Ce que parler veut dire : essai d'analyse de contenu de 10 rumeurs circulant dans les milieux gais au Cameroun

Charles GUEBOGUO

La rumeur peut être considérée de manière générale, comme la chose la plus répandue dans toutes les sociétés du monde. Elle joue un rôle central riche d’enseignements, à travers les diverses fonctions qu’elle peut avoir au sein des groupes où elle est émise. De ce fait loin d’être considérée comme une pathologie sociale, la rumeur sera plutôt interprétée comme étant l’expression des représentations du subconscient collectif d’un groupe. Autrement dit la rumeur apparaît comme « la traduction des attentes, des désirs, des appréhensions, des angoisses et des fantasmes » dudit groupe (NGA NDONGO, 1986). Cela nous pousse avant toute chose à nous poser la question de savoir à quoi renvoie le contenu sémantique du mot « rumeur ».
Le terme « rumeur » vient du substantif latin rumor, qui veut dire bruits sans consistances, bruits vagues ; opinion, opinion courante ; nouvelle sans certitude garantie ; propos colportés ; malveillance etc., (Idem). Ce sens premier accordé à la rumeur, lui imprime une connotation négative et apparaît par le même fait comme un facteur d’instabilité sociale du milieu dans lequel elle est produite. Ce qui vient d’être démenti plus haut. Bien que n’ayant donc pas un fondement officiel, c’est ce qui est censé faire sa particularité, la rumeur demeure somme toute un type de communication dans les groupes, où il y a échanges de signes (linguistiques) (AMADO, GUITTET,1991), et où enfin de compte l’information relève aussi d’une mise en scène (JAMET, JANNET, 19999) avec un processus identique à celui de n’importe quel système d’information : des émetteurs, des canaux, des récepteurs, un message et des relais ; avec ceci de particulier que « la rumeur doit tout à sa chaîne de transmission et au rôle qu’elle donne à celui qui la reçoit et la retransmet » ( Idem). La rumeur se caractérise ainsi par sa source et ses moyens de transmission non officielles. C’est cette source de transmission non officielle, véridique ou non, qui lui Confère son essence et partant sa raison de se nommer en tant que telle. Par rapport à cela, la rumeur est une information sur un pan de la réalité sociale, qui circule par des canaux informels. Contrairement à ce que pense KAPFERER( 1987), la rumeur n’a pas besoin d’être démentie ou confirmée publiquement par les sources officielles, car son but n’est pas de déterminée un fondement véridique de la réalité que s’est appropriée le groupe émetteur. En effet à travers la rumeur, l’ambition du groupe émetteur est de transformer, de modeler la réalité ou une partie de lé réalité en fonction de ses attentes, de ses aspirations, mais surtout de ses représentations.
A travers l’analyse de contenu qui consiste en «  un ensemble de techniques d’analyse de communication visant, par des procédures systématiques et objectives des descriptions de contenu des messages, à obtenir des indicateurs quantifiables ou non, permettant l’inférence de connaissances relatives aux conditions de production/réception de ces messages » (BARDIN, 1986)), il s’agira pour nous d’essayer de traduire ces représentations du subconscient collectif de la catégorie homosexuelle au Cameroun, et de ressortir par la même occasion les différentes fonctions que peuvent revêtir la rumeur, exprimée au sein d’un groupe social donné. Cet essai est donc une tentative de donner un sens à la parole, à travers l’usage de ce vieux média qu’est la rumeur (KAPFERER, Idem). Autrement dit, cette analyse de contenu de 10 rumeurs circulant dans la sphère des homosexuels du Cameroun, permettra d’avoir une idée de « ce que parler veut dire » (BOURDIEU, 1982).

I-PRESENTATION DE 10 RUMEURS CIRCULANT OU AYANT CIRCULE DANS LE MILIEU HOMOSEXUEL CAMEROUNAIS ? DE 2000 A 2002.

Par milieu homosexuel, nous entendons l’ensemble des « small g » (HIGHSMITH, 1995), les marchés sociosexuels qui constituent les lieux de rencontres, d’échanges et partant des pôles d’émission, de réception et de diffusion des informations-rumeurs ; avec la présence continuelle de bruits (noise) d’après le modèle communicationnel de SHANNON ( WERNER, TANKARD,1997). Souligner l’existence de ces bruits, c’est relever la présence de parasites au cours de la communication dans ces espaces sociosexuels, lesquels sont susceptibles de dénaturer des messages déjà eux-mêmes dénaturés. La différence ici, doit être faite entre le fait que ces rumeurs aient une source non officielle, et le fait que son instance de production soit difficilement identifiable. Venons-en aux rumeurs proprement dites.


II- CE QUE PARLER VEUT DIRE : ANALYSE THEMATIQUE.

