LE LEXEME COMME FACTEUR IDENTITAIRE:
LE CAS DES HOMOSEXUELS A ISTANBUL



TABLE RONDE FRANCO-TURQUE
Istanbul, 7-8 Mai 1998

CRISE D'IDENTITE ET CONSTRUCTIONS IDENTITAIRES
L'APPORT DES RECITS DE VIE


Philippe-Schmerka BLASHER
Responsable de l'Observatoire Urbain d'Istanbul, IFEA de 1996 à 1999
Docteur de l'INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales), Paris


PRESENTATION CONTEXTUELLE

    Toute modification socio-démographique visible est le résultat d'un soubresaut politique, économique, ou social qui peut s'être produit dans les limites de la Turquie ou à ses frontières. Depuis le milieu des années '90, on assiste à une véritable mutation sociale et identitaire de groupes minoritaires, qui bénéficient de l'ouverture de la Turquie vers le monde extérieur, et qui font d'Istanbul, un centre important d'expression dont l'influence est capitale sur les données structurelles du pays.


    
Mon propos est d'illustrer ici comment la marginalisation sociale et la structuration identitaire engendre un enrichissement du corpus d'expressions du lexique, voire au-delà, ou au contraire, un appauvrissement et une simplification grammaticale de la langue.
Les universitaires et chercheurs américains, dans des disciplines telles que la sociologie, l'étude linguistique et le "gender studies", notamment par les travaux de William Leap se sont illustrés dans l'étude et la constitution de corpus lexicaux propres à des groupes ciblés, qualifiés de "minoritaires" par leur nombre, ou "ethniquement visibles" comme les Afro-Américains, les Latinos, les Juifs ou les Asiatiques, et se sont attachés à décrire les habitudes et usages linguistiques propres à chaque communauté.


    
Mes travaux m'ont amené en Turquie, afin de rechercher en quoi la ville d'Istanbul possédait, comme les mégalopoles américaines ou européennes, une langue du jour et une langue de la nuit, une langue de liberté et un code d'identification sexuelle, et en quoi coexistait une langue officielle et une langue souterraine, une langue des hétérosexuelles et une autre, proprement homosexuelle, facteur à la fois identitaire et outil de communication.

    J'ai bénéficié pour mes recherches d'un cadre exceptionnel dans l'histoire de ce pays et de cette ville, puisque la découverte des "gays" et leur lente banalisation dans la société turque se fait, soit par voie de presse, soit dans les discours officiels, autre que dans des termes dont la relevance appartient au médical ou au juridique. Et pour la première fois également, l'homosexualité qui a été l'apanage du monde des Arts et des nantis, descend plus ouvertement dans la rue.

    En linguistique et dans les sciences de la phraséologie, on a remarqué qu'une sensibilité politico-sociale peut se traduire par une volonté de démarcation linguistique qui l'oblige à forger des néologismes pour son propre usage, signe de reconnaissance entre les membres d'un même groupe donné, ou bien se contenter d'emprunter la langue normative de la majorité. Dans le cas du turc, qui ne fait pas exception à la règle universelle, on constate qu'elle possède un argot ou un “parler” endogène, singulier ou pluriel, et qui ne serait pas le produit de l'exode rural ou de l'intégration des minorités ethniques extérieures et qui servirait de ciment à une reconstruction identitaire basée sur l'orientation sexuelle des individus.

    Cette identité gay définie par principalement par le langage, n'existe pas, à notre sens, dans les démocraties occidentales, car contrairement aux argots utilisés au Moyen Age par les corporations de métiers (le louchebem pour les bouchers), l'identité des gays s'est affirmée par une visibilité comme signe de reconnaissance plutôt que par l'emploi choisi de lexèmes.
En revanche, en Turquie ou dans des pays soumis à un contrôle étatique plus strict, la visibilité ne pouvait être le signe distinctif d'appartenance à une communauté menacée par le pouvoir, et c'est la langue, modifiée par des néologismes ou des tournures spécifiques, qui permettait aux opposants, minoritaires ou bannis de la société d'échapper aux écoutes et à la surveillance systématique tout en s'offrant la possibilité légitime de communiquer.

NATURE DES LEXEMES


    
On ne peut pas parler de langue, au sens strict du terme, mais il existe en revanche un mode d'expression utilisé par les gays sur les rives du Bosphore, que nous qualifions plus volontiers d'argot.
En Turquie, et à Istanbul, lieu de notre enquête, nous avons été frappés par l'argot ou la phraséologie utilisée par les gays, et sa ressemblance lexicale avec les langues issues des anciens espaces soumis au pouvoir politique ottoman au cours des siècles passés.


