Cet article a été publié pour la première fois dans Sociologie sociétés, vol XXIX n° 1, printemps 1997, p. 145-156

Les limites de la révolution sexuelle

Grammaire de la culture sexuelle occidentale contemporaine 

GERT HEKMA 



SUMMARY

RESUMEN


 

RÉSUMÉ

La revolution sexuelle a eu un succès restreint, qu'en est-il aujourd'hui? La sexualité semble être surtout bloquée au niveau des fantasmes, et relativement peu pratiquée comme plaisir. Quelques explications sur cette faillite de la libéralisation des mœurs sont données: l'inégalité des femmes et des hommes, la naturalisation et la privatisation de la sexualité, la combinaison sexe/amour et l'ambiguïté face à la violence sexuelle. Enfin, une question est posée: comment débloquer les sexualités et envisager une société multisexuelle?

 

SUMMARY

The sexual révolution has had a limited success, and what can be said of the situation today? Sexuality seems to be blocked at the level of fantasies and practiced relatively little as pleasure. Some explanations of this failure in the liberalization of morals are discussed : inequality of men and women, the natu ralization and privatization of sexuelity, the combination sex/love and the ambiguity regarding sexual violence. Finally, a question is asked: how can different sexual expressions be unlocked and a multisexual society be envisaged?

 

 

RESUMEN

La revolución sexual tuvo un éxito restringido, cómo evoluciona hoy ?. La sexualidad parece estar sobre todo bloqueada a nivel de los fantasmas y relativamente poco practicada como placer. Algunas explicaciones que conciernen a este fracaso de la liberalización de las costumbres son discutidas: la desigualdad entre las mujeres y los hombres, la naturalización y la privatización de la sexualidad, la combinación sexo/amor y la ambiguedad frente a la violencia sexual. Finalmente, una problemática se plantea: cómo desbloquear las sexualidades y considerar una sociedad multisexual ?

 

 


Depuis quelque temps, je me demande pourquoi la révolution sexuelle a connu un succès aussi limité. Heureux habitant du centre ville d'Amsterdam, j'ai longtemps cru que les mœurs avaient sérieusement évolué depuis les années soixante, mais un certain nombre de signes ces dernières années indiquent que les choses n'ont pas fondamentalement changé. Je commencerai par signaler ce qui me semble attester de cette « immobilité » des mœurs, je tenterai ensuite de l'expliquer en cinq temps avant de conclure sur ce que pourrait être une politique sexuelle contemporaine. J'adopterai ici une conception constructiviste de la sexualité (Foucault, 1976; Stein, 1990), ce qui revient à dire que je la considérerai comme le résultat de traditions historiques et de conditions sociales données. Le terme même de sexualité est couramment employé depuis le XIXe ; c'est à cette époque également qu'apparurent les termes homosexualité et hétérosexualité. L'ensemble de ces vocables conviennent mal aux périodes antérieures. En tant que construit, la sexualité produit elle-même des identités, des relations, des situations, etc. Par ailleurs, ce constructivisme s'étend évidemment aussi à d'autres terrains dont celui de la violence et quand je ferai -plus avant -l'hypothèse d'une relation intrinsèque entre érotisme et violence, ce ne sera pas dans la tradition de Georges Bataille (1957) qui a vu ce lien comme universel, mais plutôt dans la perspective d'une conjonction historique et accidentelle.

LES MŒURS CONTEMPORAINES

Au terme d'une recherche sur la situation des homosexuels hommes et femmes dans le sport organisé, je suis arrivé à la conclusion que la grande majorité d'entre eux n'affichent pas leur homosexualité. Ils ne parlent pas de leur orientation sexuelle à leurs camarades de sport parce qu'ils ont peur ou, plus souvent encore, parce qu'ils considèrent que la préférence sexuelle relève de la vie privée. Leurs camarades hétérosexuels, par contre, ne se privent pas de parler de tout ce qui relève de cette préférence: leurs amours, leurs partenaires, leur famille, leur mariage ou leurs sorties dans tel ou tel club de disco. L'argument du caractère privé de l'orientation sexuelle est utilisé contre les homosexuels qui l'utilisent à leur tour comme une voie d'évitement, échappant ainsi aux questions délicates que l'on pourrait leur poser sur leur sexualité. Les quelques homosexuel(le)s qui ont entrepris de commencer à parler de leurs désirs disent souvent qu'ils finissent par se réinstaller dans le silence devant le manque d'intérêt, voire d'attention, que les autres manifestent devant leurs confidences. Le seul sport où l'on pourrait dire que l'on fait un peu de place à l'homosexualité en Hollande, c'est le football féminin où certaines lesbiennes ont réussi à s'exprimer en tant que telles. Mais il faut signaler aussi que c'est précisément dans ce sport que l'on a recensé le plus grand nombre de cas de violence homophobe. On peut en conclure qu'il faut prévoir une augmentation de la violence quand un plus grand nombre d'homosexuels hommes ou femmes afficheront leur orientation sexuelle, tout simplement parce que l'homosexualité n'est pas acceptée. Mes recherches portaient sur quelque 300 homosexuels des deux sexes dont 50 % habitaient à Amsterdam, ce qui prouve bien que se taire sur ses orientations sexuelles n'est pas l'exclusivité de ceux qui vivent dans un contexte rural et conservateur, mais que c'est aussi le fait de ceux qui sont au coeur d'une vie urbaine prétendument libérée (Hekma, 1994a).

Prenons maintenant une deuxième série d'exemples tirés cette fois d'enquêtes sur la vie sexuelle (Van Zessen & Sandfort, 1991; Spira, 1993; Wellings, 1994; Laumann, 1994; Michael, 1994). La sociologie contemporaine prend généralement pour acquis que la révolution sexuelle a surtout été effective au niveau des idées et non des pratiques. Les comportements sexuels auraient évolué progressivement depuis le début du siècle, ensuite la morale aurait brusquement changé dans les années soixante et depuis, morale et pratiques sexuelles seraient au même niveau. Avant les années soixante, il existait une différence entre la morale et les pratiques, dans la mesure où les gens bien agissaient sur le plan sexuel sans être forcément en accord avec leurs propres principes moraux. C'était l'époque des petits mensonges, de l'hypocrisie et du silence. Après les années soixante, les gens ont commencé à agir à leur guise sans trop s'en inquiéter et à afficher leurs orientations sexuelles (Schnabel, ]990).

