UN " BOULEVERSEMENT SCIENTIFIQUE " ?

LES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES

FACE A L'EPIDEMIE DU SIDA1

Rommel Mendès-Leité




L'épidémie de cette fin-de-siècle, le sida, a vraisemblablement bouleversé nos vies, réactualisant nos angoisses liées à la sexualité, à la mort, aux rapports à autrui, etc. Elle mine également nos certitudes concernant la maîtrise des maladies par les sciences biomédicales. Elle vient aussi mettre en question divers aspects des sciences humaines et sociales : les paradigmes épistémologiques adoptés, les méthodologies de recherches, surtout qualitatives, les rapports entre les chercheurs et leurs objets d'étude, etc.


Lors de son intervention à la VIII e Conférence internationale sur le sida à Amsterdam, en juillet 1992, le professeur John Gagnon2, sociologue, observait que le sida, entraînant une nouvelle médicalisation de la sexualité, donnait aux sociologues un nouveau rôle de " serviteurs " de la communauté biomédicale. Gardons cette remarque en mémoire et observons le domaine des sciences sociales en France pour comprendre son extrême pertinence.


Si la France connaît une tradition d'études historiques sur les sexualités (Flandrin, Foucault, Ariès), les sciences sociales (sociologie, anthropologie, psychologie) ont eu plus de mal à intégrer cet objet d'études dans le champ de leurs préoccupations. Ainsi, les chercheurs ne pouvaient le plus souvent s'occuper de tels problèmes que de manière connexe (malgré quelques notables exceptions, en particulier dans le champ des études féministes).


Le sida a peu à peu entièrement modifié ces données. Nous sommes à l'heure actuelle dans une situation assez ambiguë où, d'une certaine manière, l'étude des sexualités est fortement valorisée par l'attribution d'allocations de recherches ou de budgets mais où, en même temps, les institutions universitaires ou de recherche sont encore frileuses et tendent, malgré des progrès non négligeables, à peu valoriser les carrières des chercheurs ayant centrés leurs efforts sur cette étude.


Un autre effet de l'apparition de l'épidémie vih sur la scène sociale et nous revenons là dans le champ de l'analyse de John Gagnon est l'intérêt que portent les disciplines connexes de la médecine (sociologie de la santé, épidémiologie et santé publique) à des sexualités de plus en plus dégagées des simples préoccupations de procréations. Ces " rassemblements " autour de cet objet d'étude qui ne sont, déjà, pas toujours très évidents (un sociologue de la santé n'a pas forcément les mêmes méthodes ou habitudes de travail qu'une anthropologue féministe ou qu'un psychologue clinicien) se complexifient encore en raison d'un phénomène plus inattendu, l'intervention régulière et massive des acteurs sociaux. Militants des minorités sexuelles, personnes vivant avec le vih et travailleurs sociaux sont devenus des partenaires traitant le plus souvent sur un pied d'égalité, tant avec les chercheurs qu'avec les médecins et qui imposent un mot d'ordre assez neuf, du moins pour les sciences sociales, celui de l'urgence.


Un bon exemple de cet état de fait peut se suivre au travers des traditionnelles rencontres internationales où les chercheurs viennent présenter et confronter leurs nouvelles recherches et réflexions, Nous utiliserons la Conférence internationale sur le sida, qui a eu lieu à Amsterdam en juillet 1992, comme exemple pour illustrer notre propos.


Le contenu des diverses formes de contribution en sciences sociales sur les sexualités, présentées à ce colloque, s'inscrivait alors dans un continuum et, comme dans les autres domaines scientifiques représentés à l'occasion, il n'a pas plus dévoilé de données extrêmement novatrices qu'il n'a été le théâtre de coups d'éclat. Cependant, dans ce champ et sur le plan épistémologique, la conférence elle-même nous a amenés à soulever certaines questions. Tout d'abord, il est nécessaire de nous interroger sur la signification de la place qui a été consacrée à la recherche scientifique stricto sensu, dans notre domaine, par rapport aux récits d'expériences des travailleurs sociaux, des militants et des personnes touchées par le vih/sida. Est-ce que l'ampleur de l'espace donné au témoignage des divers acteurs sociaux dans la rubrique " social impact and response " était le symptôme d'une possible dévalorisation des sciences sociales et de leur apport à la recherche sur le sida ? La sociologie était-elle confondue avec un travail de description ou même de critique du social, mais sans un encadrement conceptuel et très souvent dans un manque d'élaboration théorique ?


Il ne s'agit pas de critiquer le droit à la parole des divers acteurs sociaux engagés dans la lutte contre le sida, mais plutôt de réfléchir sur les limites et sur les atouts existants dans la transformation d'une conférence scientifique en une conférence tout court ou, plutôt, dans un forum " pluraliste " où science, travail social et militantisme s'entrecroisent.