    L'argot des gays est avant tout un parler, dont la composante grammaticale est turque, mais dont le champ lexical est composé d'une multitude de lexèmes, issus pour une part non négligeable des langues tzigane, roumaine, grecque, française et turque, ce qui ne peut qu'insister sur le rôle de mégapole qu'a joué et joue Istanbul, et sur les migrations qu'elle a accueillies et accueille encore aujourd'hui.


    On ne pourrait donner avec précision les dates des premiers échanges dans cet argot de la communauté homosexuelle, mais des textes ottomans du XVIIIième siècle nous informent déjà de sa présence. son existence et son développement ont été motivés par un souci d'auto protection des individus, mais également comme moyen de communication dans des lieux publics sans risquer la réprobation ou la vindicte des gens ne partageant pas les mêmes convictions et pratiques sexuelles. Au mieux, un individu utilisant cette parlure était perçu comme un néo-citadin issu d'une contrée lointaine de l'empire ottoman, parlant un turc "curieux"; au pire, il était pris pour un étranger ou un minoritaire (juif, grec, arménien, polonais).


    Par là même, on ne saurait trop insister sur le rapide changement lexical de cette langue, qui sait épouser, au fil des répressions policières ou militaires, ou selon les maladies véhiculées, de la syphilis au sida, les contours de la vie quotidienne en milieu urbain.


    A titre d'illustration, on pourrait reprendre ce cours extrait que le Docteur Arslan Yüzgün cite toute une discussion qu'il a entendue à Istanbul dans un autobus. Nous la reproduisons fidèlement ci-dessous, en indiquant son équivalent en turc standard et en français:

Argot Turc standard Français
Gaci altim laço but sugar Kadin, yanimdaki erkek pek güzel Eh, pote, l'homme qui est à côté de moi n'est pas mal
Nakinta, siloz cerledim Hayir, kanimca serseri bir erkek. Non, d'après moi, c'est un vagabond.
Madiden penislesiyorsun gaci... saka konusuyorsun, kadin... Tu plaisantes, mon pote...
Dikel paparon alikiyor. Bak, polis geliyor. Attention, la police vient.
Madi-paparon zaten nasliyor. Bekçi gidiyor zaten. Le policier s'en va déjà.
Lubunya, but berdeli koli kesmeliyim. Oglan, çok parali bir seks yapmaliyim. Mon gars, je dois m'envoyer en l'air pour pas mal de fric.
sirkafini laçoya aliktirma, Evimi erkege ögretme, Ne dis pas à ce mec où j'habite,
Albergoya naslarim Otele götürürüm Je l'emmène à l'hôtel
Altimin alti badem alikiyor, penisleme... Yanimdakinin yanindaki bakiyor, konusma... Celui qui est à côté de ce celui qui est côté de moi nous regarde, tais-toi...
Laçodan bes yüz prenses koli berdesi naslatacagim. Erkekten bes yüz bin lira seks parasi isteyecegim. Je demanderai 500 000 lires à cet homme.
Bes kleopatrosu bile nakintadir. Bes yüz lirasi bile yoktur. Même cinq cents, ce n'est pas rien.
Belki habbe ve piiz de aliktiririm. Belki yiyecek ve içki de aldiririm. Peut-être même que je prendrai à manger et à boire.

   Enfin, le parler gay d'Istanbul évolue selon les changements politiques qui modifient constamment la donne sociale d'un pays partagé entre ses représentations traditionnelles islamo-turques, et sa quête d'une reconnaissance européenne et occidentale. On sent alors dans les lexèmes nouvellement acquis une influence anglaise très forte, à commencer par le terme "gay" lui même qui sert d'auto-definisseur, sans doute pour calquer de plus près à l'image des gays américains qui jouissent d'une marge libertaire plus grande qu'en Turquie.