Un examen des 10 rumeurs ci-dessus présentées, laisse entrevoir une certaine typologie, dont la thématique générale se réfère au vécu sociosexuel de certains individus connus sur le domaine publique. La thématique la plus fréquente est celle qui a un rapport avec le domaine politique, suivi de la vie en société et enfin de la vie religieuse.
En effet sur les 10 rumeurs présentées, et dont l’appareil d’énonciation (KERBRAT-ORECCHIONI,1980) a été identifié comme étant la catégorie homosexuelle, la moitié de ces discours d’ordre dialogal (LOCHARD, BOYER,1998) ont un rapport à la vie politique et aux politiques (R1, R2, R3, R4, R4, R5). Cependant, (R1) est un peu particulière, en ce sens que cette rumeur est relative au football, donc au domaine du loisir ou du divertissement. Mais une analyse de la société Camerounaise, montre que le football sert depuis longtemps d’instrumentalisation politique, au point où il a été érigé en sport roi et unificateur des individus idéologiquement opposés. C’est pourquoi dans la perception et la compréhension de (R1), il faut l’associer à sa valeur référentielle (DUCROT,1984) pour accéder au sens implicite de son énoncé (KERBRAT-ORECCHIONI,1991). Il apparaît alors que, (R1) pour les homosexuels du Cameroun est la traduction d’une volonté de reconnaissance implicite. Ici, elle a une fonction de valorisation de la pratique de l’homosexualité, car le fait de déclarer publiquement l’homosexualité avérée ou non des joueurs internationalement reconnus, n’a pas pour but de jeter sur eux un certain discrédit. L’interprétation qui en ressort est que, puisque le politique a valorisé et continue de valoriser le football et ses acteurs, par conséquent ce serait aussi l’occasion de valoriser l’homosexualité, puisque les joueurs qui sont honorés seraient aussi gais. Diffuser une telle rumeur, consiste de leur part en une volonté de positionnement. Il en va de même pour les autres rumeurs en dehors de (R4).
Ainsi, qu’un ministre, fût-il ancien, qu’un député ou qu’un haut responsable soit déclaré gai à quelque chose de valorisant et s’inscrit de la même manière en faux contre la loi répressive, désormais désuète. La loi répressive est symboliquement détruite par ces discours, car les acteurs indexés occupent un haut rang, sont honorés et servent nécessairement de modèle sexuel. Leur orientation sexuelle socialement décriée se trouve ainsi légitimé.
Quant à (R4), elle reflète la volonté des populations, surtout dans le milieu des jeunes gais camerounais et dans une certaine mesure les non homosexuels, de ne pas utiliser le préservatif, perçu comme obstacle au plaisir, à l’amour, et favorisant l’amoindrissement de la virilité de l’homme (BEAT-SONGUE,1993), ici le partenaire actif. En plus, il est porteur d’un germe de destruction, donc de la mort (le VIH). Cette rumeur sert donc de bouc-émissaire (GIRARD, 1982) et s’inscrit dans un refus fallacieusement discursif de changer de comportement. C’est dire à ce niveau que les discours « rumoraux » ayant trait au politique peuvent revêtir à la fois une volonté de positionnement tactique et servir en même temps de paravent, de bouc-émissaire pour maintenir certain comportement.
Trois rumeurs ont été répertoriées sur le thème de la vie en société (R8, R9, R10). Celles-ci dans une certaine mesure peuvent être révélatrice de l’intérêt que porte le groupe sur la marche de la société, surtout quand celle-ci se montre rigide envers l’homosexualité. Ces rumeurs s’inscriront alors dans une logique d’auto-défense face à l’ordre social qui réprime l’homosexualité au Cameroun. La diffamation est utilisée comme arme pour tourner en dérision certaine classe de la population qui passe pour respectable et qui fustige en public d’une manière comme d’une autre l’activité homosexuelle (R10). Le rôle de ces rumeurs est de destituer de tels individus de leur respectabilité sociale, pour étaler publiquement aussi leur vécu sexuel prétendument réel, ce qui apparaît comme un comble. Contrairement au « outing » des footballeurs et autres hautes personnalités, qui se veut valorisant, celui-ci se veut dénonciateur des pratiques cachées des acteurs qui passent pour non homosexuels, donc non déviant dans la sphère publique (R9). Pour (R8), on peut y voir poindre une volonté de placement fructueux dans le sens économique du terme. L’homosexualité donne de l’argent, c’est dire qu’être homosexuel au Cameroun, c’est savoir placer son avenir social pour en tirer meilleur profit, dans une société meurtrie par les effets dévastateurs de la crise économique. L’interprétation référentielle qui peut en ressortir est que, plutôt que de mourir pauvre, il est conseillé d’être homosexuel, car ce n’est pas qu’un autre moyen de penser la libido, c’est aussi un moyen de survie. L’homosexualité à ce niveau, est perçue comme une tactique de survie face à la misère ambiante, et le discours autour de ce phénomène apparaît comme une médiatisation d’un message ( SHOEMAKER, REESE, 1996) porteur d’espoir et de rêve. C’est une fonction de capitalisation qui peut être retenue à travers cette rumeur.
Il ressort donc que l’irrationnel (R8) et le rationnel (R9, R10) sont étroitement liés, c’est de cette manière que les acteurs homosexuels essaient de traduire leur quotidien, tout en entretenant une illusion notoire sur leur vécu réel. Autrement dit, ces rumeurs apparaissent comme un fétichisme discursif, qui tend à transformer en or tout ce que l’homosexualité touche ou prétend toucher au Cameroun.
Enfin, le religieux à travers les rumeurs est remis en question (R6, R7). C’est une forme de dénonciation de l’imperium, du diktat religieux, facteurs entre autres de la culpabilité sociale que vivent les acteurs sociaux. A ce niveau, la rumeur a une fonction de désacralisation d’un ordre spirituel (R6) dans lequel plusieurs homosexuels au Cameroun ont été socialisés. C’est donc une forme de destitution symbolique du sacrée à travers la rumeur. Ainsi les homosexuels camerounais essaient de ne plus se sentir coupable face à un ordre spirituel érigé aussi en ordre supra moral.


