Cet article a été publié pour la première fois dans le n° 592
(Février - Mars 1997; p. 74-113) de la revue Les Temps Modernes.

Le sacré et le sida
les représentations de la sexualité
et leurs contradictions en France, 1971-1996 (1)

UNE PERSPECTIVE D'OUTRE-ATLANTIQUE

FABIENNE A. WORTH


 

La fonction de tout diagnostic concernant la nature du présent...ne consiste pas en une simple caractérisation de ce que nous sommes, mais plutôt - en suivant les lignes de fragilité du présent - d'arriver à saisir pourquoi et comment ce-qui-est pourrait ne plus être ce-qui-est (2). 

 Au printemps 1994, alors que les débats sur le sida s'épuisaient aux États Unis, des statistiques tragiquement hors normes faisaient découvrir à la France qu'avec 58 millions d'habitants elle avait le même nombre d'homosexuels séropositifs que la Grande Bretagne, l'Allemagne de l'Ouest et l'Italie combinées avec 170 millions d'habitants (Arnal, 67, 103).

Tout le monde reconnaissait la nécessité de s'attaquer au sida. Venant des États Unis ou j'avais récemment publié un numéro spécial sur la théorie "Queer" au cinéma et en vidéo (3), j'étais assaillie de questions: Pourquoi couronner quatre ans de retard avec des campagnes de prévention non ciblées? Ce problème était-il lié au manque d'identité gaie? Et dans ce cas comment se faisait-il que l'identité gaie, de révolutionnaire dans les années soixante-dix, soit devenue si fragile que les homosexuels n'aient ni le désir, ni les moyens de se rendre visibles aux autres aussi bien qu'à eux-mêmes? Et dans un revirement plus récent et plus dramatique, mais tout aussi mystifiant, comment se faisait-il que le gai-victime de Sidaction 94 soit devenu le gai-transgresseur de Sidaction 96? Quel était le rapport en France entre identité gaie et possibilités d'accès au discours public? Quelles étaient les formes, les médiums, les sites, les périodes, les conditions dans lesquelles ces représentations gaies avaient lieu?

Mes connaissances en théorie critique aux États Unis ne m'aidaient pas à répondre à ces questions. Et les réponses que je trouvais en France étaient aussi décevantes, se limitant au rapport entre la politique gouvernementale et l'identité gaie, ou vice versa. Pour les activistes d'Act-up c'était l'absence d'identité gaie en France qui avait encouragé la politique de dédramatisation et le manque de focalisation des campagnes de prévention. Par contre, pour Yves Roussel, c'était l'élection de François Mitterand en 1981, et la cessation du harcèlement des gais par la police qui paradoxalement affaiblit l'identité gaie. Ces réponses aussi inévitables qu'elles fussent me parurent soulever plus de questions que de réponses. Il est vrai que "l'identité est toujours une relation, jamais une positivité" (313) comme l'affirme Douglas Crimp. Mais cette relation a lieu dans un système de représentation plus complexe qui devait surdéterminer à la fois la politique gouvernementale et ses rapports avec l'identité gaie.

Je cherchais donc à replacer le débat dans le cadre épistémologique d'une représentation française de la sexualité. En survolant de façon empirique les représentations culturelles de la sexualité en littérature, sociologie et religion d'une part, dans le cinéma et à la télévision de l'autre, je découvrais un concept me permettant de situer mon essai à la fois dans une logique culturelle française et dans une optique analytique et critique - car une optique descriptive ne ferait que réinscrire ce-qui-est.

Ce concept c'est celui du sacré. Par l'intermédiaire du sacré je saisissais pourquoi la discrimination et l'identité, concepts clés aux États Unis pour parler du sida, n'avaient guère de sens dans la culture française traditionnelle - du moins avant l'importation d'Act-up en 1988. En effet, le sacré pose les rapports sexe-societé et individus-societé, en terme de légitimation et de transgression, plutôt qu'en terme de droit, discrimination et identité. Ce glissement de l'éthique au psychologique a bien entendu des conséquences cruciales pour la constitution identitaire, la politisation et la représentation de la sexualité.

Mon but ici n'est donc pas d'analyser en soi les faiblesses de la politique identitaire française, ou même, son impact sur les représentations de la sexualité; mon but est plutôt de saisir, grâce au concept du sacré, et à la double vision de ma perspective "queer", les raisons culturelles de ces représentations, leurs formes concrètes, et surtout leur trajectoire temporelle.

 

 

Les deux "sacrés"

La tradition de la sexualité transgressive et sacrée a une longue histoire culturelle initiée au dix-huitième siècle avec Sade, précisément au moment ou la rationalité a déplacé la religion comme lien culturel de base. Au vingtième siècle cette tradition se poursuit grâce à l'influence de Bataille et de ses héritiers. Le sacré de transgression est tenu en laisse cependant par une autre tradition, celle du sacré de légitimation élaboré a la fin du dix-neuvième siècle par Durkheim. Bien que ces deux traditions tendent à être perçues comme mutuellement exclusives et à occuper des champs culturels séparés, il est crucial de les considérer simultanément pour percevoir leurs fonctions respectives et leur complémentarité.

La notion du sacré de transgression a été développée dans les années trente par les membres du Collège de Sociologie, Caillois, Leiris, Monnerot et Bataille (Richman, Isambert). Depuis les années cinquante Bataille, devenu héros culturel, inspire d'autres intellectuels tels que Jean Genêt, Roland Barthes, Julia Kristeva, Jacques Derrida, Philippe Sollers, Maurice Blanchot, Michel Foucault. Cette tradition a aussi influencée des écrivains gais, des cinéastes expérimentaux, et même des cinéastes commerciaux tels que Cyril Collard, l'auteur et protagoniste principal des fameuses Nuits fauves. Passant de la haute culture intellectuelle à la culture populaire, la sexualité sacrée et transgressive a fini par devenir la tarte à la crème des études psychologiques et des émissions télévisées sur le sida. C'est ainsi que la sexualité en tant que sacrée a été invoquée pour illustrer le trauma du préservatif et pour expliquer l'impossibilité fondamentale d'une prévention interprétée comme une désacralisation. Encore aujourd'hui "les lieux `à forte rentabilité sexuelle' restent des foyers d'infection importants (4) ». Stuart Michaels, un des auteurs de la récente étude «Sex in America » (1992), remarque que l'attitude française devant le risque, la mort et l'amour est différente de celle de toute autre culture (5).

Bataille récupère le sacré de transgression comme un moyen de réaffirmer la subjectivité de l'individu. Selon ses vulgarisateurs Alain Arnaud et Gisèle Excoffon-Lafarge (6), Bataille voyait dans la transgression un acte qui n'est pas assujetti à la loi mais qui est défini par elle. La transgression flirte avec la loi. Elle est "une conjonction de jeux de forces, c'est à dire de ruse, de complicité et de masques" (116). Pour les vulgarisateurs de Bataille l'identité en tant que concept légal se trouve en relation conflictuelle avec la subjectivité vue comme sacrée.

Une expérience sacrée est une expérience intérieure grâce à laquelle un individu, ou quelquefois une communauté, excède ou même renverse les limites du comportement rationnel de la vie quotidienne. Le sacré est donc ce qui échappe au monde bourgeois, à la productivité, au profit et à l'auto-préservation. Cet état de dépense sans réserve conduit à ce que Bataille nomme la souveraineté, un concept antithétique à celui d'identité puisque la souveraineté demande la perte de soi. Ainsi la temporalité de l'expérience intérieure est faite de moments fragmentés, de moments sans mémoire et sans destinée, de moments ouverts à l'infini des possibilités et à l'auto-destruction. "Vivre l'excès c'est vouloir l'impossible, c'est vouloir vivre ce qui, au moment même ou je l'atteins, m'anéantit" (72).

Le sacré de transgression à la Bataille s'inscrit implicitement en relation à un autre sacré, le sacré de légitimation. C'est au moment de la séparation entre l'Eglise et l'État que Durkheim établit le sacré comme concept sociologique essentiel; il le définit comme ce qui est assujetti à l'interdit et comme ce qui se différentie du profane. Pour Durkheim le sacré est supérieur au profane, il fonctionne comme un système hiérarchique dans lequel le social se légitime lui-même et assigne à l'individu une position qui est soit subordonnée, soit transgressive, mais qui en aucun cas ne peut entrer en contact avec le sacré de façon interactive ou égalitaire. Le profane ne peut communiquer avec le sacré que par l'intermédiaire de rituels. Les choses sacrées incluent les états collectifs, les traditions, les émotions communes et les sensations liées à l'intérêt général. Le profane est constitué par les émotions que nous éprouvons en tant qu'individus (7).