ENQUETE DE TERRAIN ET RECITS DE VIE

        La méthode et les sources utilisées pour recueillir un corpus à étudier, s'appuient sur un contact prolongé avec le terrain, ce qui nécessite un long séjour sur place, des rencontres fréquentes avec l'ensemble des acteurs étudiés, une fois ceux-ci identifiés, la mise au point d'une technique d'approche et de mise en confiance. Ceci aboutit à la patiente constitution d'un corpus de termes, ainsi qu'à leur vérification. L'outil de base utilisée dans ce travail est donc l'enquête sociologique de terrain qui requiert une soigneuse préparation, et le souci constant d'une approche critique. L'enquête, par le rôle qu'elle joue dans le domaine de l'information, est devenue, en plus d'un outil de recherche, un phénomène sociologique. Les journaux écrits ou télévisés puisent à tous moments, et à tous propos, dans les résultats de sondage les échos de l'opinion publique: La reproduction in extenso d'un questionnaire, avec des réponses obtenues et leur fréquence, ainsi que leur portée affective ou linguistique, est sans doute la forme la plus courante, la plus attractive et la plus rassurante puisqu'elle apporte en même temps que la preuve de la diversité d'opinions, celle d'une opinion dominante, rassurant ainsi tant que sur la liberté de pensée que sur l'ordre social ou moral.

        Dans mon enquête, que j'ai considérée comme la phase opérationnelle de la recherche théorique, j'ai cherché à établir les liens qui demeuraient entre, d'une part, le cadre conceptuel de ma recherche et d'autre part, les faits observables. C'est donc au sein d'une association homosexuelle que j'ai opéré mes enquêtes de terrain, qui ont, au fil du rassemblement des récits de vie, a largement dépassé le cercle de l'association, qui représente cependant une population parente pour mon étude.

        Les organisations homosexuelles constituent la source primordiale d'informations sur les communautés sexuelles marginales dans l'ensemble des pays du monde. Il était donc logique de rechercher à Istanbul ce type d'intermédiaires privilégiés, déjà supports d'une cause et prêts à offrir plusieurs axes de collaboration.

    A Istanbul, il n'existe qu'une seule organisation homosexuelle, émanation d'un mouvement amorcé aux États-Unis connu sous le nom de Lambda, et noté par la lettre grecque Lambda . C'est le symbole que s'était choisi un groupe activiste gay new-yorkais en 1970.

    En raison de l'importance de l'effectif de cette population parente, il m'a été impossible de pratiquer une enquête sur la totalité des membres de l'organisation. C'est au cours des réunions dominicales qu'ont été retenus des hommes pour la réalisation de l'enquête. L'organisateur des réunions, Ugur, m'a présenté les membres, qui selon lui, étaient les plus représentatifs et les plus impliqués dans le mouvement homosexuel stambouliote. sur les trente-deux (32) présentés, dix (10) ont été retenus. Ils ont constitué alors un échantillon.


    J'ai tenu à choisir sur des critères spécifiques précis et scrupuleusement les sujets de mon échantillon, en fonction de leur âge, de leur niveau d'instruction et de leur origine géographique afin que le résultat qui en découle détermine le caractère généralisable des conclusions de l'enquête.

    L'enquête consistait donc à préparer le terrain, en s'interrogeant sur la façon de mener à bien les entretiens, sur la formulation de la question de base, unique et identique à poser aux membres retenus, ainsi que sur mon hypothèse de travail. Pour reprendre une formule célèbre, "l'intérêt des réponses dépend largement de l'intérêt des questions" et une analyse théorique insuffisante aurait risqué d'aboutir à une série de constats tronqués ou d'un intérêt plus que limité.

     Lorsque je me suis présenté pour la première fois au groupe Lambda ce qui m'a fortement troublé est que je devenais à mon tour objet d'étude. J'ai alors compris en quelques minutes les erreurs que je ne devrai jamais commettre lors de mes entretiens, et ne jamais placer mes interlocuteurs en position d'observé.
J'ai donc expliqué, plusieurs fois pour être sûr d'être compris par tous, que je ne souhaitais pas être perçu comme un journaliste qui va réaliser un article sensationnel sur la communauté gay d'Istanbul, ni un politicien venu de la communauté européenne pour établir un bilan sur les droits de l'homme et des minorités en Turquie, et encore moins un agent du gouvernement qui aurait la mission semie-officielle de recenser ou ficher les individus. J'ai bien entendu ajouté que j'étais à la disposition de tous, et que je répondrai à toutes les questions qui entreraient dans le cadre de mon travail.
J'ai également expliqué que le fait d'avoir choisi comme problématique l'homosexualité masculine ne m'autorisait pas à nier le lesbianisme, mais qu'il était plus sage de se concentrer sur une seule problématique pour ne pas déraper dans des généralités ou des amalgames relevant d'avantage du lieu commun que de la véritable recherche scientifique.

