LA GESTION D'UNE EPIDÉMIE AU LONG TERME1

Rommel Mendès-Leité et Pierre Olivier de Busscher




La question de la prévention de la transmission du virus de l'immunodeficience humaine (vih ou hiv) par voie sexuelle est fort complexe, surtout pour la mise en oeuvre des " consignes " permettant d'éviter la contamination. Plusieurs études sociologiques, anthropologiques, psychologiques et épidémiologiques menées par des chercheurs qui s'intéressent au sujet font état d'un certain nombre de mécanismes et de variables qui jouent un rôle dans cette problématique.


Et si certaines barrières à la prévention existent indépendamment de l'orientation sexuelle (homosexuelle, hétérosexuelle ou bisexuelle) des individus, certaines d'entre elles sont liées, d'une manière directe ou nuancée, aux spécificités propres aux rapports sexuels entre hommes et femmes ou à ceux entre hommes2.


Toutefois, dans cet article, il ne sera question que des barrières à la prévention du sida dans la sexualité entre hommes, même si elles dépassent parfois ce cadre spécifique.


Nous n'avons pas la prétention d'établir un état des lieux en la matière mais plutôt d'attirer l'attention du lecteur sur un certain nombre de problèmes et de facteurs qui nous semblent d'une extrême importance.



1 Décalages entre imaginaires, identités, pratiques et comportements socio-sexuels.


 

Nous croyons que, pour être efficace, une politique de prévention doit se donner les moyens de connaître l'univers des représentations (l'imaginaire social), des comportements et des pratiques des individus qu'elle souhaite sensibiliser ainsi que la logique interne selon laquelle sont construites leurs identités sexuelles (ce que nous appelons la logique identitaire).


En fait, malgré les lieux communs à propos des " homosexuels ", les pratiques sexuelles entre hommes ne se déroulent pas toujours selon la même logique socioculturelle. Ainsi, les définitions de ce qui est considéré comme sexuel ou non-sexuel changent d'un moment historique à un autre ainsi qu'entre les différentes sociétés, tout comme les délimitations des comportements et pratiques sexuelles qui caractérisent une orientation hétéro, homo ou bisexuelle. D'ailleurs, ces catégorisations sexuelles n'existent pas toujours dans toutes les cultures ou ne sont pas toujours formulées de la même manière. De plus, à l'intérieur d'une même société les représentations sociales des (et sur les) " homosexuels ", autant que les vécus " homosexuels " (et hétérosexuels), se diversifient en fonction d'un certain nombre de variables géographiques (Mendès-Leite et de Busscher, 1993), économiques, culturelles, ethniques et générationnelles, pour ne citer ici que les plus significatives.


La diversité d'expressions des sexualités entre hommes peut donc être liée aussi bien à une identité socio-sexuelle affirmée (homosexuels, bissexuels) qu'à un décalage entre pratiques sexuelles et identité(s) sexuelle(s) (hétérosexuels ayant des rapports sexuels occasionnels avec d'autres hommes). De plus, les comportements des personnes à identité homosexuelle ne renvoient pas toujours à une identité sociale (Prieur, 1990) qui leurs donnerait le sentiment d'appartenir à une catégorie sociale spécifique, voire à une communauté. L'homosexualité est alors vécue comme quelque chose relevant exclusivement du domaine du privée, parfois même avec le refus catégorique de fréquenter ou de s'identifier au " milieu gai " existant autour des lieux commerciaux ou associatifs et perçus comme une espèce de ghetto.


Cette diversité des représentations et des vécus " homosexuels " renvoie à un problème concernant la prévention du vih, qui est peut-être celui qu'on a repéré le plus tôt. Pour que les gens se sentent concernés par les messages, il faut que s'établisse un processus d'identification entre eux et le langage (et les personnages) utilisé pour la prévention. Donc, pour les individus qui ne s'identifient pas comme des homosexuels, il ne doit pas être directement question " d'homosexualité ", le contraire étant vrai pour ceux qui vivent leurs rapports homosexuels selon une logique identitaire.