Mais ce qu'il faut remarquer surtout, c'est qu'effectivement, la morale a évolué et qu'il est devenu plus facile de parler de sexualité-notamment à cause du sida -mais que les comportements n'ont pas beaucoup changé et la fracture qui existait entre morale et pratiques s'est réinstallée mais en sens contraire: en Hollande, la morale est désormais plus libérale que les pratiques. C'est, en tous les cas, ce que les enquêtes tendent à démontrer: contre toute attente et de tous les points de vue, les comportements sexuels n'ont pas beaucoup évolué depuis les années soixante, contrairement aux craintes exprimées par les conservateurs et, plus « rassurant » encore, l'homosexualité masculine aussi bien que féminine semble moins répandue que ce que laissaient supposer les enquêtes de Kinsey (1948 et 1953). Et si la monogamie n'est plus tout à fait courante à l'échelle de toute une vie, elle subsiste sous une forme sérielle.

Pour finir, quelques exemples touchant l'écart qui existe entre la pratique sexuelle des gens et ce qu'ils regardent, notamment à la télévision. De nos jours en effet, la télévision fait une large place àla sexualité; en Hollande, il est presque impossible de passer une soirée devant le petit écran sans tomber sur une émission consacrée à un aspect quelconque de la sexualité. On y fait surtout des discours mais, de plus en plus, on y montre aussi très concrètement ce que peuvent être les variations des comportements sexuels et on peut y voir des homosexuels dans leur intimité, des fêtes kinky (fêtes où tout est permis), des scènes sadomasochistes ou de fist-fucking. Il est évident que ces émissions sont très regardées car, dans le cas contraire, les chaînes de télévision les auraient depuis longtemps supprimées de leurs programmations par pudeur ou par simple calcul de rentabilité. Or, malgré leur intérêt manifeste, les gens ne vont pas jusqu'à conformer leurs actes à ce qu'ils voient à la télévision, peut-être parce qu'il est toujours difficile de mettre en pratique ce que l'on aime, surtout sur le plan sexuel. Plus sûrement, on peut supposer que c'est l'espace physique et mental qui manque pour que les gens puissent mettre en actes leurs penchants érotiques.

On peut dire globalement que l'on a assisté ces dernières années à une pornographisation du quotidien et que, de plus en plus, médias électroniques et publicités de rue montrent des images sexuelles susceptibles de provoquer des désirs que presque personne n'est en mesure de réaliser. Cette pornographisation ne semble pas être l'expression d'une décadence de la vie publique, comme certains se plaisent à le penser en Hollande, mais donne plutôt une idée de la distance qui continue d'exister entre un discours de liberté et une pratique sexuelle plutôt limitée. Les images sexuelles confrontent les gens avec des désirs qu'ils ne savent pas réaliser: c'est sans doute pour cette raison qu'ils optent pour le refoulement ou qu'ils veulent faire interdire ce qu'ils qualifient d'images décadentes.

La seule technique sexuelle dont la pratique semble être en forte progression, c'est la masturbation. La pornographisation du quotidien ne conduit donc pas aux relations sexuelles avec d'autres, mais à celles que l'on entretient avec soi-même. L'historien Jean-Louis Flandrin n'a jamais dit que la raison qui explique qu'il n'y ait rien d'écrit sur l'onanisme avant que les médecins aient commencé à en discuter au Siècle des lumières, c'est que, tout simplement, il n'existait peut-être pas. Dans les enquêtes récentes sur le comportement sexuel, la masturbation est en progression nette: les enquêtes françaises (Spira, 1994: 129-130) établissent clairement que les femmes se masturbent aujourd'hui plus souvent qu'il y a vingt ans; les enquêtes anglaises menées auprès des homosexuels hommes révèlent que la moitié de leurs pratiques sexuelles sont des pratiques auto-érotiques (Davies, 1993: 106). On pourrait donc affirmer que l'individualisation de la société va de pair avec une onanisation et que les images sexuelles ne stimulent pas tellement les relations entre les individus que l'autosatisfaction.

La révolution sexuelle est selon moi un échec pour ce qui est de la libération des pratiques. Certes, les lois et la morale ont changé, mais les comportements n'ont que peu évolué. La révolution sexuelle a sans doute charrié un tombereau d'espoirs démesurés et démontré fort peu de réalisme, mais il demeure aujourd'hui une sorte de blocage sexuel presque insurmontable qui fait que les gens ne sont pas en mesure de suivre leurs passions. Il serait intéressant d'essayer de lever cet obstacle afin de libérer les plaisirs, de faciliter l'hédonisme sexuel et, à la suite de Sade (1795) on pourrait dire: «Occidentaux, encore un effort si vous voulez être de vrai(e)s libertin(e)s », tout en sachant qu'une fois le blocage dépassé, d'autres types de problèmes apparaîtraient.

Essayons maintenant d'expliquer pourquoi la pratique sexuelle reste restreinte et ne suit pas une morale plus libérale, pourquoi l'hédonisme est encore rare et contesté, et ce, à partir de cinq problématiques liées à la sexualité: les relations entre les hommes et les femmes, la naturalisation des sexualités, la préséance de l'amour sur la sexualité, la privatisation de la sexualité et la violence sexuelle. Il y a bien sûr d'autres domaines où l'hédonisme est considéré comme suspect pour des raisons qui varient selon les cas: la consommation du tabac, de l'alcool ou de la drogue. On peut aussi ajouter qu'on se méfie des plaisirs sexuels parce qu'ils n'obéissent ni aux lois contemporaines du marché, ni à celles de la morale.