    Les premiers commentaires ont été, dans leur ensemble, plutôt sympathiques et encourageants, mais également étonnés. L'étonnement trouvait sa place autant dans mes origines géographiques que dans le choix de mon sujet. On a salué dans son ensemble la liberté et l'ouverture d'esprit des Directeurs de recherche français et canadien, en m'affirmant catégoriquement qu'un tel sujet ne serait réalisable dans aucune université turque. Par ailleurs, on m'a demandé pourquoi j'avais appris le turc, à quelle confession religieuse j'appartenais, quelle était mon orientation sexuelle, mes opinions politiques, ce que je pensais de la question chypriote, du problème du sida en Europe occidentale et pourquoi effectuer un doctorat en France sur les gays à Istanbul?


    J'ai répondu à toutes ces questions avec la plus grande honnêteté, sachant que j'allais fréquemment rencontrer les membres de cette association et que pendant plusieurs mois, je serais l'objet de leur curiosité. Cette curiosité est rapidement tombée, au bout de quelques semaines, ce qui m'a permis de gagner rapidement, par la banalisation de ma présence dans les réunions où les lieux de rencontre, la confiance des membres de l'association Lambda et de réaliser dans des délais raisonnables les entretiens que je m'étais fixés.

    Les entretiens ont tous été particuliers, sans jamais se ressembler les uns avec les autres. si tous se sont déroulés dans des conditions optimales, j'ai toujours laissé au choix des interlocuteurs le lieux et l'heure de nos rencontres: sur les dix entretiens réalisés et retenus pour ce travail de thèse, les conditions de déroulement peuvent se résumer selon les tableaux suivants:
heures des entretiens:

Matin Midi Après-midi soir Nuit
0 1 2 5 2

    Parce qu'étudiants ou travailleurs, les disponibilités des membres de l'association Lambda ont rendu réalisables, dans bien des cas, les entretiens en fin de journée ou en début de soirée.

Durée des entretiens:

moins de 3O minutes de 30 minutes à 1 heure 1 à 2 heures plus de 2 heures
1 1 7 1

    Les entretiens ont, dans leur majorité, duré plus d'une heure, car les questions étaient souvent entre-coupés de pause cigarette, ou, dans le cas d'entretiens réalisés dans des lieux publics, d'absorption de boissons.

Lieu des entretiens:

mon bureau à l'IFEA bureau de l'interviewé espace public couvert espace public ouvert domicile de l'interrogé
1 1 6 1 1

        C'est certainement par souci d'anonymat et de protection que la majorité de mes interlocuteurs ont choisi un lieu neutre pour le déroulement de nos entretiens. Les espaces publics couverts se sont révélés être des cafés, bars, restaurants, discothèques, et même hamams. Ce sont les conditions climatiques qui ont, bien entendu, freiné le développement des recontres dans les jardins publics et espaces verts. Par ailleurs, l'heure fixée des rencontres, majoritairement en fin d'après-midi et début de soirée, explique le faible chiffre des entretiens réalisés dans mon bureau, au travail des personnes sondées ou au domicile, sans doute par crainte.
Il m'est apparu que les divers lieux où les entretiens se déroulés n'ont pas modifié ou altéré le type de réponses obtenues.

    Les entretiens se sont déroulés sur une période de 14 mois, depuis janvier 1997 à mars 1998. J'ai rencontré plusieurs fois toutes les personnes que j'ai interrogées, en autre parce qu'elles participaient toutes aux réunions de l'association Lambda, mais je n'ai jamais recommencé plusieurs interviews avec une même personne.


    Par ailleurs, par souci de rigueur et de discretion, je n'ai jamais parlé à un membre des entretiens que j'avais pu avoir avec d'autres membres de l'association Lambda. Ce cloisonnement entre les différents membres et leurs réponses m'a permis d'obtenir de chacun d'entre une plus grande ouverture de paroles, sans craindre le jugement de l'autre.
Les entretiens retenus pour notre analyse se sont tous déroulés sans aucune difficulté. J'ai remis, dans le cas d'un enregistrement sonore, une copie de la cassette à chacun des intervenants, et j'ai demandé l'accord des partcipants, pour en laisser une copie au fonds des archives de l'association Lambda, au domicile de Monsieur Heribert M.. Tous ont catégoriquement refusé.