Une telle problématique est prise en considération depuis un certain temps déjà par les campagnes grand public que l'Agence Française de Lutte contre le Sida (AFLS) à l'intention des hommes qui ont des rapports sexuels avec d'autres hommes ou, pour les nommer autrement, les hommes entre eux.


Néanmoins, un des problèmes qui se posent est que les personnes à identité homosexuelle ne se sentent, quant à elles, pas réellement concernées par ce type de langage. Il est vrai que des messages de prévention à connotation " homosexuels " plus marquée sont diffusés par le biais des publications gaies, des lieux commerciaux ou du milieu associatif homosexuel. Certaines des pratiques sexuelles spécifiques (sodomie, fellation, fétichisme cuir, sadomasochisme...) ont ainsi été mises en rapport avec les risques de contamination dans une série de " petits livres " diffusés surtout dans le " milieu homosexuel ". Mais, lors des campagnes grand public, le " clin d'oeil homosexuel " est pourtant trop ambigu pour être perçu d'une façon positive par ceux qui se sentent intégrés à une catégorie sexuelle socialement revendiquée...


Cette nécessaire prise en compte de la très grande diversité des pratiques et des comportements ainsi que leur articulation ou non avec une logique identitaire peut alors rencontrer un nouvel écueil difficile à gérer : la tenue de deux discours différents (l'un jouant sur l'appartenance communautaire, l'autre plus subtil et plus diffus) sans que ceux-ci n'interfèrent de manière négative.


De surcroît, la mise en place des messages destinés aux populations non identitaires rencontre des obstacles matériels assez importants : elle réclame, outre des grandes campagnes " tout public ", un travail de terrain au jour le jour. C'est aussi parmi ces populations que l'on peut rencontrer des problèmes de double ou de triple marginalité : ce sont les populations immigrées pour qui la triade homo/bi/hétéro n'a pas beaucoup de sens (dans les pays méditerranéens, l'important étant souvent plus de savoir qui est l'actif et qui est le passif), ce sont ainsi les problèmes liés à la prostitution ; ce sont ceux, enfin, qui tournent autour de la sexualité dans les prisons.



2 Les mécanismes de " protection imaginaire "


 

Un phénomène moins connu et plus problématique concernant la prise de risque est celui que nous avons nommé ailleurs protections imaginaires (Mendès-Leite, 1992b). Le principe en est simple et s'appuie sur un constat : la connaissance de la prévention et des pratiques qu'elle propose n'entraîne pas nécessairement de modifications durables et systématiques des comportements. L'individu a alors recours à des mécanismes psychosociologiques qui vont lui donner l'impression de ne pas prendre de risques. L'un de ces mécanismes consiste en la présélection des partenaires sur des critères aussi divers que l'apparence extérieure (le look), l'âge, l'hygiène corporelle, la corpulence... Ainsi pour certains acteurs sociaux, un partenaire BCBG, bien rasé, musclé ou un peu rond et jeune apparaît comme " quelqu'un de bien " qui, dans leur imaginaire, ne saurait être contaminé et le recours au préservatif devient alors fort aléatoire.


De la même manière, les conceptions, très variables, de l'amour et de la fidélité interférent avec le recours au safer sex. Le plus souvent utilisé lors de première rencontre, le préservatif semble devenir bien encombrant lorsque, peu à peu, on tombe amoureux. Son abandon apparaît pour certains comme une véritable preuve d'amour et de confiance.


