Cet article a été présentés la première fois lors de la séance d'ouverture
du colloque organisé sur le thème même de l'article, au Centre Culturel Canadien, à Paris le 24 juin 1998 .
Y a - t- il une C U L T U R E
G A I E / L E S B I E N N E
F R A N C O P H O N E ?
Marie-Jo Bonnet
Ayant passé une partie de ma vie à retrouver l'histoire des relations amoureuses entre les femmes depuis la Renaissance, et étant engagée dans un combat pour l'émancipation des femmes et de l'homosexualité dans une Cité pluraliste, je répondrai à la question par l'affirmative.
Oui, il existe une culture gaie / lesbienne francophone, c'est une réalité vivante dont nous tous, ici présents autour de cette table, pouvons témoigner par nos vies et nos écrits ; mais encore faut-il s'entendre sur la définition à donner de la culture, d'abord, et de la culture gaie /lesbienne ensuite.
La culture est l'ensemble des représentations qui structurent notre identité, notre imaginaire, nous aide à vivre et nous nourrit sur le plan émotionnel comme sur celui du coeur et l'Esprit. Nous ne vivons pas seulement de pain. Nous vivons d'amour parce que l'amour est une des grandes puissances de vie dont nous sommes les dépositaires. Il est donc essentiel que nous comprenions de quoi est fait cet amour que la société rejette. Pourquoi nous sommes comme ça et pas autrement, et comment nous pouvons le vivre au mieux. Car si le désir est un destin, comme le pensent les orientaux, il nous revient de l'assumer comme tel en lui donnant un sens.
De fait que nous appartenons à une minorité méprisée, la culture est notre sauf-conduit dans l'existence. Mais du fait aussi que l'homophobie a relégué les homosexuels dans l'infra-culturel (contre nature, la bestialité, l'imitation de l'homme, etc.), il nous revient de créer une échelle de valeur, une éthique de l'amour homosexuel qui le réintroduise dans l'universel de l'amour humain. Nous désirons notre propre sexe, certes, mais l'amour, la jouissance, l'Esprit n'ont pas de sexe. Ils sont au-dessus des sexes. Ils les englobent.
C'est pourquoi, la culture est forcément émancipatrice. Elle donne des armes à l'individu pour résister au pouvoir normalisateur de la collectivité, y compris de la collectivité gay. Elle fait de nous des êtres uniques aux besoins différents les uns des autres. Elle est le vecteur de notre individuation surtout pour nous les femmes qui avons été écartées si longtemps de la culture savante et du Logos.
J'appartiens à une génération qui s'est libérée du double poids de domination masculine et des normes hétérosexuelles. Avec le Mouvement de Libération des Femmes, avec le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, nous avons impulsé un renouveau de la culture des femmes et de la culture gaie parce que toute culture prend sa source dans l'Eros libéré du contrôle social. Elle s'appuie sur la subjectivité reconquise, la passion de vivre, le feu des émotions, la quête de la liberté et de la connaissance.
Oui il y a une culture gaie / lesbienne francophone parce que nous travaillons depuis plus de vingt à la construire dans notre langue maternelle, avec notre héritage culturel, ce fabuleux patrimoine qui est une force structurante dans un monde dominé par la loi du marché, la mondialisation et la dictature de la pensée unique.
La culture est ce qui nous relie aux Autres, aux femmes, aux hommes, aux hétérosexuels, aux étrangers. Elle est un pont entre nos différences. Elle est à tous et à chacun.
Mais aujourd'hui nous devons défendre la culture francophone face à l'impérialisme anglo-saxon qui a les moyens économiques d'imposer son mode de penser (je pense aux gender studies, aux queers), et ses produits culturels. Le cinéma européen s'organise. Nous devons aussi le faire pour sauver une sensibilité européenne, une pluralité de langues, un être au monde façonné autant par les Eglises romanes que par les révolutions.
Aujourd'hui la question se pose avec plus d'acuité car nous ne nous sommes pas organisés eu Europe, avec la même détermination qu'aux Etats Unis. Il n'y a pas de gay et lesbian' studies, il n'y a pas cette territorialisation des savoirs qui est la force et la faiblesse des Etats Unis.