    Mon attitude, pendant tous les entretiens, a été celle de me tenir à l'écart de toute implication personnelle dans les propos tenus par les intervenants. Mes rares interventions ont été, outre la pose de questions, de réorienter l'entretien vers des sujets académiques, en laissant libre cours aux intervenants de présenter leurs récits de vie personnelle, qui est un point capital de la mémoire identitaire, car il laisse place à l'affectivité et aux valeurs qu'elle transporte. Lorsque mon approbation était demandée au cours de l'entretien pour confirmer ou infirmer des propos, je me suis contenté de reprendre la dernière phrase prononcée par l'intervenant, terminée par le pronom interrogatif "pourquoi", ce qui permettait de relancer le débat.

    La liste des sujets de la pré-enquête se présentait ainsi:

sujet Âge études Profession Né à Istanbul si non, nombre d'années en ville
Ali 34 primaire taxiste non 7
Aykut 23 univ. étudiant non 15
Cengiz 21 lycée étudiant oui
Koray 21 lycée étudiant oui
Murat 41 Lycée postier oui
Noam 30 univ. styliste oui
Ömer 28 univ. importateur non 8
suat 23 primaire balayeur non 5
Umut 21 primaire tailleur non 9
Ugur 24 univ. étudiant oui


    Les quatre (4) premiers entretiens n'ont pas suivi de modèle défini. Chaque sujet a développé son propre commentaire sur la base de l'identité, débordant très vite le cadre de la question pour entrer dans une pensée plus psychanalytique où les parents, le rôle sexuel, la religion, la démocratie et les modèles occidentaux n'étaient pas absents. Tous les sujets sauf un (1) se sont déclarés croyants, et tous ont tenu à aborder, à leur manière, les concepts moraux liés à la sexualité. Les problèmes qu'ils ont évoqués ont dans l'ensemble, sauf deux (2), eu rapport avec la conception religieuse de leur propre famille. Neuf (9) sujets sur les dix (10) en présence sont des musulmans. Un seul d'entre eux est juif.

Sur la base de ces premiers entretiens, une question a été formulée:
        "Existe-t-il selon vous un langage propre aux gays et comment définissez-vous l'identité gay à Istanbul?"
        C'est cette question qui a servi de question première et principale lors de l'enquête. Il s'agissait en fait d'obtenir par elle, une série de réponses concernant le comportement social, mais également linguistique des sujets interrogés. La dernière partie de la phrase "spécifique à Istanbul" revêt bien évidemment toute son importance quant à mes hypothèses de départ. De plus, les réponses des sujets, seulement à 50% stambouliotes de naissance, permettraient de repositionner Istanbul face aux autres villes et/ou villages turcs, dont les sujets sont originaires.

    Presque tous les sujets se sont définis comme "gay", et ont parlé du changement d'attitude entre les générations. Pour eux, il y a plus de modifications entre eux et leurs parents, que depuis plusieurs générations ascendantes. Mais l'ensemble des sujets ont insisté sur leur "normalité" au sein de la société turque, et refusaient de mettre leur marginalité sexuelle en avant pour définir les points forts de leur identité. Leur homosexualité n'était qu'une de leurs caractéristiques, au même titre que leur morphologie ou leur goût pour les baklavas...


    Les entretiens, dans leur ensemble, se sont déroulés sans problème, sauf celui réalisé avec Aykut, car il me reprocha de ne pas faire une enquête semblable auprès d'hétérosexuels et d'obtenir d'eux le regard qu'ils portaient sur les homosexuels. Il tenait avant tout à se définir comme un individu dans la norme et ne comprenait pas, ou feignait de ne pas comprendre, pourquoi le fait d'être homosexuel devait attirer la compassion ou la haine de la société turque.

    Tous ont indiqué utiliser cette langue dans des circonstances précises, lieux de rencontre, usage humoristique ou complicité plus rapprochée avec d'autres gays

    En conclusion, l'usage de cette "lingua gay" qui a connu un développement et une pérenité depuis le XVIIIième siècle, semble, en cette fin de Xxième siècle, céder le pas sur une identité qui retrouverait ses marques, non plus sur l'usage de léxèmes, qui ont servi de ciment à la communauté dans sa marginalisation sociale, mais bénéficiant de l'ouverture de la Turquie sur un modèle nord-américain, prend des marques identitaires dans des registres nouveaux: la musique, le cinéma, les habitudes vestimentaires, ou l'association politique.

    Ne court-on pas alors le risque de voir cette communauté, comme n'importe qu'elle autre qui suicrait les mêmes voies de reconnaissance sociale, suivre le chemin de l'isolement complet et par la même, connaître les abîmes du ghetto?

Copyright Philippe-Schmerka BLACHER © 2001


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