Version originale : Mendès-Leite, R. " Michê: la masculinité au marche ou les aléas de la "prostitution virile" au Brésil " in Mendès-Leite, R. (dir.) Un sujet inclassable ? Approches sociologiques, littéraires et juridiques des homosexualités. Lille, GKC, 1995.

 

MICHÊ : LA MASCULINITÉ AU MARCHÉ

ou LES ALÉAS DE LA " PROSTITUTION VIRILE " AU BRÉSIL1

Rommel Mendès-Leité



À la mémoire de Néstor Perlongher


Les touristes homosexuels européens qui visitent le Brésil parlent beaucoup des opportunités sexuelles, prétendument faciles à trouver dans ce pays : les machos brésiliens ne seraient pas insensibles à l'attirance homosexuelle, aux partenaires de même sexe...


En fait, les choses sont plus nuancées qu'on le pense. Je crois qu'il faut surtout prendre en considération le fait que les définitions d'orientation sexuelle du monde occidental contemporain (hétérosexuel, homosexuel, bisexuel) ne sont pas valables de la même façon partout, même si elles sont très diffusées au point d'être considérées comme " le " modèle explicatif.


Pour mieux développer mes propos, je voudrais d'abord, en suivant l'exemple de MacIntosh (1968) effectuer une distinction entre les rôles, les comportements, les catégorisations et les identités (homo)sexuelles. C'est un artifice théorique qui peut rendre plus compréhensibles certains aspects des sexualités humaines. Prenons quelques exemples. Le rôle, selon le Petit Larousse, est " ce que doit dire ou faire un acteur, un danseur, dans une pièce de théâtre, dans un film, un ballet ; personnage représenté par l'acteur. " Si on rapporte cette définition à mon point de vue, je dirais que le rôle sexuel est ce que la société attend d'une personne en ce qui concerne sa catégorie socio-sexuelle (son personnage dans la " comédie " des sexualités). Si nous parlons, par exemple, de rôle du genre, nous faisons référence à la masculinité et à la féminité. Autrement dit, la société veut qu'un homme ait certains comportements, des pratiques déterminées, parce qu'il est considéré comme masculin. En revanche, il faut qu'il se comporte selon les " règles " de ce rôle (qui, de nos jours, deviennent toujours plus floues) pour être considéré en tant qu'individu masculin. Tel est le cas parce que la société a " l'habitude " de souhaiter que les individus " mâles " (sexe biologique) soient masculins (sexe social ou genre) pour appartenir à cent pour cent à la catégorie socio-sexuelle (au personnage) " homme. " Il en va de même pour les " femelles ", que la société veut féminines pour les considérer en tant que femmes à part entière. Bien sûr, il s'agit là de stéréotypes considérés comme idéaux et qui ne correspondent pas toujours à la " réalité " individuelle, surtout parce que ce qui est considéré comme masculin ou féminin change avec l'histoire, l'âge des individus, d'une couche sociale à l'autre, dans les différents milieux et même entre les sociétés. Néanmoins, les rôles consacrés socialement comme modèles sont la référence pour les changements existants.


L'individu construit son identité sexuelle en liaison avec la catégorie socio-sexuelle à laquelle il est identifié, et surtout à laquelle il s'identifie lui-même. Il a un sentiment d'appartenance au modèle (rôle, comportements) correspondant à cette catégorie : il est perçu ainsi (parce qu'il le démontre par son comportement) et il se sent comme ça ; bref, il est cela.


Existent aussi des catégories socio-sexuelles liées aux orientations sexuelles, c'est-à-dire à l'objet de désir de la personne. Ainsi, un individu qui a une attirance pour quelqu'un de son sexe est socialement considéré comme appartenant à la catégorie " homosexuel ". La suite, " hétérosexuel " et " bisexuel ", est logique et bien connue. Selon notre raisonnement précédent, à la catégorie " homosexuel ", correspondent socialement un rôle et des comportements, et l'individu qui a un sentiment d'appartenance à cet " ensemble " aura une identité homosexuelle2. En fait, il n'existe pas un seul rôle homosexuel, mais plusieurs, correspondant chacun à des comportements distincts. Les homosexuels, conscients ou non de leurs différences internes, ont toute une série de vocables pour représenter leur diversité. En fait, ces vocables désignent aussi des catégories socio-sexuelles, crées par les homosexuels eux-mêmes, mais parfois aussi par les " autres ". Un exemple est la catégorie " gai " , ou d'autres, plus " populaires " (et parfois péjoratives) , comme " tante " ou " minet. " Ces catégories font référence à des choses diverses comme le genre (" tante " = homosexuel efféminé) ou l'âge (" minet " = jeune homosexuel). Pour un anthropologue social, cette " rhétorique " socio-sexuelle est un des ponts forts pour mieux connaître l'univers des homosexualités.