FEMININ OU MASCULIN

La différence entre les sexes dans le domaine de la sexualité existe partout et presque dans tous les cas, elle implique une domination des femmes par les hommes. Historiquement, la sexualité a été l'expression du pouvoir des hommes sur les femmes ou des vieux sur les jeunes. Même dans les relations homosexuelles, on trouvait presque toujours une inégalité. Les formes diverses de pédérastie et de transgenrisme1 impliquaient une différence de pouvoir entre l'homme adulte assujettissant le garçon ou le « vrai » mâle dominant le mâle féminisé (Greenberg, 1988). C'est depuis un siècle seulement que l'on cherche à entretenir des relations égalitaires, sans toutefois beaucoup de succès, compte tenu des inégalités qui existent encore entre les hommes et les femmes. Peu de cultures ont accordé de la place à une sexualité indépendante des femmes; il s'agit surtout de certaines cultures africaines où les mariages entre femmes sont pratiqués (au Surinam, on utilise le terme mati pour désigner ces relations) et où les relations lesbiennes sont parfois bien acceptées (Caplan, 1987; Blackwood, 1986; Tietmoyer, 1985; Wecker, 1994). En Occident, la sexualité est encore largement une affaire masculine. Selon les enquêtes sur la sexualité, les femmes déclarent moins d'activités sexuelles que les hommes à tous les points de vue: en ce qui a trait à la masturbation, à l'homosexualité ou au nombre de partenaires. Un problème se pose cependant à ce sujet: le nombre total de partenaires hétérosexuels devrait être à peu près égal pour les hommes et pour les femmes, or, ce n'est pas du tout le cas et selon une proportion assez impressionnante: les hommes disent qu'ils ont deux ou trois fois plus de partenaires hétérosexuelles que les femmes, ce qui veut dire soit qu'ils trouvent leurs partenaires à l'étranger, soit qu'ils donnent un sens différent à la notion de partenaire, soit encore qu'ils mentent. La plupart des sociologues pensent que les hommes ne disent pas la vérité et qu'ils aiment à exagérer le nombre de leurs « conquêtes ». Tout cela tend à indiquer que les données de ce genre d'enquête ne sont pas très fiables: quand il s'avère que l'on ment sur les comportements sexuels les plus acceptés, il est peu probable que l'on se mette à dire la vérité sur ceux qui le sont moins.

Mais, même quand les enquêtes ne sont pas dignes de foi, d'autres indices attestent de la différence entre la sexualité des hommes et celle des femmes. Le cas le plus clair est celui de la prostitution. Il y a un vaste marché de prostituées pour les hommes et un marché moins étendu de prostitués masculins pour les hommes, mais il n'y a presque pas de marché de prostitués masculins pour les femmes (Osté 1989) ou de femmes pour femmes. Autre exemple: la culture homosexuelle est beaucoup plus forte pour les homosexuels que pour les lesbiennes; il y a partout beaucoup de bars ou d'organisations pour hommes et peu ou pas pour femmes. La culture sexuelle qui s'est développée entre les hommes avec les dark rooms, dans les parcs, les bains, les urinoirs (Duyves, 1992; Herdt, 1992), n'a pas d'équivalent pour les lesbiennes. La perversion, fétichiste ou sadomasochiste, a toujours été le fait des hommes plutôt que des femmes. C'est depuis peu seulement que les femmes s'aventurent sur le terrain des plaisirs sexuels plus marginaux. Le marché de la pornographie s'est longtemps adressé beaucoup plus aux hommes qu'aux femmes. Ce n'est que récemment qu'à Amsterdam les premiers magasins d'accessoires érotiques pour femmes ont ouvert leurs portes. Il y a une très grande différence entre les pratiques sexuelles des femmes et celles des hommes, bien qu'on commence à observer que cette différence tend à s'amenuiser et que les attitudes féminines traditionnelles sont de moins en moins respectées par les femmes elles-mêmes. Mais ces changements ne concernent encore qu'une proportion infime d'entre elles. Vennix (1989) a constaté qu'à l'heure actuelle en Hollande, dans les couples hétérosexuels, les hommes ne prennent plus ce qu'ils considéraient autrefois comme un droit, mais qu'ils demandent maintenant à leur femme si elle a envie de faire l'amour. Les femmes semblent avoir obtenu plus d'influence au lit, mais les hommes restent les initiateurs, ceux qui ont l'envie que les femmes semblent ne pas avoir.

Sur d'autres aspects, les différences entre les hommes et les femmes se sont encore creusées. Depuis les années soixante-dix, le débat sur l'inceste et les violences sexuelles s'est imposé suivant le scénario campant les hommes dans le rôle des coupables et les femmes dans celui des victimes. Ce débat a souligné les différences traditionnelles entre les sexes et repoussé les hommes comme les femmes dans les rôles qu'ils semblent avoir à jouer pour l'éternité (Draijer, 1988). En Hollande, on enseigne maintenant aux filles à dire non aux propositions sexuelles et aux garçons à respecter la volonté de leurs compagnes. Mais il est clair que ces directives ne font que renforcer les vieux rôles: il aurait été préférable d'enseigner aux filles à dire oui, parce que si elles savaient bien comment dire oui, elles sauraient aussi dire non. En enseignant aux filles à refuser le rapport sexuel, il y a fort àparier qu'elles auront des difficultés à savoir à quel moment et comment l'accepter. Cette éducation qui différencie nettement les sexes introduit un nouveau seuil dans la communication. Si bien des hommes entre eux, dans l'univers homosexuel, savent quoi faire, tout en respectant l'autre, cette aptitude échappe aux hétérosexuel(le)s à cause d'une éducation qui renvoie femmes et hommes dans des directions opposées.



NATURE OU CULTURE

Depuis un peu plus d'un siècle, la sexualité est considérée comme chose de nature. On parle d'instincts, d'hormones et de chromosomes, de physiologie des désirs et de structure génétique (LeVay, 1993). L'idée que les désirs sont dans la nature est fortement ancrée dans notre culture. La théorie biologique de Charles Darwin a fait d'une certaine hétérosexualité procréatrice l'axe de l'évolution. L'éducation sexuelle est fondée sur l'idée que la sexualité est dans la nature, ce qui fait que l'on enseigne la physiologie des organes sexuels et pas les règles de la courtoisie ou de la séduction. C'est comme si on s'initiait à la conduite automobile en apprenant le fonctionnement du moteur et pas les règles de la circulation. On fait comme si les activités sexuelles pouvaient venir d'elles-mêmes et n'avaient pas à être apprises ou cultivées. À partir du moment où l'on considère que la sexualité est une activité sociale, il est impossible de la réduire à une physiologie qui ne peut en aucun cas déterminer le déroulement des interactions sexuelles (Gagnon & Simon 1973).

L'importance accordée à l'aspect naturel de la sexualité se confirme par la place centrale des sciences de la vie et par l'absence des sciences sociales dans le champ de la sexologie. Il faut dire que c'est seulement depuis peu -et surtout sous l'influence de Michel Foucault (1976) -que les sciences sociales ont considéré la sexualité comme un objet d'étude. Sur le plan de la société, cette naturalisation se traduit par l'absence d'une culture sexuelle ou du sentiment de la nécessité de cultiver les sexualités. Une culture sexuelle implique le respect de l'autre: si elle n'est pas solidement enracinée, les formes de la sexualité ne peuvent que rester maladroites.