On peut dire...que dans la plupart des cas, les êtres ou les choses sacrés sont ceux que défendent et protègent des interdictions, tandis que les êtres ou les choses profanes sont ceux qui sont soumis à ces interdictions et qui doivent n'entrer en contact avec les premiers que suivant des rites définis. Mais cela même ne va pas sans réserves: car le sacré doit lui aussi éviter le contact du profane. Il reste que dans le cas ils rentrent en relations, l'un et l'autre n'agissent pas de même: le sacré est le siège d'une puissance, d'une énergie qui agit sur le profane...tandis que le profane n'a que le pouvoir de provoquer la décharge de cette énergie, ou dans certains cas de l'invertir, en la faisant passer....de la forme pure et bienfaisante à la forme impure et maléfique. (Durkheim 64)

 

 

La Sexualité française face aux représentations anglo-saxonnes

Avant de poursuivre mon analyse de la sexualité en France, je veux proposer une autre perspective sur le sujet au moyen d'une comparaison entre la sexualité française et son équivalent anglo-saxon. Il ne s'agit pas seulement de comprendre la sexualité française comme radicalement différente de la sexualité anglo-américaine (ou protestante); mais aussi de reconnaître nos propres présuppositions sur le sujet et leurs conséquences; il s'agit aussi de donner quelques éléments d'analyse sur le décalage culturel qui oppose Act-up France à la société française traditionnelle et qui le différencie d'Act-up USA.

Dans la sphère publique américaine le désir est lié à l'identité et des sous-cultures se forment pour consolider cette identité et réclamer son acceptation sociale. Dans le discours public aux États Unis la sexualité est donc politisée. D'un côté il y a les fondamentalistes qui se battent pour des normes répressives, de l'autre des activistes gais qui révèlent la construction politique du concept de norme, qui encouragent la sortie du placard, la prise de conscience, et proclament que le silence équivaut à la mort sociale et physique. Les deux camps se positionnent par rapport à une éthique, qui est polarisée. Cette polarisation a ses inconvénients et Simon Watney a critiqué la notion d'homophobie parce qu'elle cache comment "le désir fonctionne pour motiver des comportements sexuels spécifiques" et "pour forcer dans la même totalité monolithique toutes les variétés de désirs homosexuels et d'identité" (62). Par contre la sexualité française est restée aussi polyvalente que ses fromages, visuellement omniprésente mais sur le plan du discours ne se nourrissant que de silence, de relégation au privé et au non dit, ou de son opposé, la provocation.

Alors qu'aux États Unis les autorités gouvernementales, les médias, et maintenant l'armée ont été justement critiqués pour avoir défini le sida exclusivement comme une maladie homosexuelle (une perspective minoritaire), on a reproché au gouvernement et aux médias français leur incapacité à définir le sida en tant que maladie homosexuelle (une perspective universaliste). Comme Eve Sedgewick l'a démontré les deux stratégies sont des formes conceptuelles d'homophobie. L'une confine "le problème homosexuel" à une minorité homosexuelle fixe, l'autre la dilue sur un large "éventail de sexualités" pour employer l'expression de Sedgewick. Alors qu'aux États Unis la réaction principale au sida a été de "blâmer les victimes," en France la réaction a été plus ambivalente, oscillant entre un respect pour la question du "désir," - une question protégée par le vide social dans lequel elle s'inscrit - la condamnation sociale d'une caste tabou ou, plus récemment, l'idéalisation/victimisation des victimes.

L'identité gaie que les sociologues et activistes américains dénoncent en tant que "sham," un mélange de dissimulation ("concealment") et de simulation ("pretense,") dont jouent les gais pour pouvoir gérer le stigma social (Lang 172, 74), a été valorisée dans le contexte français des années 70-80 par la notion de transgression à la Bataille. Il ne s'agissait pas ici d'oppression internalisée mais d'une conjonction de jeux, de tours (tricks?) de complicités et de masques. Alors que pour Lang "sham" est la mort sociale parce qu'elle est imposée à l'individu, la transgression est pour Bataille source de plaisir, de liberté, de souveraineté. La valeur éthique est remplacée par la valeur ludique. Comme la transgression était vue en France comme une nécessité psychologique, et que les sexualités y étaient par définition toutes transgressives, l'analyse de l'homophobie y parait toujours vouée à la contradiction.

 

 

La sociologie gaie avant 1988 : orthodoxie ou critique hérétique?

Michael Pollak - un sociologue gai d'origine autrichienne, un disciple de Bourdieu au CNRS - est sans doute le personnage le plus crucial pour illuminer les limites du discours sida dans les années quatre vingt. Seul il a étudié la communauté gaie avec un mélange rare en France de respectabilité scientifique et de passion activiste. Pourtant Pollak n'a pas pu remettre en question le sacré de la sexualité et l'homogénéïte de la légitimation sociale. Il s'adresse donc simultanément à deux publics très différents, les gais et les bureaucrates, les fondant tant bien que mal en un lecteur homogène (8). Par conséquent, son étude hésite maladroitement entre reflection et analyse de la confusion sociale. Mon but ici n'est pas de juger ces atermoiements, écrits sous de grandes contraintes temporelles et politiques, mais de les signaler comme une sorte de rayon X des limites discursives de cette période.

Dans un de ses premiers articles écrit en 1982 Pollak avait adapté la méthode Bourdieu et importé la théorie gaie des États Unis, réussissant ainsi à esquisser un concept d'identité homosexuelle basé sur le choix d'un mode de vie. Mais au milieu des années quatre vingt, en réponse aux statistiques désastreuses du sida en France, Pollak commence à contextualiser sa recherche et à analyser l'identité gaie comme française plutôt que comme transnationale. Grâce aux interviews des lecteurs de Gai Pied et aux interprétations des données ainsi réunies, Pollak rend visible la spécificité de l'expérience de transgression des homosexuels français en signalant ses liens avec la discrimination sociale. Paradoxalement Pollak préfère alors éliminer le concept d'identité gaie et dépolitiser son enquête au moment même ou il découvre l'homosexualité comme problème politique.

Le sacrifice du concept de l'identité gaie en tant que choix de vie permet à Pollak de re-justifier l'écart entre privé et public pour protéger à la fois la vie privée et "les valeurs fondamentales de notre système politique"(178) (9). Le sacrifice de l'identité gaie le conduit aussi, par un raisonnement tautologique auquel Bourdieu et la télévision française nous ont habitué, prôner une adresse universelle, car une voix marginalisée est automatiquement illégitime. Cette décision affecte aussi la voix de Pollak qui effectue une navette bizarre entre clichés culturels et réalité gaie. Ainsi Pollak finit par décrire l'identité gaie comme étant principalement réactive à l'ordre social tout en s'efforçant de ne pas dénoncer l'homophobie de cet ordre social! Il signale simplement la douloureuse séparation des familles imposée par "le non-dit de l'homosexualité" (43) et l'impossibilité de reconnaître publiquement les engagements affectifs. C'est ce qui explique que les gais aient progressivement adoptés des habitudes sociales et sexuelles distinctes qu'il nomme, comme les instigateurs de la révolution sexuelle des années soixante dix, "l'éthique du plaisir."

Lorsque Pollak se sert de lunettes françaises et de données françaises, l'homosexualité n'est plus un choix identitaire mais une manifestation du sacré qui permet de briser les tabous et de transgresser les rituels. Pollak ne définit pas ces termes qu'il prend pour argent comptant pour ses interwievés, pour lui-même et pour ses lecteurs. Il explique seulement l'expression "briser les tabous" comme étant une déconstruction des oppositions qui sont "fondamentales à l'ordre social," telles que l'opposition entre le passif et l'actif, le masculin et le féminin, le haut et le bas, le dessus et le dessous, le devant et le derrière, le dominant et le dominé" (44).