D'autre part, certains individus qui ont des comportements homosexuels n'ont pas forcément une identité homosexuelle, ni même bisexuelle. C'est-à-dire, qu'ils font mais ils ne sont pas, du moins de leur point de vue. Ces décalages entre pratiques, comportements et identités sexuelles font partie du phénomène que j'appelle " ambigusexualité ", sujet d'une des recherches que je développe actuellement. Cette notion théorique peut être utile au chercheur qui veut comprendre comment les gens se représentent à eux-mêmes par rapport à leurs comportements sexuels. Bien sûr, l'identité des personnes va influencer certainement la majorité de leurs comportements, voire la totalité. Séduire un homme à identité hétérosexuelle qui a des pratiques sexuelles avec des partenaires de son sexe ne se passe donc pas de la même façon qu'avec celui qui a une identité homosexuelle. Les styles de pensée, de vie et de rapports sont en général bien différents. Parfois, si on passe par la parole (affirmation du type : " si tu baises avec un mec, tu es aussi bien pédé que moi. "), cela peut déclencher des réactions inattendues, voire la violence. Je ne veux pas entrer dans la question de la liaison entre l'homophobie d'un individu et la non-acceptation de ses propres pratiques sexuelles ou une possible crise de son identité. C'est une explication tout à fait possible, mais qui, pour le moment, ne m'intéresse pas dans ce contexte. Je voudrais plutôt revenir au Brésil, où il existe nombre de garçons qui ont des pratiques homosexuelles sans pour autant avoir une telle identité.


Il n'y a pas longtemps, un sociologue d'origine argentine, Néstor Perlongher, enseignant dans une université brésilienne, a fait une recherche pour sa thèse de Mestrado (Master Scientæ). Il a choisi comme sujet la prostitution des garçons au centre ville de São Paulo, la plus grande ville du Brésil et d'Amérique du Sud (la " Grande São Paulo " a à peu près cinq fois plus d'habitants que la région parisienne). Une fois soutenue et approuvée, sa thèse a été publiée et le livre a connu un relatif succès (Perlongher, 1983). Il illustre bien certains des aspects théoriques que je viens d'expliquer et nous donne surtout une bonne vision de l'univers mystérieux (et dangereux) de la " prostitution virile " des grandes métropoles.


Voici quelques-uns des aspects exposés par Perlongher dans son livre sur les michês, les garçons qui font le trottoir au centre ville des métropoles brésiliennes.



1


 

Jeunesse et masculinité : fantasmes à vendre


 

Les deux types dominants de prostitution masculine au Brésil sont celui des travestis (prostitués efféminés et habillés dans une tenue féminine3) et celui des michês (prostitués virils). En fait, entre ces deux extrêmes, il existe toute une gamme variée d'attitudes des prostitués, comme on le verra par la suite.


Le mot michê désigne aussi bien le garçon viril qui se prostitue, que l'acte lui-même de prostitution (on dit " faire un michê ", l'équivalent en français est " faire une passe "). Ces garçons sont en général jeunes et ont une allure très macho. Cela correspond aux demandes du marché : virilité et jeunesse sont les fantasmes les plus recherchés par les clients. En fait, les michês sont en général assez jeunes, se situant entre 15 et 25 ans, au contraire des clients, qui ont en majorité au moins 35 40 ans. Il existe aussi des michês très jeunes : la revue brésilienne Isto É, dans un reportage publié lors de la sortie du livre de Perlongher, parle même d'adolescents de 13 ans. Certainement, la valeur marchande de ces derniers doit être élevée, compte tenu de leur rareté et de la demande : comme la pédophilie et la pédérastie sont socialement stigmatisées, les pédophiles et pédérastes n'ont parfois d'autres possibilités que celle de payer pour avoir accès à un objet sexuel rare et, en règle générale, " prisonnier " des institutions de protection.