Naturaliser la sexualité aide également à déculpabiliser les mâles qui peuvent ainsi excuser leurs agressions sexuelles en arguant qu'ils ont cédé à une force étrangère à leur volonté, qu'ils ne pouvaient pas contrôler leurs désirs. Dans le cadre de la campagne publicitaire du gouvernement néerlandais contre les violences sexuelles, un des slogans choisis prétend que la sexualité est naturelle mais pas évidente. Il me semble plus exact de renverser la proposition ainsi: la sexualité est évidente, mais pas naturelle. Ce genre d'argument permet aux abuseurs de prétendre qu'ils ont été poussés à leurs actes violents par leur sexe, la nature les forçant à la violence et subjuguant leur volonté.

L'ethnologue Mary Douglas (1973: 93) a pu affirmer que ce qui est l'un des comportements humains les plus culturels est considéré comme la chose la plus naturelle au monde. Cette idéologie empêche d'avoir une perspective historique ou sociale par rapport à la sexualité et focalise les débats sur les explications biologiques des préférences sexuelles. Les travaux en ce domaine sont sans issue, car les chercheurs qui s'engagent dans cette voie ne s'interrogent jamais sur ce qu'ils cherchent exactement. Si leurs laboratoires sont au point, leur terminologie laisse à désirer: ils utilisent sans rigueur aucune les catégories homosexualité et hétérosexualité et ils espèrent que cela donnera des résultats concrets. Cette dichotomie nette à laquelle ils croient fermement ne se retrouve ni dans la nature, ni dans la culture. Il existe une multiplicité d'intérêts et de positions que l'on ne peut réduire àune dichotomie absolue ou à une simple mécanique physiologique. La biologie a peu à dire sur la sexualité parce que celle-ci est une forme surdéterminée par la culture.


AMOUR OU SEXE

L'amour a une histoire riche. Depuis le Moyen Age, l'amour est l'une des valeurs favorites de la culture occidentale. Mais ces liens amoureux si prisés excluent la plupart du temps la sexualité. Dans l'amour courtois, le sexe est banni au profit d'une passion toujours plus brûlante mais jamais consommée sur le plan physique; l'amour tragique meurt généralement avant même d'avoir été vécu concrètement; quant à l'amour spirituel, il n'est pas de ce monde, puisqu'il est de nature divine. Ces dévotions sont donc presque toujours platoniques (de Rougemont, 1939; Paz, 1993). C'est seulement avec le romantisme du XIXe siècle qu'amour et sexualité vont de pair. De nos jours encore, la plupart des Occidentaux croient en l'amour romantique et connaissent fort bien sa contrepartie, la jalousie, la maladie amère de l'amour (Seidman, 1991). Pour l'homme moderne, amour et sexualité sont liés: on peut certes avoir des relations sexuelles sans attachement amoureux, mais une fois que le grand amour arrive, les relations extérieures ne sont plus permises et la sexualité est subordonnée à ce lien amoureux. C'est en tout cas ce qu'affirment ceux qui répondent aux enquêtes sur la vie sexuelle. Quant aux jeunes, dans leur grande majorité, ils se déclarent encore attachés aux idéaux du mariage et de la fidélité. La promiscuité fait rêver bien peu de gens et ceux qui le font voient leur cas livré à une pathologisation dont les homosexuels ont autrefois été les victimes: on attribue leur comportement à une dépendance sexuelle (sexual addiction) que l'on prétend guérir (Van Zessen, 1995; Irvine, 1995).

Seuls les homosexuels hommes ont réussi à créer une culture de la promiscuité où ils séparent sexe et sentiment amoureux. Ils ont découvert que cela profite à la fois à l'amour et à la sexualité de ne pas mélanger les genres. L'amour, c'est pour la vie et le sexe pour quelques heures, quelques semaines. Selon les homosexuels, il est dangereux de mettre en péril un véritable attachement pour une rencontre passagère et il est dommage de réserver le sexe à une relation affective qui ne peut rester éternellement passionnée. Kinsey (1948) avait déjà découvert que les mâles éjaculent moins quand ils ont passé la vingtaine, et il pensait que l'explication était biologique. Dannecker et Reiche (1974: 200-203) ont démontré que ce n'est pas le cas pour les homosexuels qui restent particulièrement actifs sexuellement jusqu'à l'âge de 40 ans. Leur explication est très simple: les mâles hétérosexuels s'ennuient sexuellement dans le cadre du mariage et c'est pour cela que leur activité sexuelle diminue. Ils ajoutent que les homosexuels resteraient peut-être encore plus longtemps à un niveau élevé d'activité sexuelle, si leur culture n'avait pas le culte de la jeunesse et n'excluait pas les hommes de plus de 40 ans. C'est l'ennui dans le mariage qui tue les passions. Quand le plaisir sexuel continue à jouer un rôle important, il met en danger amour et mariage. Les vieux messieurs qui quittent leur épouse pour des femmes plus jeunes sont un exemple: ils abandonnent l'amour pour un plaisir fugitif.

Le couple amour/sexualité est une création typiquement occidentale. Les ethnologues ont longtemps cru que l'amour n'existait pas dans d'autres sociétés parce qu'ils ne parvenaient pas à le trouver dans le mariage. Quand ils ont commencé à le chercher ailleurs, ils l'ont trouvé dans l'amitié ou dans la famille (Jankowiak, 1995). La mythologie occidentale de l'amour est assez singulière et probablement peu effective dans sa façon de subordonner le sexe à l'amour.