Pourtant Pollak ne remet pas en question la séparation entre le psychologique et le social. Ainsi le fait de briser les tabous permet de défier une hiérarchie psychologique mais pas la hiérarchie sociale. Quand la transgression devient visible socialement, par exemple lorsque "les folles hurlantes" agressent publiquement l'ordre social, Pollak abandonne sa neutralité scientifique et son empathie pour les gais. Alors qu'aux États Unis "les folles" sont reconnues- au moins à l'intérieur du ghetto et quelquefois à l'université - pour avoir déclenché la révolution gaie et pour déstabiliser l'opprimant système des genres, Pollak ne voit les folles que comme un phénomène de classe populaire, psychologiquement destructif (ils ont internalisé les caricatures de leurs oppresseurs) et transgressant l'ultime loi française- celle du bon goût - car ils osent mélanger "des chemises de soie rose avec des blousons de cuir clouté." (46)

Pollak conclut que la solution à la crise du sida est dans "la responsabilité individuelle", "le retour à soi même" et le "retour à une nouvelle identité individuelle." Il condamne la promiscuité, non pas à cause de ses dangers pour la santé mais parce que "c'est la seule façon déterminerd'obtenir l'acceptation sociale dans le ghetto. Ainsi Pollak finit par demander la responsabilité individuelle avec le droit de remettre en question l'éthique du ghetto mais pas celle de la société. Pollak finit par condamner le ghetto pour avoir transformé les gais en individus de simulation - ils se forcent à la promiscuité sexuelle pour obtenir l'acceptation sociale - plutôt que de blâmer les hétérosexuels dominants qui, discriminant contre les gais, ne leur offrent que le ghetto. La conclusion de cette analyse pour les individus gais est qu'ils doivent à la fois cacher la source initiale de leur oppression et abandonner le ghetto et ses plaisirs socio/sexuels.

L'insistance primordiale accordée par Pollak à l'individu et à "l'identité individuelle" comme solution à la crise du sida, est réaffirmée par Martel en 1996, en dehors de toute argumentation. Cette valorisation de l'individualisme est radicalement opposé à la solution promue par Cindy Patton. Déjà en 1985, soit trois ans avant le livre de Pollak, Patton découvre une relation étroite entre une identité gaie positive, la capacité d'adopter de nouvelles pratiques sexuelles, et la capacité de développer de nouveaux systèmes communautaires pour donner un sens à la maladie et à la mort (142). La promotion de l'individualisme est aussi radicalement opposée à d'autres études sociologiques américaines. Norris G. Lang note que "mon expérience ethnographique me conduit à croire que le degré d'enfouissement dans le placard est la variable la plus importante pour si la réponse au sida encouragera la vie ou la menacera" (178). Cependant les homosexuels interviewés par Pollak n'ont perçu d'autre alternative que de nier leur homosexualité, rejeter leur passé, s'isoler ou revenir à la religion traditionnelle.

L'individualisme promu par Pollack était lié au rejet de nouveaux concepts tels que le safer_sex (vie sexuelle a moindre risque). Bien que Pollak ait négocié avec l'État depuis 1985 pour développer des stratégies permettant la publicité des préservatifs, en public il n'a pas dénoncé l'antique loi de 1920 prohibant cette publicité; se cantonnant dans une approche sociologique descriptive d'un état de fait, il n'a pas pu critiquer le consensus des branchés stipulant que le préservatif était désuet et ringard. Il a simplement reflété l'opinion, noté qu'en 1985 l'achat d'un préservatif est encore incriminant socialement, que le safer-sex tue le sexe comme naturel, que le safer-sex tue le sexe comme transgressif, que le safer-sex demande la capacité de concevoir l'avenir. Pollak nous informe qu'une sexualité qui est "naturelle" et "saine" est opposée à "tout usage d'objet étranger, tel le préservatif, venant détruire les débats amoureux" (72). Bien que Pollak sache très bien définir "le naturel" comme "la somme des habitudes conditionnant un sujet au point que leur rupture est ressentie comme une rupture avec soi-même" (72), ses arguments illustrent l'impératif culturel de l'époque qui était de maintenir le sexe sacré en position de dominance par rapport au besoin profane de protéger des individus d'une pandémie mortelle.

Le safer-sex s'oppose aussi au sexe transgressif et sans avenir, c'est à dire plus particulièrement au sexe gai. Pollak mentionne certaines publicités pour le safer-sex qui "vont jusqu'à prétendre découvrir de nouvelles sources de plaisir," et à des pratiques sexuelles libérées de leurs "connotations perverses". Pollak finit par condamner l'éthique du safer-sex parce qu'elle crée "la mauvaise conscience et un sentiment de culpabilité" (84). Ce défaitisme contraste avec les analyses anglo-saxonnes telles que celles de Cindy Patton ou le diagnostic de résistance culturelle au safer-sex est analysé d'un point de vue critique, permettant de partir à la recherche d'une nouvelle façon de penser, et même de jouir.

Aux États Unis la résistance au safer-sex n'est pas due à la peur de désacralisation du sexe mais à l'équation entre sexualité et germes (Patton, 12). On dirait que dans l'inconscient américain le plaisir étant dangereux et devant être supprimé de toute façon, il n'y ait pas besoin de safer-sex. Alors que dans l'inconscient français, le plaisir étant le coeur de la vie, le safer-sex qui le menace doit être rejeté. Bien entendu il est plus facile de critiquer la négation du plaisir que sa sacralisation !

 

 

 

Le Cinéma gai expérimental

Cette antinomie entre identité gaie et sexualité se retrouve-t-elle dans le cinéma expérimental gai des années soixante-dix? Et si oui, quelle forme prend-t-elle?

Le cinéma expérimental gai est un produit de la révolution initiée en 1971 par le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire (FHAR). Produit initial de la rébellion lesbienne, le FHAR finit par proclamer l'éthique du plaisir, des droits pour "toutes les sexualités," et pour les enfants, "le droit au désir et à sa réalisation." Le FHAR a dénoncé la société qui humilie les travestis, la pornographie et la pédérastie, proclamant au contraire leur nature subversive. Selon le FHAR le travesti refuse les privilèges du mâle, la pornographie personnifie la perversité du désir, et la pédérastie mine l'oppression de la famille bourgeoise. Le désir est une source de richesse libidinale opposée aux règles sociales dans la tradition de Bataille. Mais alors que Bataille avait laissé ses romans pornographiques soit dans l'anonymat, soit dans ses tiroirs, les membres du FHAR décrètent des manifestes publics de plaisir.

Comme Richard Dyer le note cependant, ces manifestes sont motivés par la même croyance dans une sexualité transgressive et sacrée, pas par des arguments politiques ou le besoin de lancer un défi efficace aux modes de représentation contemporains. Les membres du FHAR ne se préoccupent guère des problèmes de médiation entre dominants et dominés, et encore moins des questions d'inégalité entre adultes et enfants. Ils inversent tout simplement le pouvoir de légitimation de la sacralité en se l'appropriant symboliquement.

Dans L'Oeuvre d'art à l'âge de la reproduction mécanique publié en 1936, Walter Benjamin remarque que l'avènement de la photographie a signifié la disparition de la sacralité de l'art. Paradoxalement, c'est aussi au dix-neuvième siècle que les théories de l'art pour l'art ont été créées. Benjamin regrette cette "théologie négative" qui nie toute fonction sociale à l'art et empêche toute catégorisation par sujet (223). Dans le cinéma expérimental gai, le désir pour de jeunes garçons, des images pornographiques, des extraits filmés de sexe gai et d'autres indices d'auto-expression illimitée sont compatibles avec l'art pur, alors que des préoccupations sociales telles que la prévention, les préservatifs, et la communication avec les spectateurs ne le sont pas (10). Dominique Noguez remarque ainsi que le cinéaste expérimental se moque bien de la communication (20). Selon Noguez le cinéaste expérimental est plus du côté du principe de plaisir que du côté de la réalité. Et Noguez de conclure: "Ce qu'il a à dire et...ce que le destinataire en saisira, à la limite peu lui chaut" (20).