Le début de la " carrière " du michê est quelquefois bien subtil, comme l'a raconté l'un des interviewés de Perlongher:


" À l'âge de 15 ans, j'avais l'habitude de baiser avec un gars beaucoup plus âgé que moi et j'ai réalisé qu'il avait de l'argent pour me payer les heures de plaisir qu'il trouvait auprès de moi. Nous n'avons pas convenu de cela mais, après les premières baises, il a pris l'habitude de glisser quelques billets dans ma poche. Alors, j'ai découvert une source de revenu qui associait l'utile à l'agréable : j'aimais bien baiser avec lui et aussi j'avais besoin d'argent. "


Un autre michê témoigne:


" C'est un processus. Au début, on est un gosse. On ne connaît pas encore les comportements, les rôles, les rituels de ce milieu. On est quelque chose de rare, que les clients aiment bien. Par un processus, de garôto, on passe à un stade je dirais plus professionnel, quand on connaît qui a de l'argent et qui n'en a pas. On arrive à entamer une conversation, à donner l'apparence de correspondre aux fantasmes du client, à le faire payer bien, à profiter des occasions et de l'argent. "




Garôto est le mot utilisé par les Brésiliens pour nommer les jeunes adolescents en général. Dans le contexte de la prostitution de rue, c'est ainsi qu'on désigne le jeune de 15-16 ans qui vient au centre ville pour chercher des aventures sexuelles avec des homosexuels, mais qui n'a pas encore d'expérience dans " les affaires ". Comme les garôtos sont encore très jeunes, il n'est pas toujours possible de les classifier dans l'une des catégories de genre, mais, en général, ils se disent machos. Il existe aussi une autre catégorie pour faire référence à ceux qui sont encore plus jeunes: éré (une dénomination d'origine africaine, plus utilisée par les travestis) désigne les jeunes prostitués entre 11 et 14 ans. Enfin, le michê-bicha-baby est un type de michê-bicha (efféminé, mais sans se travestir), mais plus jeune : en général des adolescents qui se prostituent à la sortie de leur travail. Une sorte de version " précoce " du michê-bicha. En fait, les michês considérés comme jeunes sont ceux qui ont moins de 20 ans ; ceux qui ont la vingtaine ou plus sont déjà considérés comme " âgés ".


Le rituel de la drague implique certains artifices d'habillement, qui sont considérés importants par les michês aussi bien pour marquer leurs différences vis-à-vis des bichas, en ayant recours à des " signes de virilité ", mais aussi pour mettre en valeur certains de leurs attributs, recherchés par les clients. Les michês plus expérimentés disent qu'il faut porter plutôt des baskets que des mocassins ou chaussures et des blue jeans décolorés. Selon eux, porter des lunettes n'est pas souhaitable, ni être trop bien coiffé : il vaut mieux donner une impression plus rude. Il ne faut pas marcher trop vite et encore moins gesticuler ou faire des grimaces, car on risque d'être confondu avec une bicha. Parfois les michês superposent deux pantalons pour donner l'impression d'avoir des " jambes de footballeur " et placent même des rouleaux de papier toilette sous la braguette, pour augmenter le volume visible de leurs organes génitaux, le fétiche le plus recherché sur le marché :


" Il faut mettre du papier ou de la gaze dans le slip pour donner l'impression d'une queue plus grande, mas ça ne marche pas beaucoup : les bichas peuvent finir par découvrir la duperie et ça sera encore pire ! Alors, le michê doit montrer ce qu'il a. J'ai des pantalons "spéciaux " , blancs, très collants, qui marquent bien ma bite. Le michê se touche souvent la queue ; c'est classique et donne le résultat désiré. D'autre part, cette attitude le rend plus facilement repérable par les bichas ".


" Au contact avec le client, la règle d'or est de donner toujours un faux prénom, de préférence d'origine étrangère : ça fait sophistiqué ! C'est bien aussi d'avoir une conversation la plus brève possible ; dans le cas contraire la fascination initiale subie par le client peut disparaître. Quand un client commence à parler beaucoup, à demander l'âge du michê, ses origines, qu'est-ce qu'il fait, ça veut dire que l'affaire ne marchera pas. Quand un client a vraiment tesão (envie, désir), il veut baiser tout de suite et il n'arrive pas à penser ! Quand il commence à réfléchir trop, le mieux est de se casser ".




À l'inverse, pour le client, entamer une conversation est considéré comme étant plus sage, histoire de connaître un peu le michê pour voir s'il n'est pas dangereux. Quelques détails sont aussi considérés comme importants par les clients observateurs. Par exemple, si le michê porte un sac à dos ou une valise, ça veut dire qu'il ne sait pas où passer la nuit et il va vouloir le faire chez vous, voire vous demander plus d'argent pour pouvoir se payer un voyage.


Le contact initial s'effectue surtout à partir d'un échange de regards et des signaux (le michê touche son pénis, par exemple) . En suite, on se met d'accord sur les conditions du " contrat " (la passe). Une règle fondamentale dans ce milieu concerne le danger que peut représenter le partenaire. En fait, les clients, pour une question de sécurité, préfèrent amener les michês dans des hôtels de passe, même s'il ne faut pas trop compter sur l'aide des employés de l'hôtel en cas d'agression. Par contre, les prostitués préfèrent nettement aller chez les clients parce qu'ils auront plus de liberté, éventuellement de la nourriture et des boissons alcoolisées, et pourront parfois même passer la nuit et dormir. De plus, il leur sera plus facile de retourner chez ces clients, s'ils ont besoin d'un coup de main, d'un peu plus d'argent, ou s'ils veulent leur faire du chantage.