PRIVE OU PUBLIC

Avant la Révolution française, la sexualité était chose publique dans le contexte de la famille, du village ou de l'Etat (Hull, 1996: 44). Etant donné la surpopulation de l'habitat, l'idée d'une sexualité privée était impossible. Avec la Révolution, la séparation du public et du privé est introduite, comme celle de l'Eglise et de l'Etat. Il s'agit d'une séparation par rapport à l'Etat et au père: l'Etat et sa police dominaient l'espace public et le père l'espace privé. L'activité sexuelle fut donc reléguée à l'espace privé en même temps qu'on introduisait l'article 330 du Code pénal sur « l'outrage public à la pudeur», qui criminalisait les activités sexuelles en public. La distinction entre sexualité publique et sexualité privée n'était pas envisageable avant la Révolution et n'est devenue pensable qu'après, grâce à une idéalisation du privé. On instituait l'idéal fort d'un espace libre pour l'individu où l'Etat ne pouvait plus s'insinuer: « le sanctuaire du foyer domestique ». Donzelot (1977) a rapporté comment l'Etat a néanmoins réussi à pénétrer dans les foyers au cours du xxe siècle. La lutte contre la masturbation est un exemple clair de la manière dont l'Etat et l'école ont réussi à contrôler quelque chose d'aussi intime que le plaisir solitaire, malgré tous les idéaux de la liberté du privé (Tarczylo, 1983; Stengers et Van Neck, 1984).

Les homosexuels qui, pour la plupart, n'avaient pas d'espaces privés se trouvaient libérés par la décriminalisation de la sodomie, mais ils sont toutefois restés prisonniers de la loi avec l'article sur l'outrage public aux mœurs. En Hollande, où le législateur s'est inspiré du code pénal français, la plupart des crimes de ce genre qui se retrouvèrent jugés devant les tribunaux concernaient l'homosexualité, qui fut réprimée plus sévèrement que l'hétérosexualité ou que l'exhibitionnisme. De plus, la notion d'espace public a été élargie par la criminalisation des outrages à la pudeur commis en privé mais devant des tiers présents malgré eux (Hekma, 1987).
La frontière entre privé et public est perméable et, particulièrement quand il s'agit d'érotisme, il y a toujours une interaction entre les deux. Les femmes s'offrent aux regards, montrent leurs appâts, disent leurs intentions avec leurs décolletés, leurs jupes courtes ou leur maquillage et les hommes en font autant avec leurs pantalons moulants ou leurs chemises entrouvertes. Les vêtements gardent bien peu de secrets pour le regard averti. Tout le monde se fait une beauté avant de se couler dans la nuit. Dans des villes comme Amsterdam, Hambourg ou Bruxelles, où les prostituées sont en vitrine et où les sex-shops mettent leurs marchandises à l'étalage, l'érotisme dans la rue. Tout le monde a besoin d'espaces publics pour jouer le jeu de la séduction et des plaisirs sexuels. Lorsqu'on ne trouve pas de partenaires dans des situations privées, ce qui arrive souvent, il faut descendre dans la rue et aller dans les bars pour trouver l'amour et le sexe.

Les jeux enfantins comme la masturbation de groupe, les « orgies » de vestiaires ou le fait de jouer au docteur ont un caractère public. Beaucoup de gens aiment faire l'expérience de la transgression en ayant des rapports sexuels en public, sans pour autant être des exhibitionnistes traditionnels: ils ne ferment pas leurs portes ou leurs fenêtres ou ils font l'amour dans des lieux publics peu fréquentés et, pour beaucoup, cela ajoute à l'excitation sexuelle. L'exhibitionniste classique, lui, a été diabolisé assez inutilement dans la mesure où les femmes à qui il montre son sexe ne risquent pas grand-chose. En Hollande, il y a aujourd'hui des soirées très fréquentées qui sont consacrées à divers types d'exhibitionnismes. Y participent toutes sortes de gens, ce qui montre bien que la sexualité publique a bien des variantes: une femme qui aime se déshabiller en public, une autre qui se masturbe dans sa voiture la nuit sur les autoroutes au moment où elle dépasse les camions; un homme qui loue une fenêtre dans le quartier rouge d'Amsterdam pour se montrer à demi nu aux passants ou encore un jeune homme qui relève ses jupes de travesti sur le bord des autoroutes (Van Weelden, 1993).

La politique sexuelle joue un rôle essentiel dans la sexualité publique, puisque c'est elle qui établit les règles du mariage, de la prostitution, les normes de l'éducation sexuelle, les campagnes pour le sexe sans risque ou contre la violence sexuelle. Bref, c'est elle qui dicte ce qui est interdit et ce qui ne l'est pas, qui distribue les espaces où la sexualité est légitime ou non. La privatisation de la sexualité empêche de débattre largement de la politique sexuelle qui est confiée aux pouvoirs bureaucratiques de la médecine ou de la police. Dans une perspective socio-sexuelle, c'est là une approche à la fois maladroite et dangereuse, parce que ces bureaucraties ne connaissent la sexualité que sous l'aspect de la maladie ou du crime. La politique sexuelle correspond à ce qui est perçu comme des problèmes, l'aspect jouissif et ludique de la sexualité est relégué au privé (Dangerous Bedfellows 1996).
On utilise fréquemment l'idée que la sexualité est considérée de façon universelle comme étant de l'ordre du privé (Schiefenhövel, 1994). Dans toutes les cultures, les humains se cacheraient pour s'accoupler: c'est une idée très répandue en Occident, mais il s'agit en fait d'une tradition plutôt récente et pas forcément très suivie, comme nous l'avons montré plus haut. Signalons également que, dans d'autres cultures, le privé n'a pas beaucoup d'importance et que nombre d'entre elles connaissent par exemple des rituels orgiaques homosexuels (Herdt, 1984); ailleurs, on fait l'amour en plein air, au vu et au su de ceux qui savent pénétrer la nuit ou la forêt; dans d'autres pays encore, on pratique la prostitution dans les temples. Encore une fois, la surpopulation de l'habitat dans certaines sociétés rend fort improbable le fait que la sexualité reste toujours et partout chose privée.


Dans les sociétés occidentales, l'aspect public et visible de la sexualité est hétérosexuel, il est soutenu par les institutions sociales comme le mariage, les fêtes de célibataires, la prostitution. Les rares « institutions » homosexuelles, comme celle de la drague, par exemple, sont très vivement contestées quand le public en prend connaissance. L'ambivalence du caractère privé de la sexualité devient évidente quand les homosexuel(le)s affichent leur orientation sexuelle. Les préférences sexuelles ont une importance publique mais les homosexuel(le)s ne sont que rarement autorisés à en parler. Ils sont même poussés vers l'hétérosexualité: tout le monde connaît l'éternelle question «Avez-vous un (ou une) ami(e) ? », qui implique bien sûr que le partenaire hypothétique soit de l'autre sexe. La réponse: « Non, je suis homosexuel(le) » tombe souvent à plat et n'attire que peu de respect. L'idée d'une sexualité privée met les homosexuel(le)s dans l'impasse: quand ils ne parlent pas de leur orientation sexuelle, on leur reproche de ne pas être honnêtes, et quand ils en parlent, on leur reproche d'embarrasser les autres avec des histoires privées, sans conséquences pour les relations sociales (Sedgwick, 1990; Gross, 1993; Hekma, 1994b).