Lionel Soukaz a été étiqueté le plus activiste des cinéastes expérimentaux par Dominique Noguez et un des plus provocants par Richard Dyer. Pourtant au début de Boyfriend II, la voix off du narrateur déclame: "il faut que l'image vienne de nulle part." Les images de Soukaz, comme le Bataille d'Arnaud et d'Excoffon, comme le nouvel individu gai de Pollak, sont légitimes parce que, venant de nulle part, ils viennent de partout. Le processus de naturalisation du contenu pornographique est consumé en pratique par l'emploi d'une voix narrative autoritaire, par le montage et l'appropriation de la subjectivité des spectateurs.

Dans Boyfriend II (1977) des textes de pornographie et de pédérastie par Guy Hocquenghem, Tony Duvert, Gabriel Matzneff et Soukaz lui même sont lus en voix off prêtant aux images un air de légitimité documentaire. Le montage musical des grands succès de la culture yéyé, des rengaines d'amour hétérosexuelles telles que "la Vie en rose" de Piaf, et des grands hymnes culturels tels que l'Internationale et l'Hallelujah naturalisent des images de drague, de sexes moulés par le jean et de masturbation. Soukaz n'a aucun scrupule à s'approprier ce que Dyer nomme "the glow of mainstream romance" et à conjuguer l'autorité du marxisme et celle du christianisme. Il se sert des codes de la subjectivité pour encourager les spectateurs à éprouver du désir porno et pédéraste, "plaçant ainsi le spectateur directement dans la ligne du désir" (Dyer 226). Cette méthode contraste avec l'esthétique camp des anglo-saxons qui cherche à dé-naturaliser les représentations consacrées grâce à un montage ironique plutôt que de naturaliser du matériel transgressif. Dans le film de Soukaz, la honte n'est pas dénoncée comme dans le cinéma provocateur U.S., ou ignorée comme dans le cinéma affirmatif. La honte est ici simplement inversée. C'est le spectateur, encore affublé de tabous sociaux, qui peut la ressentir en éprouvant ce que Dyer nomme "une réponse libidinale à leurs images porno et pédérastes" (226).

Un autre film, Race d'Ep un siècle d'images de l'homosexualité (1979) réalisé plus tard en collaboration avec son mentor, le philosophe, écrivain et activiste Guy Hocquenghem, est plus réfléchi que provocateur. Lorsque le critique gai Michael Moon vit Race d'Ep à New York lors de sa sortie, il fut impressionné par la capacité du film de "pratiquer simultanément production culturelle et analyse politique à travers un éventail de média et de modes discursifs"(Hocquenghem 9). Pourtant le film est bien différent de la production anglo-saxonne de l'époque parce que l'identité gaie y reste problématique, d'un point de vue subjectif et d'un point de vue historique (11). Contrairement à Word is Out (1977) ou à Avant Stonewall: l'émergence d'une communauté gaie et lesbienne (1986) par exemple, Race d'Ep n'est ni une enivrante chronique de sorties de placard, ni une recherche triomphale du moment fondateur d'une sous-culture. Composé de quatre mini-films, Race d'Ep se souvient de quatre périodes différentes de l'expérience homosexuelle: 1) l'élaboration simultanée de l'homosexualité et de la photographie liée au dix-neuvième siècle, 2) L'Institut de la sexualité de Magnus Hirschfeld et son lien avec l'extermination nazie des homosexuels, 3) l'utopique libération sexuelle des années soixante et 4) un dialogue à la Diderot entre un homosexuel français et un visiteur américain hétéro.

Alors que le point de vue invisible de Boyfriend II forçait le spectateur à s'identifier presque contre son gré avec les images, le point de vue ironique de Race d'Ep empêche à la fois l'identification et la dénonciation. L'histoire gaie constituée dans ces films est constituée par une appropriation quelquefois manipulatrice de la grande Histoire. Pourtant le film ne propose pas non plus le remplacement de l'histoire par le pur plaisir.

Le Troisième Sexe, la seconde section de Race d'Ep, blâme Hirschfeld pour avoir cru que la science pouvait aider la cause homosexuelle, alors qu'en fait, ses classifications ont anticipé l'anihilation des homosexuels dans les camps nazi. Mais lorsqu'une victime lesbienne fictive raconte ce qui lui est arrivé quand les américains libérèrent son camp - "Je cherchais mes amis. Personne ne les réclamait. Nous ne recevrons probablement jamais justice "-, les spectateurs ne savent pas qui d'autre, à part Hirschfeld, est responsable. Cette ambivalence est d'autant plus troublante lorsque l'on apprend que l'évocation de la déportation homosexuelle par Hocquenghem s'est appuyée sur "un anti-sémitisme de rivalité" (Finkielkraut, cité par Martel, 383).

Sweet Sixteen offre un survol symbolique de l'humeur utopique des années soixante. Des images de libération sexuelle sont commentées par un texte de Hocquenghem et par des chansons yéyé de Sylvie Vartan, Sheila et Françoise Hardy, idoles des shows de travestis. La voix off nous informe: "C'était quand tout paraissait possible. J'étais comme doué d'ubiquité.... Je rencontrais les gens avec une facilité étonnante, et les barrières s'effondraient de tous côtés... C'était l'époque des minorités heureuses. Nous étions les emblèmes vivants de la liberté humaine." La voix off est ironique mais nous ne savons pas pourquoi. Qu'est-ce qui a désenchanté le narrateur? Est-ce la dénonciation de l'idéalisme utopique? Ou au contraire la naïveté dont le narrateur avait lui même été victime? Est-ce que les anciennes histoire nazies reviennent? Est-ce que le plaisir était une illusion? Ou y a-t-il un problème indicible qui se profile à l'horizon? La stance ironique du film semble aller de soi. Elle n'a donc pas besoin d'être dite.

La bande sonore de la dernière section, Royal Opera est composée de deux monologues en voix off, celle d'une folle de classe populaire et celle d'un visiteur américain hétéro de classe moyenne. Bien que leurs voix ne se croisent jamais dans l'espace fictif du film, les personnages se faufilent ensemble toute une nuit à travers les sites investis par la sexualité publique des gais parisiens. Le film fait écho au Neveu de Rameau, un texte qu'Hocquenghem prisait particulièrement. Mais contrairement aux personnages de Diderot, ceux d'Hocquenghem sont irrémédiablement divisés entre celui qui représente la transgression et la nuit, et celui qui représente la normalité et le jour. Le personnage transgressif ne peut apprendre du personnage normal la raison de sa marginalité, et le normal ne gagne aucun aperçu sur le coût de son conformisme. Dans ce sens, les personnages d'Hocquenghem rappellent plus Bataille que Diderot.

Bien que la technique des voix off empêche la négociation des différences, elle permet la mise en valeur de la construction sociale de la différence. Mais cette mise en valeur est elle même problématique. Diderot avait construit des voix qui pouvaient moduler entre l'individuel et le social, allant quelquefois jusqu'à l'inversion des positions. Mais Soukaz/Hocquenghem, privilégiant le point de vue ironique sur le plaisir, ont sacrifié l'individu. Comme le sujet à la Bataille, leurs personnages n'entendent pas et ne sont pas entendus: "même si un Autre parle , je ne l'entends pas, il ne répond pas à ma question, la nuit reste désespérément nocturne et je demeure en rupture, faille et silence" (Arnaud Excoffon-Lafarge, 78).

L'Américain hétéro est le confident d'une nuit de la folle française, un fait qu'il trouve lui-même comique: "Il était violemment contre l'intégration des gais. Le plus drôle c'est qu'il m'expliquait ça, à moi." Les cinéastes mettent-ils en avant la superficialité de leur propre rébellion, leur propre aliénation, leur propre besoin de courtiser l'audience des "gens normaux" ou des hommes d'affaire américains, ou essaient-ils de nous convaincre que l'ironie est la seule position possible dans ce cas?

Les films de Soukaz reflètent un rapport ambigu à une identité gaie, positionnée soit à l'intérieur d'une sexualité transgressive, soit à l'intérieur d'une homosexualité aliénée et ironique. C'est sans doute pourquoi le cinéma d'avant-garde gai français, trop distancié du social ou du sujet, n'a guère de succès à l'étranger.