2



Les gens " normaux " attirent les " déviants "


 

Les michês, qui, en grande majorité, s'affirment hétérosexuels, se considèrent comme des individus " normaux ", qui sont " obligés " de se prostituer provisoirement pour un besoin d'argent et qui laisseront tomber " cette vie " dès qu'ils trouveront un emploi stable. C'est un discours constant chez eux. Ils ont aussi l'habitude de regarder leurs clients homosexuels comme des bichas, c'est-à-dire pour eux des " anormaux ". Selon Perlongher, le fait d'adopter des comportements en accord avec les paradigmes discursifs et gestuels de la masculinité " normale " leur donne cet alibi. Suivant cette logique, puisque hétérosexuels et machos, ils sont comme tout le monde : les " déviants " sont les clients, sur qui ils déchargent le poids social de leur propre stigmate.


Ces derniers, de leur côté, disent parfois que " n'importe quel macho demande de l'argent pour dissimuler le fait qu'il baise avec un autre homme ". Pour ma part, je dirais qu'il ne faut pas vouloir expliquer cette question en termes d'une identité socio-sexuelle " cristallisée ", mais plutôt comme une " dérive " entre identité et comportement sexuel, une des facettes du phénomène que j'appelle " ambigusexualité " (Mendès-Leite, 1988)


De toute façon, qu'on soit homosexuel ou non, la virilité a une très grande valeur marchande dans les affaires des michês. La diversité des catégories utilisées dans ce milieu pour rendre compte des nuances de genre (masculinité et féminité) et des comportements (" actif " ou " passif ") le démontre. D'ailleurs, rappelons que Mauss disait que la diversité et le nombre de dénominations existantes dans une culture pour désigner un certain phénomène et ses variations montrent bien la valeur qui lui est attribué par cette société. Ainsi, dans l'un de ses bulletins4, le Groupe Gay de Bahia est arrivé à environ cent cinquante quand il a essayé de lister la majorité des mots existants au Brésil pour désigner les " homosexuels "...


La recherche du sociologue argentin-brésilien montre que, dans le milieu de la " prostitution viril " , le michê-macho ou michê-mesmo (" vrai michê ") est celui qui se montre super masculin à travers son langage corporel, se disant toujours " actif " et " hétérosexuel " (en général, les clients cherchent des garçons soi-disant hétérosexuels). Selon l'un d'entre eux, " les vrais michês sont ceux qui sont noirs, toujours machos et qui ont une queue énorme ! "


Le michê-gai ou michê-entendido, par contre, est celui qui " assume " une identité homosexuelle, mais qui continue à se prostituer auprès des corôas (hommes mûrs ou âgés) et mariconas (" tantes "). Le michê-gai a en commun avec le michê-macho le recours à une allure masculine pour attirer la clientèle, sauf que le premier l'emploie d'une façon plus discrète.


Si la distinction entre michê-macho et michê-bicha est claire, les limites entre michês-gais et michês-bichas sont plus floues. Ces deux types " non machos " sont minoritaires. Le michê-gai (ou michê-entendido) est une " nouvelle espèce " de michê, qui n'a pas l'air d'en être un. D'autre part, le michê-bicha est le plus efféminé, mais qui n'est ni " folle " ni travesti. Selon un témoin,


" la division entre michês-machos et michês-bichas est tranchée : il y a un besoin de se différencier. Les michês-bichas ont des relations avec les travestis, qui les protègent. Toutefois, les michês-machos ne sont pas agressifs à l'égard des michês-bichas. Non seulement parce qu'ils considèrent qu'ils sont tous dans la même galère, mais surtout parce que ces michês-bichas sont habituellement les protégés d'un travesti. Et, puisque le travelo est un type dangereux, alors, ni les michê-machos ni les malandros (voyous) n'aiment les déranger. Ils savent que les travestis sont vraiment violents quand ils veulent se faire respecter. En fait, les travestis accordent une sorte de protection à la fragilité des michês-bichas. ".


Quand les michês-bichas vont en prison, ils préfèrent rester avec les travestis qu'avec les malandros, parce qu'avec ces derniers, ils risquent d'être violés. Le michê-macho qui effectue un séjour en prison aux côtés des malandros sera moins fréquemment violé, parce qu'il joue le macho, comme les homens (hommes). S'il le faut, il se bagarre, saigne, mais ne " donne pas le cul " aux malandros.