VIOLENCE

Longtemps, la relation entre sexualité et violence a été directe. Dans la morale chrétienne, la sexualité en dehors du mariage était considérée comme dangereuse et condamnable. Avec la révolution sexuelle, les attitudes ont changé et un lien fort entre non-violence et érotisme a été établi. Dans le slogan Make peace, not war, la paix correspond àune sexualité devenue pacifique et idyllique. Dans les années soixante-dix, un nouveau changement intervient quand les féministes découvrent le viol, l'inceste et les abus sexuels: violence et sexualité sont à nouveau réunies et, désormais, deux discours distincts coexistent sur la sexualité. L'un souligne l'esthétique et le bonheur de l'érotisme et l'autre la violence et le malheur liés aux abus sexuels. Peu de recherches allient les deux aspects et soulignent la double possibilité contenue dans la sexualité: beauté et dégénérescence. C'est la politique sexuelle qui déterminera quel type de sexualité sera valorisé dans une société donnée.

Depuis nombre d'années, ce sont surtout les auteurs français qui ont souligné l'étroite connexion entre violence et sexualité; qu'on pense principalement à Sade (1795), à Bataille (1957) et, en sociologie, à Maffesoli (1982). Leur démarche est essentiellement romanesque ou philosophique, ils envisagent les problèmes dans leur généralité et prêtent peu d'attention aux problèmes réels, vécus quotidiennement, c'est-à-dire à toute la question de savoir comment envisager la violence dans la sexualité pour qu'elle devienne moins destructrice. On peut évidemment essayer de changer les conditions sociales pour limiter la violence sexuelle et les crimes passionnels. Il est évident que le niveau de crimes impliquant la violence sexuelle est largement plus élevé aux Etats-Unis qu'au Canada ou en Hollande, par exemple, compte tenu de la sexophobie, de l'anonymat et de la violence normalisée qui caractérisent ce pays, et sachant que la violence sexuelle sous toutes ses formes est un effet qui relève plus largement du social et du politique.

La violence est souvent reliée aux fantasmes sexuels, elle est au centre de la sexualité, elle n'y est pas étrangère. Le sadomasochisme est l'exemple par excellence de ce lien, certains abus sexuels en sont d'autres exemples parfois terribles. Nier la violence nous fait courir le risque de ne pas être préparés à ses dangers, il est toujours préférable d'affronter les problèmes plutôt que de les occulter. Une personne avertie sait ce qu'elle veut, tandis qu'une personne mal préparée ne connaît même pas ses propres désirs et côtoie ainsi tous les dangers. La plupart des abus et des violences sexuels semblent être perpétrés par des gens qui n'ont jamais eu la possibilité d'exprimer ou de vivre leurs passions. Ils sont prisonniers d'un monde qui ne donne pas accès à la sexualité ou qui la diabolise. Parce que l'ouverture à ses propres désirs sexuels est difficile, peu de gens en font l'effort et parmi ceux qui essayent, certains le font avec violence parce qu'ils n'ont jamais appris les formes et les pratiques du plaisir. Comme si l'on pensait qu'il n'est pas nécessaire d'apprendre à conduire et que l'on s'attendait à ce que les conducteurs néophytes n'aient pas d'accidents. L'ignorance continue à inhiber et à mettre en cause le plaisir sexuel. Les rares expériences d'éducation sexuelle qui existent sont conçues autour des problèmes de la grossesse et des maladies transmissibles sexuellement comme le sida, mais pas en fonction de la communication et du savoir-vivre érotique. Au niveau politique, la sexualité est abordée par le biais des questions médicales, des problèmes d'hygiène ou de contrôle policier, mais on ne parle ni de bonheur ni de plaisir. C'est ainsi que l'on laisse le champ libre à la violence dans le domaine de la sexualité.


VERS UNE SOCIETE POLYSEXUELLE

Il est fondamental de revoir ces conceptions de la sexualité pour arriver à transformer radicalement les comportements. La critique que nous venons d'amorcer en cinq points donne quelques pistes qui pourraient orienter ce changement de mœurs. En premier lieu, on ne peut plus continuer à envisager la sexualité exclusivement d'un point de vue masculin. Il faut arriver à créer espace physique et psychique pour les sexualités féminines (Snitow, 1983). Heureusement, la situation est en train de changer à cet égard: certaines lesbiennes ont, par exemple, découvert le sadomasochisme et quelques autres « perversions » (Samois, 1981; Califia, 1994; Squires, 1993); récemment, on a vu apparaître la prostitution masculine pour femmes à Amsterdam, on a vu quelques hommes derrière les fameuses vitrines du quartier rouge. Mais ce sont là des exemples qui ne touchent qu'une minorité de femmes, alors que la majorité reste enfermée dans une position d'opprimée.

Créer une culture sexuelle implique de faire céder l'idée que la sexualité est dans la nature et d'en adopter une autre, celle que la culture détermine largement désirs et comportements. Inhibitions et problèmes sexuels sont les conséquences d'un manque de culture érotique et d'un refus d'éduquer les gens à la sexualité en termes généraux et compréhensibles. L'accès aux plaisirs érotiques n'est facile ni pour les jeunes ni pour les adultes parce qu'il n'existe pas d'espaces, que peu de règles et de rituels. Le marché sexuel n'est pas orienté vers la célébration, mais vers l'exploitation Or, tout ce que l'on veut choyer doit être protégé et cultivé. Comme il y a des écoles, des leçons, des règles, des librairies, des clubs, des bâtiments réservés aux sports ou à la musique, tout cela est également nécessaire pour créer une culture érotique. Et comme pour le sport ou la musique, il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit, mais de permettre le choix et de le faciliter par les structures mises en place.
Séparer amour et sexualité profite à la fois à l'amour - qui peut ainsi se développer sans être mis en péril par les éructations du plaisir -, mais aussi à la sexualité, qui n'est plus édulcorée par les exigences de l'amour. Le mariage remplit aujourd'hui toute une série de fonctions: l'amour, la sexualité, la mise en commun du lieu d'habitation et des biens, la reproduction; or, dans une société qui devient sans cesse plus diversifiée et plus complexe, il serait bien plus prudent de séparer ces fonctions. L'amour ne garantit pas la bonne éducation des enfants, tandis que la cohabitation peut faire mourir le plaisir sexuel. Dans tous les cas, le bon fonctionnement simultané de toutes les activités d'un ménage est fort improbable. Cela ne veut évidemment pas dire que l'amour et la sexualité ne peuvent jamais aller de pair, cela veut dire que fonder l'amour dans la sexualité, ou l'inverse, met en jeu bien des hasards.

