mère, notre premier objet de désir, dans le registre du pulsionnel, antérieur à l'ordre symbolique comme l'a montré Marcelle Marini [22] .

Investir le terrain du symbolique, c'est investir le terrain de la valeur. Nous devons nous donner de la valeur et nous mettre en valeur. L'amour pour son propre sexe en est le moyen, le désir en est l'aiguillon. Nous sommes au tout début de la réflexion sur la sororité, la solidarité entre femmes, et les formes d'amour physique, affectif, spirituel. L'expérience de la jouissance assumée entre femmes nous ouvrira-t-elle la porte du sacré et des généalogies spirituelles vécues cette fois-ci sur le mode féminin.

5 - Penser l'unité du deux à partir de la reconnaissance de chacun.



Jusqu'à présent l'unité s'est pensée par projection du un sur le deux et non comme unification des deux à partir d'une reconnaissance de chacun. C'est la difficulté à laquelle est confrontée notre culture pour sortir de "la différence - inégalité - hiérarchisée" que les sociétés du monde ont instituée quasiment partout, comme l'a montré Françoise Héritier. La différence des sexes structure la pensée humaine puisque nous avons tous de l'identique et du différent en chacun d'entre nous.
Toute la symbolique s'acharne à différencier les genres masculin et féminin et les séparer en posant l'adéquation entre le sexe et le genre. Il nous faut donc penser l'unité du deux après avoir repéré les différences et les avoir assumées.

Le PACS résous les problèmes matériels mais ne résous pas la relation humaine qui est fondée sur un imaginaire amoureux lié à un projet, une volonté, des sensations, une éthique.

Sommes-nous assez grands et forts pour exister face aux hétérosexuels, c'est la question qui se pose finalement. Si l'institutionnalisation du couple homo permet l'approfondissement de réalités communes à tous, elle n'est en rien une fin. Car nous avons besoin d'un ailleurs. Nous aurons toujours besoin d'espaces de liberté hors du contrôle social et de ses processus de normalisation. Aujourd'hui c'est le besoin de protection juridique qui domine. Demain ce sera la nécessité d'explorer notre propre richesse. Car nous ne pouvons pas y échapper, que nous soyons femmes et/ou homosexuel(le) C'est le prix de notre propre reconnaissance. La base d'une connaissance à une nouvelle conscience de soi et de sa dignité;

Marie-Jo Bonnet




1 Conférence prononcée le 13 juin 1998 à Paris, lors de la 6e Journée de l'Association Nationale des Etudes Féministes consacrée à : "Lien sexuel, lien social. Sexualités et reconnaissance juridique".

2 voir M.J.Bonnet, "Les bûchers de Gomorrhe", Ex Aequo, mai 1998.

3 Montaigne, Journal de voyage en Italie, Pléïade, p.1227-28.

4 "Dans les Etats (Thèbes, Eléens et Lacédémoniens) la laison homosexuelle entre un homme adulte et un adolescent est une règle socialement établie, une institution", écrit Bernard Sergent dans l'Homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Payot, 1986. Il ajoute "la paid-erastia est bien une pédophilie", p.77.

5 Jean Varenne, Le Tantrisme, Ed. La Table ronde, 1997, p. 52.

6 Rémi Libchaber, "Les forces créatrices du droit... à propos des projets de contrats d'union entre concubins", RTD civ. (1) janv.mars 1998, p.226

7 voir Bernard Sergent, L'homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Payot, 1986. Pour Sappho, voir mon prochain livre, Les Deux Amies (à paraître).

8 "Réponse des lesbiennes à leurs frères homosexuels", Rapport contre la normalité, 1971, p.80.

9 Partisans, n°66-67, juillet-octobre 1972, p.157

10 Des militantes du M.L.F.: Votre libération sexuelle n'est pas la nôtre, Tout, n°15, juin 1971. Pour plus de détails voir Françoise Picq : Les années mouvement, Paris, Le Seuil, 1993.

11 voir M.J.Bonnet, "De l'émancipation amoureuse des femmes dans la cité, lesbiennes et féministes au XXè siècle", Les Temps Modernes, mars-avril 1998.

12 Réponse des lesbiennes à leurs frères homosexuels", Rapport contre la normalité, 1971

13 Sylvie, Tout, n°12, avril 1971

14 Geneviève Delaisi de Parseval rappelait dernièrement "que la fonction de reproduction, sans doute vitale pour l'espèce ne l'est en aucune manière pour l'individu lui-même", in Actes du colloque Familles gayes et lesbiennes en Europe, Ed. APGL, 1998, p.40.

15 "Réponse au texte des femmes", Tout n°16, mai 1971. Ce texte anonyme est de G.Hocquenghem qui faisait partie de l'équipe de Tout avec des militantes du M.L.F. comme Françoise Picq, etc.

16 Geneviève Delaisi de Parseval, "Conditions d'une "bonne" parentalité", Actes du colloque Familles gayes et lesbiennes en Europe, Ed. APGL, 1998, p.40.

17 voir notamment, Le démariage, Ed. Odile jacob, 1992.

18 Marianne Schulz, "Lesbiennes : les silences du droit", Les Temps Modernes, mars-avril 1998.

19 voir M.J.Bonnet, "La liberté sexuelle des femmes en question... à Pékin", En avant toutes !, Ed. Le temps des Cerises, 1998, p.263.

20 à paraître en 1999 sous le titre Les Deux Amies.

21 voir Françoise Duroux, "La société des femmes", Les Cahiers du Grif, D'Amour et de raison, hiver 1983-84. Cet article n'a malheureusement pas eu l'écho qu'il mérite, mais il faudra bien y revenir.

22 Marcelle Marini, "Le complexe d'Oedipe", L'apport freudien Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, dir. Pierre Kaufmann, Bordas, 1993. "Selon la loi du Symbolique, on ne se constitue comme homme ou comme femme que par le refoulement et même la répudiation du féminin-maternel conçu comme l'empreinte de l'animalité en nous : car le Réel est "impossible à médiatiser", p.289. Les homosexuelles sont-elles des femmes qui inscrivent leur désir dans le refus de cette répudiation là ?


Copyright M.J. Bonnet © 1998

Mise en ligne pour le Séminaire gai

 


© Le séminaire gai est un portail qui existe depuis 1998. Il est destiné à favoriser la dissémination des recherches sur l’homosexualité.