Toutefois, plutôt que d'étudier à qui appartient et de quel droit la " parole légitime ", le plus intéressant, à notre avis, est l'analyse des changements épistémologiques et méthodologiques que ce nouveau contexte entraîne dans les implications du rapport entre le chercheur et son objet d'étude. En fait, si la sociologie et les autres sciences sociales sont en principe vouées à l'analyse de nos sociétés contemporaines, l'étude des diverses facettes et implications sociales de l'épidémie du sida appartient au domaine de l'actuel et même du quotidien. Cette nouvelle conjoncture met en court-circuit la neutralité voulue par un scientificisme positiviste ainsi que la traditionnelle mise à distance du chercheur vis-à-vis de son objet d'étude : ce dernier devient aussi un sujet qui revendique son droit à la parole active et qui exige un retour pragmatique et concret des résultats de la recherche.


Dans les colloques sur le sida comme celui d'Amsterdam, les scientifiques ne se rencontrent plus seulement entre eux, mais sont aussi mis en présence de ceux qui, en plus d'être leur " objet-sujet " d'étude, sont les plus intéressés et d'une manière concrète et urgente parce que directement concernés.


D'un point de vue épistémologique, les champs des sciences humaines et sociales se trouvent donc assez bouleversés, par l'épidémie du sida, ceci d'autant plus que nous n'avons ici abordé cet aspect que dans une perspective concernant les sexualités. Des analyses similaires dans les champs de l'étude de la pauvreté, de la marginalité, de la criminalité et de la toxicomanie seraient certainement envisageables et nous serions tentés de lire des phénomènes du même ordre dans les diverses branches de la médecine.


C'est aussi en cela que le sida apparaît comme l'un des défis les plus importants de cette fin de siècle : il nous oblige à modifier nos habitudes, nos comportements, notre imaginaire et remet aussi en cause certaines bases de notre paradigme épistémologique. Ces circonstances exigent, en effet l'analyse d'un contexte d'urgence, voire d'une situation dans laquelle nous sommes partie prenante nous-mêmes, à différents degrés d'intimité et d'implication personnelle.


Dans ce nouveau contexte social et sociologique, de nouvelles thématiques à l'interface de la santé publique et de la socio-anthropologie des sexualités, font appel à des innovations méthodologiques certaines. Ceci se fait sentir surtout lorsqu'on doit étudier des microcosmes urbains grâce aux méthodes qualitatives qui connaissent un nouvel essor, comme l'observation participante, et qui, dans l'étude des sexualités et du sida, contribuent également à la réactualisation du vieux débat autour de la complexité de l'implication personnelle du chercheur vis-à-vis de son " sujet-objet " d'étude.


L'observation participante, méthode anthropologique classique3, est un outil idéal pour appréhender dans tous ses aspects le tissu des interactions sociales ainsi que l'imaginaire social qui les structure. Étant une méthode d'investigation " flexible ", elle ne présuppose pas forcément l'évaluation de modèles explicatifs, hypothèses ou théories préconçues, tout en faisant appel à un cadre théorique précis qui doit être associé à une importante rigueur méthodologique. En ce sens, l'observation participante nous met en contact permanent avec le terrain, sans perdre de vue l'aspect humain et les nuances intrinsèques à la vie sociale, souvent voilées par les séries et formules statistiques. Comme l'affirment Taylor et Bogdan4, " lorsqu'on étudie les personnes qualitativement, on parvient à les connaître personnellement et à expérimenter ce qu'elles ressentent dans leurs luttes quotidiennes en société. On apprend ce que signifient pour elles des concepts comme beauté, douleur, foi, souffrance, frustration et amour, et dont l'essence se perd avec d'autres approches d'investigation sociale ".


Par ailleurs, les recherches qualitatives adoptent le point de vue phénoménologique pour lequel il est essentiel de comprendre les acteurs sociaux selon leur propre logique, en essayant de saisir les références qui leur servent de paramètre5. Pour cela, le chercheur doit considérer toutes les " visions du monde " comme valables en soi sans en privilégier aucune (fût-ce la sienne propre) comme représentant " la vérité "6. En conséquence, elles sont toutes également importantes comme sujet de recherche7.


Bien évidement, un sujet aussi délicat et difficile - pour ne pas dire tabou - que les sexualités, peut être appréhendé d'une façon beaucoup plus fine et nuancée par des méthodes qualitatives. L'observation participante et les contacts directs avec les individus, en situations d'interaction et de tête-à-tête, sont des outils indispensables pour saisir l'influence du contexte culturel ainsi que celle du milieu d'insertion sociale des personnes dans leurs perceptions et, par conséquent, dans la concrétisation des sexualités.