Il faut par ailleurs accepter et développer l'idée que la sexualité est chose publique, qui se manifeste dans la façon de s'habiller ou dans la vie de la rue. Les vêtements font partie du jeu érotique public, ils révèlent les intentions de ceux qui les portent. Faire de la sexualité une chose publique, cela veut dire mettre fin au silence des homosexuel(le)s. La « confession » des préférences sexuelles pourrait être remplacée par un vaste jeu collectif et public: l'échange des signes de l'érotisme. La sexualité consommée dans la rue fait partout scandale: en Hollande on soulève toujours un grand émoi quand on parle de la drague des homosexuels ou du racolage dans les zones assignées à la prostitution. Ceux qui protestent contre la drague homosexuelle affirment qu'ils n'ont pas eux-mêmes besoin de ces pèlerinages érotiques pour trouver des partenaires et que les homosexuels devraient rester cachés dans leurs maisons, leurs bars, leurs saunas. Les homosexuels rétorquent que la drague est destinée à leurs frères qui n'osent pas s'afficher et qu'ils se demandent bien pourquoi la sexualité devrait être chassée de la rue alors que d'autres activités ont leurs espaces publics réservés comme les sports, la restauration et aussi, en Hollande, la prostitution et la consommation de drogue. Les chemins des amants peuvent bien être à demi cachés, ils restent publics, comme les lieux de drague des homosexuels peuvent être publics même si le sexe y reste toujours invisible aux yeux de ceux qui ne sont pas familiers de la nuit et des buissons. On devrait donner place à ces plaisirs simples dans l'espace public, pour que les gens d'expérience puissent donner libre cours à leur plaisir et que les néophytes puissent s'initier s'ils en ont envie.
Violence et sexualité entretiennent des relations complexes. Il est impossible de prévenir toute violence dans le sexe, parce que c'est le domaine par excellence des désirs parfois opposés, des intérêts inconciliables, des malentendus imprévisibles, des contestations sociales, des conflits intérieurs. Pour arriver à réduire les risques de la violence sexuelle, il me semble que l'on pourrait essayer de ritualiser cette violence par des jeux sadomasochistes, pour ne citer qu'un exemple. Ces divertissements ont l'avantage d'être collectifs, ce qui implique que la violence est contrôlée aussi bien par les rituels eux-mêmes que par le nombre de gens en présence. Une autre précaution à prendre pour prévenir la violence, c'est de s'y préparer, c'est d'en être averti, comme on est averti des conditions du sexe sans risque. Ce genre de préparation demande une connaissance profonde de la sexualité que l'on peut acquérir par la pratique ou en échangeant avec des gens d'expérience. En ce qui concerne la violence, comme en ce qui concerne le sexe sans risque, il est toujours préférable d'en prendre conscience dans une situation sociale où plusieurs personnes sont impliquées, plutôt que dans le contexte souvent hasardeux du couple amoureux.

CONCLUSION

Même la Hollande, pourtant considérée comme libérale, n'est pas devenue libertine. La société néerlandaise est multiculturelle, mais pas encore polysexuelle. La révolution sexuelle a connu certaines limites qui ont considérablement restreint les pratiques sexuelles.
En premier lieu, les inégalités entre les hommes et les femmes non seulement limitent encore les femmes dans leur épanouissement sexuel, mais bloquent aussi la communication entre les deux sexes, les attentes étant différentes de part et d'autre et les désirs de chacun difficiles à exprimer. Deuxièmement, on manque d'espaces publics réservés aux activités sexuelles, où la sexualité pourrait à la fois être pratiquée et cultivée. Troisièmement, l'enfermement de la sexualité dans l'amour est un problème fondamental en Occident, de même que l'incapacité à regarder en face la violence sexuelle. Il faut souligner l'importance de la violence dans la sexualité contemporaine et ne pas considérer que la libération sexuelle est du domaine de l'utopie.
La sexualité ne sera pas libérée si l'on entend par là qu'un jour elle sera sans problèmes; on peut seulement tendre à plus d'équilibre. Libérer la sexualité peut avoir deux sens: qu'on soit libéré de ses désirs et que la sexualité soit alors remplacée par quelque chose d'autre de plus ou moins mystérieux, ou que l'on devienne plus hédoniste. Ni l'une ni l'autre de ces orientations n'est envisageable dans un avenir proche. Pour le moment, l'érotisme reste en Occident une sorte de démon dangereux, alors qu'il pourrait devenir l'ange des plaisirs. L'enjeu est de taille.

Gert HEKMA

Institut de sociologie, études gaies et lesbiennes
Université d'Amsterdam Oude Hoogstraat 24
1012 CE Amsterdam NL
 