 

 

Après 1988 : la politisation de la sexualité

En 1988, à la suite de la légalisation de la publicité du préservatif, l'enquête Claude Got et la création de l'AFLS (Agence française de lutte contre le sida) la spécificité homosexuelle de la maladie est finalement reconnue. Sous l'influence d'Act-up, les analystes gais tels que Frank Arnal, le directeur de Gai Pied, libèrent -finalement -la sexualité de son cadre psychologique pour la mettre carrément dans un cadre politique. L'ambivalente notion de sexualité transgressive s'efface au profit d'une opposition bien définie entre des gens tabous d'un côté, des homosexuels visibles de l'autre. Arnal dénonce la grande faiblesse de l'homosexualité française "faite de honte et de plaisir," son emploi d'un discours politique hors de toute tradition communautaire, son incapacité à créer un relais entre les victimes du sida et les bureaucrates. Mais les injonctions d'Arnal restent lettre morte au cinéma (Les Nuits fauves, 1993) et à la télévision (Sidaction de 1994). Alors que dans le film de Collard la subjectivité transgressive est légitimée (one more time!), dans les documentaires et émissions télévisées elle est ignorée pour faire place à une approche rationnelle, moraliste, univocale qui se limite à trois prescriptions: mettez des préservatifs, soyez tolérants et donnez de l'argent. Dans le discours public, la sexualité est assainie par ce que Glucksmann nomme "le volontarisme techno-pédagogique" et "la sacralisation du préservatif."

 

 

Du film-scandale aux documentaires pédagogiques: "Les Nuits fauves" et le premier festival international de films sur le VIH et le sida.

Dans le contexte de censure mièvre dans lequel se cantonnait encore le discours public en 1993, Les Nuits fauves a explosé sur les écrans comme "un moment d'émotion sans précédent." Quelle est la dynamique textuelle de ce film-scandale et pourquoi a-t-il déclenché des réactions si contradictoires?

Les Nuits fauves est l'histoire d'un personnage bi-sexuel et séropositif Jean, joué par le bi-sexuel et séropositif Cyril Collard, qui est aussi le directeur du film, son scénariste, son chansonnier et monteur. Jean révèle à un ami qu'il a eu des relations sexuelles non protégées avec son amie Laura sans lui communiquer son statut positif. Il rationalise que l'amour de Laura le purifie: "Quand je suis avec elle je me sens pur." Il justifie ensuite son silence en citant St Jean ou St Paul, il ne se souvient plus bien lequel: "pour les êtres purs tout est pur." Ainsi l'amour de Laura est sensé non seulement purifier Jean mais encore protéger Laura des effets de son statut positif.

Lorsque Collard est mort du sida, juste avant de recevoir le César pour meilleur film et meilleur premier film à Cannes, il devint à la fois son propre héros et un modèle "français," ou un français modèle, dans l'inconscient collectif. Le 8 mars 1993, le président François Mitterand éleva à son summum la mythification Collard dans son éloge : "Cyril Collard représente la renaissance de la cinématographie française. Son travail et son combat sont un exemple...." (Medioni, 148).

La fascination produite par Jean, le héros des Nuits fauves, est probablement dûe à sa capacité de représenter, en deçà du séropositif-héros sacrificiel, le séropositif-meurtrier. Cette fonction ambivalente a fini à être attribuée à Collard lui-même. Ayant incarné les rôles de rédempteur du cinéma et d'exemple pour la jeunesse, Collard finit par être accusé d'avoir contaminé la petite fille d'un écrivain célèbre (la contamination eut lieu en 1983, avant que le test du sida ne soit inventé).

La différence de lecture de ce film en France et aux États Unis illustre non seulement l'écart qui sépare les deux pays en matière de représentation et d'interprétation de la séropositivité au cinéma, mais aussi les raisons de cet écart. Elisa Marder était choquée par l'idée, même fictive, que le désir de purification puisse agir comme une défense contre la contamination. Elle y voit une logique de déni, encore amplifiée par la scène ou Jean se sert de son sang séropositif comme arme anti-fasciste contre son petit ami Sammy. Quant à moi, je suis perturbée par le déséquilibre entre hétérosexualité et homosexualité dans le film: alors que le sida ne pouvait contaminer dans la scène hétérosexuelle, il devient une arme rédemptrice dans la scène homosexuelle, faisant disparaître les mauvais effets de la mauvaise politique de l'amant gai. Le film oppose l'hétérosexualité à l'homosexualité, apparemment pour montrer et non pas pour juger. Cependant cette rencontre est inégale et prend place dans une narration déjà biaisée.

Les réactions de Cahiers du Cinéma ont aussi paru étranges outre atlantique. Comment Cahiers peut-il féliciter Les Nuits fauves d'avoir rompu avec le formalisme mortel du cinéma français, tout en restant lui même formaliste et en omettant de mentionner la fonction du fascisme, du sexe gai ou du sida dans le film? Pour Marder, le réalisme du film est contaminé par le besoin collectif de prendre les désirs des spectateurs pour des réalités, de dissoudre les contradictions dans la révérence du sacré, d'esquiver la vérité: la grande vérité de la mort, aussi bien que les petites vérités de la discrimination, de la contamination, du fascisme. Ainsi, le film finit par fondre le corps de Jean dans le grand tout dans lequel nous finiront tous. Alors que pour Marder cette fin parait un déni ultime, les interviewers de Cahiers du Cinéma concluent avec un certain fatalisme: "la vie continue...la séropositivité déclenche l'amour, ce qui est évidemment très impressionnant pour le spectateur" (Jousse et Toubiana 28).

La critique cinématographique française a donc loué le coté mythificateur du film. Pour Toubiana "l'absence de culpabilité, renforcée par une jeunesse omniprésente rend ce film le plus vivant et vital des films français" (Cahiers du Cinéma, Oct 92, 25). Jousse place le film sous la grande rubrique du désir, qu'il étiquette "ultime rédempteur", parce qu'il implique la prise de risques, mêmes des "risques esthétiques" (20). Pour Jousse le film rachète non pas le sida - dont il ne parle pas - mais une autre maladie, celle d'une culture filmique léthargique. Cahiers souligne aussi l'originalité de Collard dans le contexte français. Frédéric Strauss (Cahiers du cinéma, avril 93) remarque que Les Nuits fauves n'est pas seulement une confrontation intime entre amants, ou une relation incestueuse et intimidante avec une tradition filmique: c'est le premier film qui communique avec le présent. Strauss détecte que Les Nuits fauves sont plutôt une élaboration dynamique "d'un dialogue traversé par tous les bruits du monde." (6)Collard, contrairement aux cinéastes expérimentaux et aux critiques de film s'intéresse à l'émotion, à la culture populaire, à la chanson réaliste. Il privilégie les acteurs aux dépens de la caméra et de la forme. Collard demande aussi le droit de prendre une position délibérée contre les tabous, et contre la présomption de son interviewer que toute forme de jugement est un péché formel. Collard veut que son héros puisse agir au moins une fois contre le racisme. L'interviewer de Cahiers commente: "D'abord cette scène m'a troublé. Je pensais que vous vouliez vous mettre du bon côté idéologique. Puis j'ai compris que c'était la seule façon de rompre avec Sammy" (l'amant gai). Contrairement au cinéma expérimental gai, Les Nuits fauves ne cherchent pas à inverser la norme hétérosexuelle; en conséquence, le film ne se sert pas de la culture comme mécanisme de légitimation ou pour brouiller l'origine de ses images: la plupart de ses images viennent de quelque part. En fait le réalisme de la scène de drague publique a ébloui les critiques de Cahiers. Critiques et spectateurs ont apprécié que Collard réussisse (en France) à lier le sacré à la vie quotidienne.

Mais comment cette liaison est-elle perçue? En filigrane de l'incapacité des Cahiers de confronter le sujet du film, on détecte la même fascination du mythe rédempteur qui a frappé le président aussi bien que les fans moins sophistiqués de Collard. Je ne discerne pas d'ironie malicieuse dans le ton de Cahiers, simplement un détachement incroyable envers des sujets qui ne sont après tout que profanes.

Il faut cependant mentionner que le film a aussi eu ses critiques en France. André Glucksmann a critiqué l'ambivalence psychologique du film, nommant `syndrome de Collard' le rejet qui bloque simultanément la prise en compte des périls et la mise en oeuvre des précautions" (18). Act-up a dénoncé la mythification car jouer la carte de la victime expiatoire est une façon de reconquérir la légitimation sociale. "Le sida est l'élément rédempteur. Ni Hervé Guibert, ni Cyril Collard ne se répandent en réflexions sur les origines sociales du sida, sur les conditions sociales de sa transmission... Aucun des deux ne semble se rendre compte que la maladie touche d'abord des minorités d'exclus, parce qu'aucun des deux...ne se sent appartenir à une catégorie d'exclus: il ne s'agit que de leur destin individuel de créateur...Le sida, c'est le destin, la fatalité, et donc, la providence, la rédemption." (176-7).