Une catégorie méprisée est celle du michê-gilette (aussi connu comme michê-panqueca [crêpe] , ou encore michê-tanto-faz [peu importe]) : celui que vira (se tourne) , c'est-à-dire qui accepte publiquement d'être aussi bien " actif " que " passif. " Un michê-panqueca a déclaré qu'en général,


" les clients demandent : "Qu'est-ce que tu fais (au lit) ?" On doit être malin pour ne pas perdre le client. D'entrée, on doit dire qu'on ne fait que comer (manger, c'est-à-dire, sodomiser). Mais si le type est intéressé par autre chose, il va trouver un moyen d'élargir la conversation, d'amplifier le jeu pour donner la possibilité du michê de se laisser aussi enculer s'il veut ".


La masculinité et le rôle " actif " dans la pénétration étant étroitement liés dans l'imaginaire sexuel brésilien, les michês se sortent parfois de certaines situations ambiguës avec des affirmations du genre : " Je suis macho même quand je suis en train de me faire enculer. "


En fait, selon un client,


" la situation classique est la suivante : le michê dit toujours qu'il ne fait qu'enculer, mais, parfois, ce n'est que le discours qu'il tient dans son propre milieu. Il ne pourrait pas faire autrement : s'il admet qu'il se laisse enculer, le client peut ensuite le raconter aux autres clients et michês, ce qui va faire tomber sa valeur marchande et aussi en faire la cible de toutes le sortes de moqueries de la part de ses collègues. Alors il dit: je ne fais que comer (sodomiser), mais, parfois, il peut arriver qu'une fois au lit, si le client essaye de l'embrasser, de lui introduire le doigt dans le cul, de lui mettre sa queue entre ses jambes, voire même de l'enculer, il se laisse faire. Surtout si on lui promet plus d'argent. Par contre, il peut arriver qu'il considère cela plutôt comme une offense à sa virilité, comme une blessure : alors la réaction peut-être très violente, pouvant aller jusqu'au meurtre. "




D'après un autre client,


" il y a un mythe : tout le monde pense que la majorité des michês (80 % ou 90 %) ne sont qu'actifs. C'est complètement faux ! Ce n'est vrai, en fait, qu'à peu près pour la moitié des cas. Un mec ne peut arriver à avoir cinq ou six rapports sexuels par nuit que s'il est passif au minimum dans 50 % des rapports! "




Selon Perlongher, le michê plus professionnel évite tout simplement d'éjaculer pour parvenir à conserver des performances convenables aux cours des cinq ou six rapports sexuels qu'il a, en moyenne, par nuit. Mais ceci peut poser un problème parce que certains clients exigent de voir l'orgasme du prostitué :


" Ils veulent qu'on aille jusqu'au but du rapport, qu'on arrive à jouir dans leur cul, chose que je ne fais presque jamais. Mais certains types l'exigent parce que, pour eux, cela veut dire qu'ils ont à rester avec eux jusqu'au bout. Certains arrivent même à se sentir laids ou indésirables autrement : ils veulent sentir qu'ils sont capables de faire jouir l'autre ".


 


De son côté, le michê essaye de s'en sortir avec toute une mise-en-scène. Des cris et chuchotements. Mais il arrive aussi que certains clients lui demandent de jouir sur le visage : dans ce cas-là, aucune échappatoire est possible.


Ces catégories de genre sont parfois bien interchangeables selon le hasard et l'occasion (encore une fois, " l'ambigusexualité "). Ainsi, un michê pourra être macho dans un certain contexte, et bicha (ou gai) dans un autre. Parfois, la variation pourra se produire dans le même endroit, ce que je nomme " performance circonstancielle ". Un exemple nous est donné par un michê :


" Je suis arrivé dans une fête avec une bicha, un client. Là-bas, il y avait des bofes (boys-machos, d'autres michês) et des mariconas (tantes). Mais j'ai trop bu et, tout d'un coup, j'ai commencé à desmunhecar (gesticuler beaucoup, se comporter comme une " folle ") , à faire des grimaces féminines, à devenir une bicha. Alors, la bicha qui était avec moi (le client) est devenu un " macho " pour pouvoir se disputer avec les autres michês présents, qui ont voulu profiter de mon état pour me baiser ".