Ainsi, quelques recherches8concernant la sexualité entre hommes lors des véritables rituels de rencontre9dans des saunas, des cinémas pornographiques ou d'autres lieux de drague, font état de la nécessité ressentie par certains chercheurs de pousser leur observation participante du " simple voyeurisme " jusqu'à une participation observante, afin de saisir toutes les nuances des négociations effectuées par les acteurs sociaux dans le souci de bien gérer leurs risques de contamination.


Les différentes formes de drague et de sexualité, homosexuelles ou hétérosexuelles, qui ont lieu dans des endroits publics ont déjà été le sujet de quelques travaux sociologiques10, le niveau de l'implication de l'observateur étant variable mais, en général, il ne va pas jusqu'à sa participation aux activités sexuelles du groupe observé. D'autres recherches concernant des thèmes semblables montrent aussi cette diversité d'implication et d'approche : Church et. al. (1992). ont eu recours à des questionnaires pour étudier les activités sexuelles entre hommes dans des toilettes publiques à Londres; Zuilhof (1992) affirme que les volontaires participant à un projet pour la diffusion du safer sex dans les lieux de drague homosexuelle néerlandais avaient comme consigne de ne pas s'engager dans des activités sexuelles pendant leur travail de contact avec les habitués de ces sites. En revanche, l'étude suédoise de Henriksson et Mansson (op. cit.) sur les rapports homosexuels dans des vidéoclubs pornographiques, ainsi que celui de Bolton, Vincke et Mak (op. cit.) sur les sexualités entre hommes dans des saunas en Belgique, montrent l'importance d'une implication personnelle totale du chercheur pour réussir à saisir toute la complexité et les nuances de ces rituels sexuels. D'ailleurs, dans un autre article publié récemment, Bolton (1992) nous rappelle que l'observation participante sexographique peut faciliter l'accès aux hommes ayant des pratiques homosexuelles sans pour autant avoir une identité homosexuelle. Dans le même texte, il nous montre comme ce genre de démarche peut aussi amener le chercheur à réviser les résultats obtenus par le biais d'autres méthodologies.


Bien évidement, ce genre d'implication dans le contexte d'une recherche scientifique sur les sexualités fait aussi appel au renouveau de l'approche éthique des sciences sociales, fondamentale dans ce contexte. Cependant n'oublions pas, tout de même, l'exemple des pionniers de l'anthropologie sociale, comme B. Malinowski ou M. Mead: quelquefois participer aux rituels " indigènes " implique de briser certains tabous...





Bibliographie :

Une bibliographie générale pour les articles de Rommel Mendès-Leité disponibles sur le site est accessible séparemment.


1

Texte reprenant les articles suivants : Mendès-Leite, R. et de Busscher, P.-O. " Science ou idéologie ? " Les Lettres Françaises. Paris, 1992; Mendès-Leite, R. " Participation observante ". Le Journal du Sida (43 - 44). Paris, Arcat Sida, octobre - novembre 1992; Mendès-Leite, R. et de Busscher, P. -O. " Un Bouleversement Scientifique ? Les Sciences Humaines et Sociales face à l'épidémie du sida. " Sociétés, revue de Sciences Humaines et Sociales (42). Paris, Dunod, 1994.

2

Gagnon, John, Communication à la Session 52, Human Sexuality, Amsterdam, VIII International Conference on AIDS, 21 juillet 1992.

3

Voir, par exemple, Becker, 1985; Lewis, 1965; Malinowski, 1985; Mead, 1963.

4

Taylor et Bogdan, 1986 : 21.

5

Cf. Blumer, 1966, 1969.

6

Bien évidement, en utilisant ce genre de méthode le chercheur doit prendre aussi en considération le fait que " les matériaux de recherche sont le produit du rapport social qui sous-tend leur production ". Et aussi que, " contrairement à la conception positiviste qui voit dans l'application de techniques confirmées de recueil et de traitement de données le gage de la scientificité, la pratique de l'histoire orale confronte le chercheur à une interaction qu'il ne peut jamais maîtriser complètement " (Pollak, 1987 : 18).

7

Cf. Bruyn, 1966.

8

Bolton, Vincke et Mak 1992; Henriksson et Mansson, 1992.

9

Dans le sens de Maffesoli , 1985.

10

Par exemple, Delph, 1978; Douglas. et. al., 1977; Humphreys, 1970; Holter, 1981.

 

©Rommel Mendès-Leité

 


© Le séminaire gai est un portail qui existe depuis 1998. Il est destiné à favoriser la dissémination des recherches sur l’homosexualité.