Aux États Unis la critique négative de l'universitaire Elisa Marder se retrouve chez quelques journalistes, mais pas tous. Howard Feinstein dénonce le narcissisme et l'irresponsabilité du film, de Collard et de la France; Richard Corliss répudie un film "qui est à la fois sentimental et sensationnel." Mais d'autres journalistes apprécient un film qui "veut provoquer plutôt qu'apaiser" (Godfrey Cheshire); John Simon va même jusqu'à louer un film qui "au lieu de proposer des réponses de facilité [comme Hollywood], pose de difficiles questions.

Si l'on prend en compte la réception complexe du film, on peut arguer qu'il doit son statut de film-culte non seulement parce qu'il a sacralisé l'amour mieux que tout autre film mais aussi et surtout, parce qu'il a donné au public la capacité de reconnaître ses tendances à sacraliser l'amour. Cette double fonction a rendu possible maints débats passionnés sur le film, la sexualité et son rapport avec le présent. Le film a donc eu - en France - une fonction pédagogique importante invisible pour la plupart des spectateurs américains (12), dont certains ont cependant été sensibles au manque de complexité d'une position purement politique face à la sexualité et à sa représentation.

Face à la controverse causée par Les Nuits Fauves, le Premier Festival International de Films sur le VIH et SIDA d'avril 1994, en dépit de ses quatre-vingt huit films et vidéos français, a pratiquement passé inaperçu. Plus que toute autre chose, le festival a révélé la maladresse de l'intention pédagogique sur le plan du médium, du contenu du message et surtout de l'engagement avec des publics déterminés. Quel était le but d'une projection de films sur le sida? Quelle était l'audience visée? Pourquoi n'y avait-il pas de débats organisés sur les films et les questions que les films posaient ou ne posaient pas? S'agissait-il simplement d'un exercice de bonne conscience pour démontrer "tout ce qui était fait"? Ces questions ne semblent pas avoir hanté les organisateurs. Mais on peut en déchiffrer quelques réponses dans le contenu des films et dans leurs publics présumés.

Le festival sida s'adressait essentiellement aux français "normaux," particulièrement aux endoctrinables, les jeunes. La plupart des autres films s'adressaient soit au spectateur moyen-ªdes femmes, des couples hétérosexuels, des professionnels, des transfusés, des handicapés et des sportifs - soit aux marginaux-ªles drogués, les prostitués, les prisonniers, les ex-colonisés. Les homosexuels étaient absents des films français. Les exceptions étaient un film de fiction, Trente et demi, un film dont le sujet - une relation gaie - n'était pas décrit dans le catalogue; Nous sommes éternels, un film sur le patchwork du sida; Sid A Ids, une interrogation critique isolée sur le discours du sida, mais exprimée dans la tradition expérimentale du lettrisme. Ignorant les scrupules français sur l'adresse directe aux homosexuels, deux films anglais intitulés The Gay Man's Guide to Safer Sex et The Lesbian Guide to Safer Sex se faisaient audacieusement remarquer. Le catalogue français réaffirmait les convenances par des avertissements explicites: "Ce film a été fait pour, et ne doit être visionné que par un public homosexuel." Les sujets des quelques rares films américains, c'est à dire des problèmes d'identité sexuelle, des séquences graphiques de safe-sex, des films sur l'intersection du sida avec la race et le genre étaient absents des films français.

Alors que Les Nuits fauves confrontait brutalement l'irrationalité du désir (le sacré de Bataille, le profane de Durkheim), le festival s'appliquait à la pédagogie civique (le profane de Bataille, le sacré de Durkheim); le premier est pure subjectivité, le second pure rationalité. Quel médium se chargera de finalement créer un dialogue entre le subjectif et le social?

 

 

La communication télévisuelle à l'âge du sida.

Commençons par remarquer que la différenciation effectuée par Durkheim entre le sacré et le profane se retrouve dans le contexte de la culture républicaine française dans la différenciation entre le bien collectif et les intérêts particuliers. D'un côté le but du débat politique est de "défendre l'intérêt collectif et d'empêcher le triomphe des intérêts particuliers" (Meyssan, cité dans Calle 81). A la télévision cette idéologie implique que l'opinion publique soit orchestrée par les valeurs des communicateurs indépendemment de l'opinion du public. L'individu qui ne se sent pas représenté dans cette opinion publique peut sortir "de l'espace public et se replier sur son espaces privé" (Missika et Wolton 202). Un langage de provocation ou de rébellion sert souvent à masquer l'impotence, et même le coté auto-destructif, d'un tel repli. Ainsi, dans le cas du sida, certains prêchent la rébellion envers les "lois prétendûment de santé publique" qui "sont en réalité des lois de contrôle social sur lesquelles aucun débat ne survient, pas même dans la presse" (Savigneau) (13).

Cherchant délibérément à briser le cercle vicieux du silence culturel, Mireille Dumas dans son émission A Bas les Masques a donné durant la première moitié de la décennie 1990 la possibilité à ses hôtes de confronter l'écart entre ce qui se dit et ce qui ne se dit pas. Dumas a été l'écoute attentive de gens qui parlaient de leur expérience, de leur évolution subjective, et des problèmes sociaux qu'ils avaient rencontrés. Mais A Bas les Masques a été accueilli avec tant de dérision - et ce malgré un succès spectaculaire - que Dumas a écrit un livre - Parole interdite - pour défendre sa nouvelle philosophie de la communication: "on peut jouer à la fois sur l'émotion et la raison, la mise en perspective de l'histoire individuelle et collective. Nous devons apprendre à devenir des voyants, non des voyeurs" (124-5). Dumas élabore: "Bas les Masques se tricote entre l'intime et le social. C'est cette dimension sociale des problèmes individuels qui m'intéresse" (126). Dumas s'est battue pour une télévision de témoignage, une télévision qui libère la parole, proposant un manifeste révolutionnaire: "faire de la télévision c'est communiquer avec les autres" (156).

Bas les Masques exemplifie le processus de transformation entre une télévision axée sur l'offre culturelle et une télévision axée sur les demandes du public. Mais en 1994, aucune émission régulière ne pouvait à elle seule endiguer le retard français face à la crise du sida. Pour cela deux marathons télévisuels furent organisés en 1994 et 1996, mobilisant toutes les chaînes de télévision pendant neuf heures d'affilée. Entre ces deux marathons officiels, un marathon gay et lesbien a fait surface sur Canal Plus. Je me propose ici d'analyser le format et le contenu de ces évènements médiatiques hors normes, d'examiner leur évolution très rapide, et bien entendu de continuer à poser la question de cet essai: ces marathons ont-ils réussi à échapper à l'inéluctable dialectique du sacré et du profane?

Le but de Sidaction 94 n'était pas de questionner les rapports de pouvoir, ou de donner la parole à ceux qui ne l'ont pas, mais de promouvoir la dynamique de la communion sociale. Cet attachement à ce que Pollak nommait "nos valeurs culturelles" fait que Sidaction 94 a continué d'adresser le spectateur soit comme sujet universel, soit comme objet marginalisé;

En conséquence, pas une célébrité gaie n'a fait sa sortie du placard durant les neuf heures. Les homosexuels avoués ne savaient dans quel camp se situer. Un des représentants d'Act-up était écartelé entre le désir de protester le forum et la nécessité de quêter des fonds. Un nommé Stéphane affirmait d'une voix tremblante qu'il n'avait eu aucune difficulté à annoncer à son entourage de travail qu'il était séropositif, pour reconnaître la phrase suivante que beaucoup de ses amis qui faisaient la même chose perdaient immédiatement leur emploi. Un des journaliste demandait à un autre témoin d'attendre avant de parler pour pouvoir "exprimer ses idées logiquement." La personne gaie la plus représentative de ce programme, un nommé Luc, paru en tant qu'ombre chinoise à l'intérieur d'un cube opaque, expliquant avec une voix électroniquement déformée qu'il ne pouvait supporter de laisser ses parents savoir qu'il était séropositif. A sa droite, sur un autre cube translucide étaient projeté des images anonymes de corps d'enfants, d'hommes et de femmes et le fameux logo "Tous contre le sida."