Un autre michê, un " vrai professionnel " a résumé toutes ces questions de la façon suivante :


" Je n'existe pas en tant que personne : je n'existe que comme un fantasme du client. Je ne suis jamais moi-même : je serai le personnage que le client veut que je sois. Ce que je fais est de comprendre subtilement ce qu'il veut et j'essaye de jouer ce personnage-là. La meilleure façon de faire ça est de rester froid, mentalement "vide ", sans réfléchir ni penser à rien. Alors, on commence à capter ce dont il a envie ".




Et un client semble être tout-à-fait d'accord avec lui, quand il dit: " Quand je paye un michê, je ne paye pas un mec : je paye un fantasme. Et ce n'est que pour cela que je le paye. "



3



Les clients vus par les michês


 

Dans son livre, Perlongher nous dit qu'apparemment, une quantité proportion considérable d'homosexuels utilise de temps en temps les services des michês, en échange d'argent, de cadeaux ou de tout autre type de rétribution (comme des dîners ou l'hébergement). Dans ces derniers cas, la condition de prostitution peut rester dans le non-dit. Même les clients qui sont des habitués préfèrent rester très discrets par rapport à cela, n'en parlant qu'à leurs intimes. Cela s'explique par le fait que, dans la " sous-culture homosexuelle ", le fait de payer un prostitué est considéré comme un signe de manque de prestige, de décadence de l'individu en termes de valeur érotique sur le marché (à cause de l'âge ou de la non-appartenance aux critères physiques consacrés par le milieu) , ce qu'il compenserait par le pouvoir de son argent. Parfois c'est tout simplement le désir du client qui le fait chercher des " professionnels " , soit parce qu'il est attiré par ce genre de rapport, soit (aussi) parce qu'il cherche des partenaires d'une couche sociale plus démunie, en identifiant les garçons rudes et malhabiles aux stéréotypes de virilité, de machisme.


Il existe aussi, selon l'imaginaire de ce milieu, le cliente-enrustido (client-coincé), d'ordinaire marié, qui a des enfants et qui cherche des aventures rapides et sans lendemains : ce qui est " pratique " avec les michês parce qu'entre eux, ce sont ces règles qui prévalent en général.


Les clients sont aussi catégorisés par le milieu selon leur statut socio-économique: mariconas (clients efféminés, folles), tumbada (morte : désignes les clients pauvres), fodida (baisé : le riche que se promène dans une voiture de luxe), pôdre (pourrie : riche, âgé et snobe). Ou encore, des clients executivo (cadre : celui qui a un bon revenu et une apparence d'allure masculine) ou professôr (professeur : l'intellectuel, qui attire les garçons par le charme de son discours plutôt que par son argent). Les michês qui aiment ce dernier type de clients en profitent pour acquérir des connaissances et avoir un certain " vernis mondain " qui pourra leur être utile professionnellement. Un michê a résumé ce type de rapport en disant qu'il leur donne la possibilité " d'avoir de l'argent dans les poches et de la culture dans la tête ". En général, en ce qui concerne les catégories de genre, celui qui paye un michê sera automatiquement considéré par eux comme une bicha (ce qui, dans le discours utilisé par les michês pour désigner les clients en potentiel, n'est appliqué en règle générale que pour désigner les travestis, les hommes très efféminés (folles) ou, plus rarement, les entendidos). Parfois, il y a aussi des clients machos qui se disent invariablement actifs et qui essayent de convaincre les michês de se laisser sodomiser, ce qui, quelquefois, se termine par la violence voire le meurtre.


Perlongher a aussi décrit une " typologie sentimentale " des clients, établie par un michê ironique :


" le client piedoso (pieux) est celui qui a un discours du genre "tu devrais laisser tomber ton style de vie et baiser plutôt par amour que pour l'argent" ; en fait il veut plutôt baiser gratuitement ou en payant moins. D'autre part, il veut aussi se faire ami pour ne pas être soumis à de possibles violences et, si cela arrive, il joue les martyrs. Les clients " dépressifs " sont terribles! Ce sont ceux qui, à la fin, ont des regrets et commencent à pleurer, veulent se suicider, se saoulent et me provoquent plutôt nausée que pitié. Et il y a aussi les clients namorados (amoureux) , qui tombent amoureux des michês, nous suivent partout, proposent n'importe quoi, même qu'on emménage chez eux. Ils sont insupportables! "