On a souvent insisté sur la monogamie et la fidélité comme moyen de prévention efficace. Certes. Mais là encore deux problèmes se posent. Primo, on peut être monogame et fidèle, mais changer de partenaires assez souvent. Cependant, la durée de relations affectives paraît souvent suffisant pour permettre aux acteurs sociaux l'abandon du préservatif (Apostolidis, 1993; Mendès-Leite, 1992a). Secundo, pour les couples formés depuis longtemps et qui, pour cette raison, ne pratiquent pas le safer sex, toute aventure extérieure de l'un des partenaires entraîne une prise de risque similaire par l'autre, ceci dans une espèce de pacte du silence : prendre des précautions, c'est reconnaître et avouer qu'on a trompé son partenaire (Mendès-Leite, 1991, 1992a ; Mendès-Leite et de Busscher, 1992).



3



L'effet " relapse " ou la gestion d'une épidémie au long terme


 

Ce phénomène, dont l'appellation peut-être jugée stigmatisante et certainement maladroite (Bochow, 1993 ; Mendès-Leite, 1992b), est lié à une reprise de l'épidémie depuis trois à quatre ans parmi les populations qui ont été les premières touchées et qui, par conséquent, pratiquaient depuis longtemps le safer sex. Les épidémiologues l'ont d'abord observé dans les communautés gaies de San Francisco et de New York. Les polémiques sans fin autour de son appellation, dans le cadre général des querelles byzantines du politicaly correct, ont peut-être masqué les implications d'un tel phénomène vis-à-vis de la prévention.


Le sida, qui apparaissait dans un premier temps comme un problème qui devait se régler à court puis à moyen terme, devient de plus en plus une épidémie dont la solution médicale est renvoyée à sine die. Des phénomènes de lassitude à l'égard du safer sex ou de découragements prennent alors une certaine importance. Là encore, nous nous trouvons face à la nécessité de dédoubler le discours : il faut, d'une part, faire adopter le sexe à moindre risque par toute une partie de la population, mais aussi le maintenir chez ceux qui le pratiquent déjà.


Ceci, nous semble-t-il, doit être mis en oeuvre en tenant compte de trois populations différentes que l'on peut situer par rapport à la chronologie historique de la maladie La première, la mieux connue, avait des pratiques sexuelles avant le sida : le double discours d'adoption ou de continuation du safer sex semble là le mieux adapté. La seconde génération, dont les limites sont assez floues, mais que l'on peut situer aux alentours des 25 ans, a fait son " éducation sexuelle " théorique avant le sida (prenons cette expression dans une acceptation très large : cette " éducation " passant aussi bien par les cours d'éducation sexuelle que par le visionnage plus ou moins clandestin de films pornographiques, par exemple) et a dû intégrer la donnée " sida " au moment des ces premiers rapports effectifs. Enfin pour les plus jeunes, qui commencent à vivre leurs premières expériences sexuelles depuis un an ou deux, le sida est une donnée depuis longtemps familière : or cette familiarité peut être problématique (" le sida je connais, donc je sais ce qu'il faut faire ") ; elle entraîne une forme de banalisation qui peut constituer un nouvel obstacle à la prévention.


On le voit, les obstacles qui se dressent face à la volonté de prévenir sont nombreux, de natures très diverses et leurs articulations aux pratiques sexuelles effectives sont complexes. C'est au prix d'une description fine, non seulement des pratiques sexuelles mais aussi de l'imaginaire des sexualités, ainsi que de la prise en considération d'un certain nombre de variables qui jouent un rôle dans la diversité d'expression des homosexualités que l'on pourra élaborer des politiques de prévention plus adaptées.


Une bibliographie générale pour l'article est accessible séparemment.



1

En collaboration avec P. O. de Busscher. Publication originale : Mendès-Leite, R. et de Busscher, P.-O. (1993) " La gestion d'une épidémie au long terme ". Sida : le combat. Les lettres françaises (hors série). Paris.

2

À propos des possibles dangers de contamination existant dans les sexualités des femmes entre elles (lesbiennes, bisexuelles, hétérosexuelles ayant aussi un vécu homosexuel...), la question est particulière et plus complexe, dépassant le cadre de nos recherches actuelles. Nous renvoyons le lecteur à l'article de Lhomond, 1992.

 

 

©Rommel Mendès-Leité

 


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