L'invisibilité du corps de Luc était donc compensée par la visibilité du corps imaginaire commun à tous et à toutes. Comme cette mise-en-scène le démontre, le besoin d'unité continuait à réduire l'individu à l'abstrait, à la fonction subordonnée d'objets de spectacle, d'objets de pitié, ou d'objet de démonstration pédagogique servant à illustrer le catéchisme de la prévention.

Le Sidaction d'avril 1994 astucieusement surnommé "grand messe cathodique" par la presse, avait comme principe organisateur une focalisation didactique sur le logo "Tous contre le sida." Ce logo servait de point de repère, ou de liaison, entre les dédoublements visuels du spectacle: les multiplications d'écrans sur lesquels étaient projetés des corps nus, les focalisations en profondeur sur les foules spectatrices du Zénith, les close-up sur les célébrités, les encarts sur les témoins, les documentaires. Le logo servait aussi de ponctuation, accentuant la durée rythmique, le montage cyclique des spectacles, les jeux de lumières, transformant le petit écran en gigantesque espace rituel, créant une impression d'unité totalisatrice et sans faille.

Bien entendu dans ce cadre, beaucoup d'émotion moraliste et tolérante, mais de dialogue, ou de remise en question de la norme, point. A l'exception d'un documentaire, "Sida: paroles de l'un à l'autre" de Paule Muxel et Bertrand de Soliers" projeté sur France 2 le 27 novembre 1993, qui, selon CinéAction, seul a su éviter "le discours militant, moralisateur, pathétique et larmoyant" pour donner aux jeunes "le temps de s'exprimer" le discours public de la prévention, de l'homosexuel/drogué/marginal est resté jusqu'en 1994 essentiellement un objet de débat.

En dépit de ses défauts théoriques, il faut reconnaître que le Sidaction 1994 a atteint son but principal, celui de collecter 300 millions de francs dont on avait désespérément besoin, la moitié étant assignée aux associations. Les effets immédiats sont frappants.

De 1994 a 1995 les gais et lesbiennes ont trouvé une voix et cette voix a produit un changement significatif dans les sujets traités, dans la façon dont ils sont traités, dans l'identité gaie, dans les campagnes de prévention et dans l'aide apportée aux séropositifs et sidéens.

Les demandes de tolérance et les discours sur la sacralité de l'amour se disputent le forum avec des campagnes de prévention plus directes, bien que toujours controversées. Durant la campagne de l'été 1995 "différents comportements sexuels ont été pour la première fois explicitement évoqués" (Folléa). Autre conséquence: les associations se sont mises a dialoguer efficacement avec l'État et à répondre localement aux besoins affectifs et pratiques des séropositifs et des sidéens.

L'identité gaie semble plus clairement définie (pour les non-célébrités seulement) mais l'identité est toujours source de problèmes. Intérieurement, le fonctionnement des associations, la poursuite d'un but commun par des voies diverses, est négativement affectée par la dialectique que je nommerais du bouc dominant et du bouc émissaire. Ce modèle est si prévalent que la crainte du plus fort - en audace verbale du moins - Act-up Paris hante les autres associations. Il n'y a guère de théorie sur la fonction respective de différentes approches plus ou moins radicales, d'où la crainte de voir sa propre fonction annihilée. On voit ici les difficultés psychologiques créées par un changement entre une structure hiérarchique verticale et une structure interactive latérale. Cependant un énorme travail d'apprentissage dans l'art du "team work" a lieu.

Autre difficulté identitaire après le Sidaction 1994: la nouvelle acceptance sociale est basée sur le statut de "victime d'épidémie," et les homosexuels qui n'ont pas le VIH finissent par se demander: "Est-ce que je suis vraiment homosexuel?" (Virat). Ici encore le cadre du sacré nous propose des explications. Marcel Mauss dans son essai sur "La Nature et fonction du sacrifice" montre que la communication est établie entre le monde sacré et le monde profane à travers la médiation d'une victime. La victime est honorée et glorifiée, mais en même temps on la plaint et on lui demande pardon (Isambert, 226). Cependant le poids du concret et la visibilité gaie se font de plus en plus sentir: "Nous aurions pu être 14000 en plus" proclament les bannières de la Gay Pride 1995. Act-up commence à avoir de l'influence, les associations créent des relais entre les individus et relèguent la bureaucratie d'État à l'arrière plan, créant une révolution institutionnelle douce. Et finalement la télévision continue à évoluer de façon si accélérée que les gais et lesbiennes sont eux-mêmes stupéfaits de leur succès.

En juin 1995 a lieu La Nuit gaie de Canal Plus. Il ne s'agit pas seulement d' un autre marathon télévisé mais d'un "événement historique" comme l'a nommé un commentateur de la presse gaie. . Produit par Canal+, cette émission a été organisée par "une équipe d'illuminés" qui ont travaillé toute une année "pour réaliser un des projets les plus fous de la télévision française à ce jour: le projet d'illustrer en huit heures toutes les complexités et la provocation homosexuelle, depuis 2000 ans avant Jésus Christ jusqu'à aujourd'hui." La Nuit fut conçue comme "une véritable chaîne gaie complète avec les flashs information, les reportages, documentaires et films" (Didier Lestrade) et fut diffusée la veille d'un autre grand événement collectif, la marche gaie annuelle. Ce qui surprend le commentateur gai plus que tout c'est qu'une chaîne hétérosexuelle régulière s'ouvre au travail de journalistes qui sont ouvertement gais ou lesbiennes. La marche et l'émission avaient le but commun de "toucher les homosexuels ainsi que leurs amis" (Le Monde Radio-Télévision 19 Juin 1995, 23) (14).

L'euphorie gaie dont j'ai été témoin lors de cet événement se doit d'être contextualisée. Un commentateur moins optimiste se plaint de la pauvreté de sujets gais à la télévision publique: "Vous avez dit service public? Il n'existe...aucune dramatique, aucun téléfilm digne de ce nom produit par une chaîne française qui soit construit autour d'un personnage ou d'une relation homosexuelle...par contre La Cage aux folles en veux-tu en revoilà" (Hulewicz). Dans ce paysage désertique les gais ont soudainement reçu "la permission" de s'exprimer directement à la télévision, et même de développer un nouveau style télévisuel, le style camp. Ainsi dans Ras les Basques, une sosie brune de Mireille Dumas demande avec une sympathie feinte à son interviewé: "Comment vous sentez-vous en tant qu'hétérosexuel?".

A l'époque je me suis demandé: pourquoi neuf heures d'affilée? pourquoi le besoin de survoler toute l'histoire gaie? pourquoi la fantaisie de créer une "télévision gaie"? serait-il possible de montrer des images d'un point de vue gai sans ces cadres universalistes? pourquoi n'y avait-t-il, en dépit de cette effort totalisateur, pas une seule célébrité qui ne vienne se joindre à la fête? Pourquoi aucune allusion au sida (15)? Surtout je me demandais si La Nuit gaie était une ouverture vers un mode de communication plus pluraliste ou si elle était simplement un renversement carnavalesque, le sacré transgressif qui envahit le petit écran une folle nuit chaque année?

Un an plus tard je me suis rendue compte que cette prise d'antenne totalitaire avait fonctionné comme un "rite de passage" au symbolique. Elle n'avait donc pas besoin d'être répétée. A sa place eut lieu une semaine d'évènements culturels variés dans leurs contenus, locations et publics. La gay pride eut encore plus de succès que celle de 1995 - on parle de plus de 100.000 participants - . Les revendications ont portés, au delà du sida, sur le droit à un autre statut que celui de marginal ou de victime, le droit à la citoyenneté: "Nous nous aimons. Nous voulons le contrat d'union sociale (CUS)" clament les banderoles et les costumes de mariées flamboyantes des drag queens.

Lors du Sidaction 1996 l'opinion publique et Act-up se sont retrouvés sur un pied d'égalité discursive. Act-up pris en porte a faux le langage de la pitié et de l'exclusion avec le langage de la colère, et le mythe de la société sacrée "tous ensemble contre le sida" s'est fissuré en directe.