Bibliographie


Bataille, Georges
1957 L'érotisme. Paris: Minuit.
Blackwood, Evelyn (ed)
1986 The Many Faces of Homosexuality. Anthro-pological Approaches to Homo-sexual Behavior. New York: Harrington Park Press = Journal ofHomosexuality 11 (3/4).
Califia, Pat
1994 Public Sex. The Culture of radical Sex. Pittsburgh: Cleis Press.
Caplan, Pat (ed)
1987 The Cultural Construction of Sexuality. Lon-don: Tavistock.
Dangerous Bedfellows (i.e. Ephen Glenn Colter c.s., eds)
1996 Policing Public Sex. Boston: South End Press.
Dannecker, Martin en Reimut Reiche
1974 Der gewöhnliche Homosexuelle. Eine soziologische Untersuchung über männliche Homosexualität in der Bundesrepublik. Frankfurt: Fischer.
Davies, Peter M., Ford C.I. Hickson, Peter Weatherburn & Andrew J. Hunt
1993 Sex, Gay Men and AIDS. London: The Falmer Press.
Donzelot, Jacques
1977 La police des familles. Paris: Minuit.
Douglas, Mary
1973 Natural Symbols. New York: Random House.
Draijer, Nel
1988 Seksueel misbruik van meisjes door verwanten. Den Haag: Ministerie van Sociale Zaken en Werkgelegenheid.
Duyves, Mattias
1992 In de ban van de bak. Openbaar ruimtegebruik naar homoseksuele voorkeur in Amsterdam. In: Jack Burgers (red), De uitstad. Over stedelijk vermaak. Utrecht: Van Arkel. Pp. 73-98.
Foucault, Michel
1976 Histoire de la sexualité. T. 1: La volonté de savoir. Paris: Gallimard.
Gagnon, John H., & William Simon
1973 Sexual Conduct. The social origins of human sexuality. Chicago: Aldine.
Greenberg, David
1988 The Construction of Homosexuality. Chicago: University of Chicago Press.
Gross, Larry
1993 Contested Closets. The Politics and Ethics of Outing. Minneapolis: University of Minnesota Press.
Hekma, Gert
1987 Homoseksualiteit, een medische reputatie. De uitdoktering van de homoseksueel in negentiende-eeuws Nederland. Amsterdam: SUA.
1994a 'Als ze maar niet provoceren'. Discriminatie van homoseksuele mannen en lesbische vrouwen in de sport. Amsterdam: Het Spinhuis.
1994b 'De hetero's komen binnen in brood verborgen'. Het tegendraadse leren van homoseksuele jongeren. In: Amsterdams Sociologisch Tijdschrift 21:1 (juni 1994). Pp. 152-175.
Herdt, Gilbert (ed)
1984 Ritualized Homosexuality in Melanesia. Berkeley: University of
California Press.
1992 Gay Culture in America. Essays from the Field. Boston: Beacon.
Hull, Isabel V.
1996 Sexuality, State, and Civil Society in Germany, 1700-1815. Ithaca: Cornell University Press.
Irvine, Janice
1995 Reinventing Perversion: Sex Addiction and Cultural Anxieties. In: Journal of the History of Sexuality 5:3 (January 1995) 429-450.
Jankowiak, William (ed)
1995 Romantic Passion. A Universal Experience? New York: Columbia University Press.
Kinsey, Alfred e.a.
1948 Sexual Behavior in the Human Male. Philadelphia: Saunders.
1953 Sexual Behavior in the Human Female. Philadelphia: Saunders.
Laumann, Edward O., e.a.
1994 The Social Organization of Sexuality. Chicago: University of Chicago Press.
LeBrun, Annie
1986 Soudain un bloc d'abîme, Sade. Paris: Pauvert.
LeVay, Simon
1993 The Sexual Brain. Cambridge Ma.: MIT Press.
Maffesoli, Michel
1982 L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie. Paris: Méridiens/Anthropos.
Michael, Robert T., e.a.
1994 Sex in America. A definitive survey. Boston: Little, Brown and Company.
Osté, Mariëlle
1989 Gigolo's. Gesprekken met hoerenjongens en escortboys. 's Gravenhage: Bzztôh.
Paz, Octavio
1994 De dubbele vlam. Over liefde en erotiek. Amsterdam: Meulenhoff (en Espagnol, La llama doble, 1993).
Rougemont, Denis de
1939 L'amour et l'Occident. Paris: Plon.
Sade, Donatien A.F de
1795 La philosophie dans le boudoir. Vertaald als: De slaapkamerfilosofen. Amsterdam: Bert Bakker, 1968.
Samois
1981 Coming to Power. Writings and Graphics on Lesbian S/M. Boston: Alyson.
Schiefenhövel, Wulf
1994 "From Eipo patriarchy to Trobiand matrilinearity: Gender roles and sexuality in Highland and Island New Guinea", présentation sur le Twentieth Annual Meeting of the International Academy of Sex Research, Edinburgh June 28 - July 2, 1994.
Schnabel, Paul
1990 Het verlies van de seksuele onschuld. In: Gert Hekma e.a. (red), Het verlies van de onschuld. Seksualiteit in Nederland. Groningen: Wolters-Noordhoff. Pp. 11-50.
Sedgwick, Eve Kosofsky
1990 Epistomology of the Closet. Berkeley: University of California Press.
Seidman, Steve
1991 Romantic Longings. Love in America, 1830-1980. New York: Routledge.
Snitow, Ann, Christine Stansell en Sharon Thompson (eds)
1983 Powers of Desire. The Politics of Sexuality. New York: New Feminist Library.
Spira, Alfred, e.a.
1993 Les comportements sexuels en France. Paris: La documentation française.
Squires, Judith (ed)
1993 Perversity. Special issue of New Formations 19 (Spring).
Stein, Edward (ed)
1990 Forms of Desire. Sexual Orientation and the Social Constructionist Controversy. New York: Garland.
Stengers, Jean, en Anne Van Neck
1984 Histoire d'une grande peur: la masturbation. Bruxelles: Editions de l'Université de Bruxelles.
Tarczylo, Theodore
1983 Sexe et liberté au siècle des Lumières. Paris: Presses de la Renaissance.
Tietmeyer, E.
1985 Frauen heiraten Frauen. Studien zur Gynaegamie in Afrika. München: Klaus Renner Verlag.
Vennix, Paul
1989 Seks en sekse. Delft: Eburon.
Wecker, Gloria
1994 Ik ben een gouden munt, ik ga door vele handen, maar verlies mijn waarde niet. Subjectiviteit en seksualiteit van Surinaamse volksklasse vrouwen in Paramaribo. Amsterdam: Vita.
Weelden, Ben van
1993 Pronken met jezelf. Amsterdam: Candide.
Wellings, Kaye, e.a.
1994 Sexual Behaviour in Brittain. The National Survey of Sexual Attitudes and Lifestyles. London: Penguin.
Zessen, Gertjan van,
1995 Wisselend contact. Seksuele levensverhalen van mensen met veel partners. Leiden: DSWO Press
- & Theo Sandfort (red)
1991 Seksualiteit in Nederland. Seksueel gedrag, risico en preventie van Aids. Amsterdam/Lisse: Swets & Zeitlinger.

1 Le transgenrisme inclut le travestisme, la transsexualité, c'est-à-dire toutes les variations du (et au-delà du) modèle masculin/féminin.

 

 

 

Copyright Gert Hekma, © 1997


© Le séminaire gai est un portail qui existe depuis 1998. Il est destiné à favoriser la dissémination des recherches sur l’homosexualité.