Pour résumer, la rumeur au sein des milieux homosexuels camerounais, prise sous l’angle de sa nature et de sa finalité, présente de multiple aspect. Elle est tantôt l’expression d’un désir de positionnement et de valorisation ; tantôt l’expression d’une vraie ou fausse nouvelle (R4, R9, R 6, R8) ; tantôt l’expression du désir de reconnaissance ou d’identification, quand elle ne vise pas tout simplement à nuire autrui ou semer la confusion dans les esprits (NGA NDONGO, Idem) (R8, R7, R10).
Tout cela revient à souligner que parler dans les milieux gais au Cameroun, renvoie à une pluralité de signification qui mêle l’irrationnel, le rationnel et l’illusoire. Ainsi, on parle pour valoriser sa position sexuelle, on parle aussi pour destituer symboliquement l’ordre spirituel établi, on parle encore pour diffamer ceux qui sont perçus comme des ennemis, en une phrase, on parle pour se positionner, en destituant au passage tut élément gênant. Parler dans les milieux gais veut donc dire tactique discursive de positionnement et de survie dans une sphère sociétale agressive face à l’homosexualité. L’interprétation de la fonction essentiel de la parole se fait à travers les référents implicites dont le but inavoué est de révéler le cacher, de mettre à nu le non-dit dans l’espace public. Parler, c’est dénoncer.

BIBLIOGRAPHIE

1. AMADO G., GUITTET A., 1991, Dynamique des communications dans les groupes, Paris, A. Colin, coll. «  U », 2è. Ed.

2. BARDIN L., 1986, L’ analyse de contenu, Paris, PUF.

3. BEAT-SONGUE P., 1993, Sida et prostitution au Cameroun, Paris, l’ Harmattan.

4. BOURDIEU P., Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.

5. DUCROT O., 1984, Le dire et le dit, Paris, Minuit.
b
6. GIRARD R., 1982, Le bouc émissaire, Paris, Grasset.

7. GUEBOGUO C., «  Manifestations et facteurs explicatifs d’ l’homosexualité à Yaoundé et à Douala », Mémoire de Maîtrise en Sociologie, Yaoundé I.

8. HIGHSMITH P., 1995, Small g, une idylle d’été, Paris, Colman-Lévy.

9. JAMET C., JANNET A.-M, 1999, La mise en scène de l’information, Paris, l’Harmattan, coll. «  Champs Visuels ».

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11. KERBRAT-ORECCHIONI C., 1980, L’énonciation, Paris A. Colin.

12-------//-------//----------//----------,1991, L’implicite, Paris, A. Colin.

13. LOCHARD G., BOYER H., 1998, La communication médiatique, Paris, Seuil, coll. « Mémo ».

14. SHOEMAKER P., REESE S., 1996, Mediating the Message. Theories of Influences of Mass Media Content, New York, Longman, 2nd Ed.

15. NGA NDONGO V., «  Rumeur et société », Annales de la faculté des Lettres et Sciences Humaines, Série Sciences Humaines, vol.2, No 1, janv, pp 43-57.

16. WERNER S., TANKARD Jr., 1997, Communication Theories. Origins, Methods and Uses in the Mass Media, New York, Longman, 4th Ed.


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