Mais il y a chez nous un establishment universitaire et journalistique qui se sert des Etats Unis pour consolider son pouvoir et étouffer tout ce qui se fait d'original et libre dans notre pays. Je pense évidemment au colloque organisé l'année dernière à Beaubourg par Didier Eribon qui sous couvert de militantisme en faveur des gays et lesbians studies, écarta tout ce qui avait été produit en France ces dernières années sous une identité différente. Je pense aussi aux universitaires reconnues qui acceptent de parler de l'histoire des lesbiennes dans des colloques où aucune actrice de cette histoire n'a été invitée.
Les Etats Unis ne sont pas la référence légitimante de nos savoirs sur nous même. Pas plus que l'université, d'ailleurs, qui vient au devant du succès avec d'autant plus d'empressement qu'elle a baillonné les recherches sur l'homosexualité pendant vingt ans en toute impunité.
De plus, l'institution profite surtout aux hommes, et renforce le pouvoir masculin comme nous avons pu tristement le constater l'année dernière avec les Gays savoirs organisés toujours à Beaubourg par Patrick Mauriés. De l'histoire de l'homosexualité féminine il n'en a été nullement question. Les hommes étaient à eux seuls l'objet du savoir gay, dans une Institution, rappelons-le, qui est nationale c'est à dire subventionnée par une nation composée des deux sexes.
Je m'interrogerai donc : Y a-t-il une culture gaie et lesbienne. Je dis bien et, parce que c'est là le problème pour nous les femmes qui sommes sans cesse renvoyées au spécifique.
Nous faisons partie du seul mouvement social qui ne semble pas traversé par la différence des sexes. Ce qui est un tour de force à une époque d'égalité entre hommes et femmes. On rajoute lesbienne pour nous faire plaisir, et pour éviter le divorce, mais le couple gay et lesbien ainsi formé ressemble un peu trop au couple bourgeois du XIXe siècle où la femme n'était qu'un appendice muet du monsieur.
Le débat sur l'institutionnalisation du couple homo en est l'exemple. Voilà une révolution symbolique dont il est quasiment impossible de discuter les enjeux et les fondements philosophiques. Les homos masculins nous l'imposent comme un progrès vers l'égalité entre homos et hétéros sans entendre ce que les femmes disent depuis vingt ans : le progrès, pour nous les femmes, c'est le respect de nos droits individuels et leur reconnaissance au niveau des principes du droit à travers la libre disposition de notre corps. Elle n'est toujours pas reconnue comme un droit fondamental des femmes, mais comme un droit dérivé, autrement dit on nous donne les instruments de la liberté, (l'IVG), on ne nous donne pas le principe. Car la liberté sexuelle des hommes va de soi depuis la Révolution
La culture commune, celle dans laquelle nous avons été élevée, éduquées formées, conditionnées, est une culture masculine homosexuelle. Les femmes n'y sont que très exceptionnellement convoquées, et à condition qu'elles parlent des hommes, sinon elles ne sont pas prises en considération. Mêmes les lesbiennes doivent parler des gays si elles veulent que les gays parlent d'elles (je pense à l'élection de Elisabeth Lebovici comme lesbienne de l'année par les CGL alors qu'elle n'a jamais rien écrit sur les lesbiennes). En revanche, on ne demande jamais à un gay de parler des lesbiennes pour le déclarer apte à parler au nom des gays et des lesbiennes.
Nous les lesbiennes nous devons être dans la mixité si nous voulons être dans la culture. Une culture, je le rappelle, qui est encore régie par une symbolique dont le signifiant maître du désir est le Phallus.
Depuis le début du siècle un renouveau extraordinaire se passe dans la culture des femmes dont on n'a guère pris la mesure jusqu'à présent, tant nous subissons la domination du signifiant maître du désir.
D'abord, de plus en plus de lesbiennes participent à l'élaboration de la culture dite commune. Ce qui m'amène à distinguer la culture faite par des lesbiennes qui n'est pas lesbienne de celle qui l'est.
Parmi cette première contribution je citerai Rosa Bonheur, Loï Fuller, Florence Henri, Gisèle Freud, Germaine Dulac, Gertrude Stein, en remarquant leur importance dans la constitution de la modernité, et comment dans le même temps elles ont réalisé des oeuvres uniques en leur genre. Je ne peux pas m'étendre
Il y a des acquis culturels fondamentaux que je vais tenter de modéliser.