Les michês du centre ville de São Paulo sont surtout originaires des couches sociales pauvres qui habitent les banlieues. Beaucoup d'entre eux sont aussi des voyous. Il existe une grande majorité de noirs et de métis typés, mais les rares blonds peuvent être ultra-valorisés, compte tenu de leur " exotisme ", surtout par les clients de la classe moyenne supérieure. Pourtant, il existe aussi une certaine identification entre " blanc et blond aux yeux clairs " à la féminité, ce qui les dévalorise aux yeux d'une bonne partie du marché. On remarque aussi un certain préjugé à l'égard de la couleur foncée de la peau : une sorte de racisme qui, comme pratiquement partout au Brésil, se confond avec les préjugés socio-économiques. Néanmoins, même si les michês noirs sont les victimes préférées de la police, les formes subtiles de racisme existantes n'empêchent ni l'existence d'une grande majorité de michês noirs et métissés, ni les rapports sexuels inter-raciaux. Au contraire, comme en France, il existe un certain mythe de la virilité " plus puissante " des noirs, vus comme plus forts, plus machos, plus violents et ayant un pénis plus avantageux. En règle générale, les michês noirs n'aiment pas faire des programas (passe) avec d'autres noirs. En revanche, il existe toute une clientèle spécialisée en garçons noirs. Le racisme existe aussi chez les michês et ceux qui refusent d'avoir des rapports sexuels avec un client noir ne sont pas rares :


" Je préfère mille fois avoir faim que baiser avec un noir. Ni même avec Pelé ! L'argent des noirs ne vaut rien, c'est du papier sale, de la merde! "


" Si un blanc avec une voiture de luxe vient, les michês se disputent pour sortir avec lui. Parfois, ils sont tellement fascinés par le luxe qu'ils arrivent même à oublier de demander de l'argent. Par contre, s'il vient un type, dans les mêmes conditions, mais de peau très foncée, ils disent toute suite: "Regardez cette maricona pourrie voulant jouer le snob avec sa grosse voiture !" Et ceux qui acceptent de baiser avec lui ne le font que pour vraiment beaucoup d'argent. "




Parfois, ils acceptent tous les cadeaux, nourriture, voire hébergement du client noir. Mais à la fin, ils refusent de baiser et en sont fiers.



4



Machisme, homophobie et violence


 

Selon un " garçon de la nuit " ,


michê qui aime est bicha. Un michê ne peut pas aimer ! 


" Après quelque temps, deux ou trois années en moyenne, on finit par ne sentir plus rien. On bande sans problème. Mais, quand j'ai envie de faire l'amour avec quelqu'un que j'aime, je n'arrive plus à sentir quelque chose. C'est très déprimant ! Quand on dépasse les vingt ans, on commence à devenir laid à cause de l'alcool, des drogues, du manque de sommeil, d'une vie de merde. Alors, les gars nous regardent moins. On devient chaque fois plus voyou, on arnaque davantage. Comme on n'a plus beaucoup de succès sur le marché, on reste des heures et des heures à faire le trottoir, dans la galère au centre ville, sans rien trouver. Alors, la haine monte : on a envie de détruire, de casser la gueule des types, de voler, d'écraser quelqu'un. Et si une maricona nous propose une passe, c'est le moment de la vengeance : la bicha sera le bouc émissaire de notre malheur ! "




Il y a des jours où le michê n'a pas de succès ou, simplement, il est fatigué ou déprimé et il a envie qu'on s'occupe de lui.


" Notre vie est très dure, trop solitaire, pas de tout sentimentale. Et alors, le mieux qui puisse nous arriver, c'est qu'une copine bicha nous invite à dîner et nous propose de venir de temps en temps chez elle en échange d'une baise éventuelle, nous paye des bières, nous donne un peu d'argent de poche, nous permet d'avoir un peu de vie sociale. À ces bichas-là, on ne demande pas d'argent directement : pour la baise, elles nous payent autrement. En fait, les contacts sociaux qu'elles nous rendent possibles nous donnent l'opportunité d'aller ailleurs, à des fêtes où on peut même trouver des clients. Avec elles, nous ne sommes pas très durs. Par contre, avec celles que nous ne connaissons pas et que nous rencontrons dans la rue pour un programa (passe), on s'en fiche. Si on a envie ou besoin de leur faire un coup, tant pis pour elles ! "




A 23 ans, Francisco se trouve dans une impasse :


" Ou je deviens un vrai voyou ou je commence à penser à autre chose : faire des michês ne marche plus pour moi. Je ne supporte plus de rester comme un con avec ces " tantes " idiotes. Et le pire, c'est que les garôtos commencent à me chercher pour baiser. Il y en a même un, de 13 ans, qui est fol amoureux de moi et qui ne me laisse pas tranquille. Il me cherche tout le temps. Franchement! J'ai aucune envie de devenir un pédéraste! "




Quelques stratégies de survivance :