Je dirai d'abord le féminisme. Car ce n'est pas un hasard si la culture lesbienne se développe depuis le début du siècle parallèlement au féminisme. L'action des unes dans la cité rend possible l'accès des autres à la création. La coupure n'est qu'apparente.
Simone de Beauvoir est une figure emblématique de cette relation entre le féminisme militant et le saphisme caché des années 50.
Il y a ensuite le cosmopolitisme : la culture lesbienne des années 20 est cosmopolite et n'aurait jamais pu se faire à Paris si elle n'avait pas été cosmopolite. C'est le génie de Natalie Clifford Barney d'avoir su attirer dans son salon des écrivaines françaises, des féministes, des poètes américaines et une femme que je considère comme notre génie, Djuna Barnes qui est pour moi l'incarnation de la Femme Logos, celle qui a accédé au verbe.
Le pouvoir de montrer est certainement le troisième acquis de notre culture lesbienne. Ce n'est plus seulement l'homme qui nous regarde, représente, nous mesure à ses critères. Nous nous regardons nous mêmes et les autres femmes. Le XXe siècle est le siècle où les femmes ont conquis la liberté de regarder les femmes et le pouvoir de montrer l'amour entre femmes. Je pense d'abord à l'art avec Louise Breslau, Marie Laurencin, Tamara de Lempicka, Mariette Lydis, Romaine Brooks, Louise Janin, Claude Cahun, Valentine Penrose, et plus près de nous Maria Klonaris, Katerina Thomadaki et Ange et Damnation. Le cinéma commence à se tailler la part du lion avec un renouveau considérable ces dernières années.
Dans la littérature, j'ai une pensée spéciale pour Violette Leduc qui est une des premières à avoir écrit sur l'érotisme lesbien, ainsi que Monique Wittig, Michèle Causse, Nicole Brossard, Geneviève Pastre, Narjiss, etc. (Je renvoie à la bibliographie de mon livre). Sans oublier Marguerite Yourcenar qui a construit une oeuvre monumentale, dont hélas la femme est trop souvent absente. A-t-elle payé son tribut au patriarcat en se projetant dans des héros masculins homosexuels comme Alexis ou Hadrien ? . C'est aussi son paradoxe d'avoir ouvert une brêche dans l'institution la plus misogyne en devenant la première femme admise à l'Académie Française.
On remarquera que les acquis ont toujours des effets émancipateurs dans le domaine de la pensée purement intellectuelle (Simone de Beauvoir), comme dans celui du politique, du social (l'importance des lesbiennes dans les syndicats et les partis politiques, voir Hélène Brion dans les années 1910-20).
Depuis dix ans, les lesbiennes développent des pratiques culturelles et citoyennes nouvelles en occupant tous les terrains. Elles sont à la fois dans la culture, dans le politique, dans l'économique et dans le festif.
Je donnerai l'exemple des Bella Donna qui sont à la fois un couple de chanteuses, des rockeuses, des fondatrices du café les 3 G à Marseille, des militantes politiques, des femmes qui montent leur propre entreprise et de formidables musiciennes.
Il y a une culture populaire très vivante qui se met en place chez les lesbiennes à travers les festivals de cinéma, le réseau internet, la presse, les bars, le roman policier, la musique, la création de maison d'éditions, et j'en passe. Lieux de vie, culture associative, apprentissage de la citoyenneté et des pratiques symboliques, ce mouvement est très prometteur et est très différent de la culture gay.
En un siècle, nous avons acquis le statut de sujet créateur, de sujet désirant, de sujet politique, mais nous n'avons pas encore acquis un véritable droit de cité. Prend-il sa source dans le domaine spirituel, comme l'histoire patriarcale nous l'enseigne ? Personnellement je le pense, et je crois que la culture lesbienne devra relever le défi spirituel si elle veut pas seulement s'affirmer dans la cité, mais transformer la cité en la faisant plus accueillante aux valeurs de respect de l'autre, de la liberté et du pluralisme.
24 juin 1998
Séance d'ouverture du colloque sur ce thème organisé au Centre Culturel Canadien, à Paris.
Copyright M.J. Bonnet © 1998