" Je suis resté jusqu'à 23 ans à faire le trottoir, parfois avec un boulot à côté, parfois non. Maintenant, je n'ai plus l'âge pour rester dans ce milieu : tous les clients me connaissent, je ne les attire plus. Alors, j'ai trouvé un autre moyen de gagner ma vie : je viens au centre ville chercher des gosses pour de vielles tantes pédophiles ou pédérastes qui ont de l'argent mais qui ne viennent pas chercher elles-mêmes parce qu'elles sont trop âgées et ont peur. Comme j'ai un gros agenda d'adresses et que je connais un tas de monde, je peux aussi toujours demander un peu d'argent ou proposer mes nouveaux services professionnels à mes anciens clients. "




C'est très peu fréquent, mais il arrive aussi qu'il existe des rapports entre michê et travesti, avec un code de respect réciproque. Ces " romans ", quand ils existent, se font aussi pour des intérêts mutuels :


" En général, le travesti est pauvre, le michê sait qu'il ne peut pas le payer. Mais, très souvent, le travesti a un studio au centre ville, et le michê habite plutôt en banlieue. Ce sont des rencontres de fin de nuit, avec un accord du type le travesti accepte le michê chez lui pour dormir, voire pour y habiter à demeure. En échange, ils baisent. Parfois, ils tombent amoureux. Sans jalousie : chacun de son côté, dans son boulot. L'un protège l'autre ".




Un michê a raconté à Perlongher les raisons des éventuels éclats de violence :


" Il y a un contraste social trop fort. Le vol peut être prémédité ou non ; dans la rue, aux toilettes, chez la bicha. C'est comme ça: le michê vient de la favela (bidonville), rencontre ces mariconas au centre ville ou dans la galerie Alaska, à Copacabana (quartier, autrefois chic, de Rio de Janeiro), qui les amènent chez eux et qui habitent de grands appartements, avec beaucoup de luxe, une chose qu'on n'a jamais vue : beaucoup de richesse, on devient fou ! Et aussi, on crée des habitudes. Mais un jour, la bicha se fatigue de nous, veut changer et nous sort quelque chose du genre: " Ne m'appelle plus, je n'ai plus envie" ou "Je pars pour un long voyage." Et le michê réfléchit : "Ça va pas, non ! Je n'ai pas envie de retourner à la misère !" et il se défoule sur la bicha, lui casse la figure, la vole ou, s'il n'en a pas le courage parce qu'elle le connaît, il le fait avec la première qui lui tombe entre les mains. Il ne va tout de même pas attendre que la bicha s'en aille : avant cela, il veut exprimer sa violence. "




Selon le GGB (Groupe Gay de Bahia) et d'après les articles publiés dans les journaux brésiliens (ne sont pris en considération que les victimes désignées comme homosexuels par les journaux), ont été ainsi assassinés à peu près 364 homosexuels au Brésil, entre 1980 et 1989. Ceci veut dire qu'en moyenne, les journaux brésiliens rendent compte tous les dix jours d'un meurtre d'homosexuel, soit trois par mois et plus de 40 par an. Bien sûr, il ne faut pas oublier les nombreux cas dont les journaux n'ont pas connaissance ou qu'ils ne relatent pas ou encore dont ils cachent les circonstances (homo)sexuelles. Une bonne partie de ces meurtres, quelques-uns avec des signes de cruauté très " raffinées " (corps brûlés à la cigarette, mitraillés, pénis coupé et placé dans la bouche, un balai enfoncé dans l'anus, etc.) , ont été commis sur des victimes entre 18 et 70 ans. En fait, la moitié des victimes avait moins de 30 ans, plusieurs la cinquantaine et deux 70 ans. La moitié des meurtriers qui ont été arrêtés sont des jeunes de moins de 20 ans. Trois d'entre eux n'avaient que 14 ans à l'occasion du crime. Et plusieurs de ces assassins sont des michês...


Le mythe du Brésil " paradis homosexuel " cache la face la plus violente de cette réalité : le machisme, la pauvreté, la violence, l'homophobie. Sujet pour tout un autre article...


Bibliographie :

Une bibliographie générale pour les articles de Rommel Mendès-Leité disponibles sur le site est accessible séparemment.





1

Version originale : Mendès-Leite, R. " Michê: la masculinité au marche ou les aléas de la "prostitution virile" au Brésil " in Mendès-Leite, R. (dir.) Un sujet inclassable ? Approches sociologiques, littéraires et juridiques des homosexualités. Lille, GKC, 1995.

2

Sur la " construction " de l'identité homosexuelle, voir Weinberg, 1983.

3

Au sujet des travestis, voir Coelho dos Santos, 1990 et aussi Salvaresi, 1982.

4

Bulletin du Grupo Gay da Bahia (20, X,), fév. 1990

 

©Rommel Mendès-Leité

 

 


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