Cette évolution vers la différenciation avait été préparée par un nouveau style télévisuel: les interviews étaient basés sur l'écoute plutôt que l'interrogation, les gros plans permettaient l'identification avec les témoins plutôt qu'avec des images abstraites, et les documentaires osaient révéler la société comme un lieu de contradictions.

Mais cette avancée dans les eaux complexes des différences eut bientôt fait de dépasser les organisateurs et de paraître incompréhensible aux spectateurs. Il semble que ni la télévision, ni Act-up, n'ait dissocié les différents "plans de la représentation (16), ce qu'on nomme en critique cinématographique les questions d'énonciation, qui parle de quoi à qui, ou et pourquoi. Act-up ne semble pas avoir pris conscience que sa fonction transgressive doit être adaptée au médium, qu'une prise de parole n'a pas la même résonance dans le bureau d'un ministre qu'en directe durant un marathon télévisé. Une intervention qui est stratégique dans un cas, peut devenir un acte de suicide social dans un autre. Cette confusion entre les codes de la politique identitaire et ceux du sacré de transgression fut d'autant plus un échec à Sidaction 96, qu' Act-up était impliqué dans la préparation de l'émission.

Ceci ne veut pas dire que les demandes d'Act Up n'aient pas un besoin brûlant d'être analysées et débattues dans toute leurs complexités et dans des sites plus spécialisés. La question des étrangers sans-papiers demande des études et des débats sur le post-colonialisme multiculturel; et le camouflage des séropositifs gais par les quelques victimes "innocentes" demande une analyse de l'homophobie et de son inscription institutionnelle, notamment dans la famille, l'université, les archives, les maisons d'édition, les média. On peut se demander par exemple pourquoi depuis la mort de Michael Pollak ni la sociologie française, ni la critique littéraire ou médiatique n'ont produit d'études sur l'homophobie ou la construction de l'hétérosexualité comme norme. Pourquoi Frédéric Martel, qui détaille de l'intérieur et avec beaucoup de finesse les erreurs, mais aussi l'incroyable succès des associations gaies, les rendant ainsi extrêmement vivantes, palpables, réelles, leur donnant une mémoire critique et la capacité d'éviter de retomber dans les erreurs du passé, peut dans sa conclusion les condamner sans appel et sans aucune forme d'argumentation, simplement en plaquant sur elles l'étiquette de "repli identitaire"? Pourquoi, par exemple, le livre "Les Relations amoureuses entre les femmes du 16ème au 20ème siècle" réédité avec une reconnaissance médiatique soudaine en 1995, n'a été suivi par aucun livre universitaire depuis sa parution initiale en 1981 (17)? Pourquoi la critique cinématographique reste-t-elle exclusivement formaliste et la critique télévisuelle et culturelle en marge de l'université?

Si ces marginalisations, sacralisations, et ignorances épistémiques sont interpellées, l'échec du Sidaction 1996 - on n'a récolté qu'un sixième des fonds 1994 - ne parait plus du à l'incapacité de la télévision de démontrer "la réalité sociologique du sida" (Frank Nouchi, Le Monde, 19 juin 1996, 12); pourquoi le pourrait-elle quand personne d'autre n'a préparé le terrain ou même défini ce que signifie l'expression "réalité sociologique du sida"? L'échec de Sidaction 96 est du, ce me semble, à l'impossibilité de maintenir le mythe du public "tous uni." En effet, le vide cognitif du discours public français, comblé en 1994 par le discours larmoyant de l'exclusion, finit par être submergé en 1996 par celui de la colère. En dépit de la focalisation médiatique, Act-up Paris n'est pas le seul contestataire. Les représentants des DOM TOM et de la province ont aussi contesté leur marginalisation. (Entrevue, 65).

Ce n'est donc pas l'échec du Sidaction qui fait problème aujourd'hui - sauf dans l'immédiat sur le plan économique bien entendu - mais les carences qu'une telle "messe cathodique" révèle. En se limitant au niveau empirique on peut critiquer l'innocence (ou l'inconscience?) d'Act up-Paris qui mange au râtelier du Sidaction et le boycotte simultanément; on peut dénoncer la difficulté des associations à se créer une identité liée à une fonction - identité de position - plutôt qu'à une appartenance au "tout" - identité nationale et individuelle; on peut regretter une différence cruciale entre Act up-Paris et Act-up USA signalée par Martel: la perte d'autocritique (339). Sans autocritique on se fige sur ses positions, ou on évolue poussé par les évènements plutôt que par une prise de conscience délibérée, on se coupe du passé et de l'avenir, le présent devient opaque (18)? Mais toutes ces déficiences reflètent des "lignes de fragilité" plus générales telles que les difficultés de communication dans un champs culturel hérissé de barrières, le manque de critique culturelle en général, et de critiques sur les phénomènes de représentations médiatiques en particulier.

 

 

Conclusion

Selon Isambert, la religion qui servit de modèle implicite à Durkheim était le catholicisme contemporain (266). Le sacré sociologique finit par fournir le même pouvoir d'intégration que la religion catholique à un moment ou l'identité nationale était déjà ébranlée par la défaite franco-prussienne de 1870. En vidant le sacré de sa spécificité religieuse, Durkheim lui a donné un usage plus vaste tout en préservant sa caractéristique essentielle et essentialisante.

Comme nous l'avons vu ici, l'universalisation du sacré, basée sur la division sacré/profane, a crée à son tour d'autres dichotomies. La plus fondamentale est celle qui cloisonne le moi social et le moi subjectif, fabricant des relations identitaires trop souvent structurées par la domination, la rébellion ou l'autodestruction. Car l'alliance de la subjectivité et de l'identité sociale met en danger le système basé sur la notion de sacré.

Ce cloisonnement s'est répercuté dans le discours culturel divisé en deux champs bien distincts. D'un côté, la littérature et le cinéma - expérimental ou fiction - explorent le subjectif, indépendamment de toute notion de responsabilité sociale. La doctrine de l'art pour l'art, la valorisation de la critique formaliste, de l'expression subjective, l'identification des spectateurs avec l'image tabou, les croyances magiques dans l'équivalence entre transgression et purification, le mépris du monde bourgeois, de la productivité et de l'autopréservation, font tous parti de l'espace privé des lecteurs et des spectateurs.

De l'autre côté la télévision et le documentaire sont, avec de récentes exceptions, les sites discursifs ou l'on diffuse à des subordonnés un discours univoque, moraliste et rationnel. Dans ces sites, les homosexuels objectifiés, marginalisés, ne pouvaient, jusqu'à récemment, apparaître en tant que sujets. Ils ne peuvent, en règle générale, pas sortir du placard s'ils ont une fonction ou une image publique. Car sortir du placard demande encore d'assumer le rôle de victime ou de transgresseur.

Comme Isambert le montre et comme ce papier l'illustre, l'universalisation du sacré est une notion qui facilite la confusion des stratégies et les transferts de sens; ainsi la contamination devient purification dans Les Nuits fauves, l'insulte est supposée générer des fonds au Sidaction. L'usager du mot "sacré," ou d'un terme associé, n'est jamais tenu de spécifier la façon dont le terme est employé, comme le sens est supposé universel et constant. Dans les périodes de crise sociale, telles que celle provoquée par le sida, le coût de cette confusion, ou de "l'anamorphose de déni" selon l'expression de Marder, a été élevé. Mais la visibilité de la culture homosexuelle et la mise en place d'un système de solidarité et d'associations ont permis après 1994 de remédier concrètement au déficit social et identitaire. Il faut cependant endiguer les retombées négatives découlant de cette visibilité: nouveau harcèlement public et policier d'une part, irresponsabilité apolitique de l'autre.

Je voudrais terminer cet essai en soulignant un point capital: la politique identitaire gaie et lesbienne n'est pas seulement un "must" thérapeutique pour les intéressés, un palliatif qui se résorbera automatiquement lors de la reconnaissance civique. Illustrant la prise de pouvoir politique d'une sous-culture elle démontre l'efficacité d'une politique basée sur l'expérience et la solidarité, une politique qui - dans ses meilleurs moments - rejette la confusion entre la politique et les bons sentiments, et ose pourfendre l'opacité sociale dénoncée par les socio/politologues (19). L'étude de la construction sociale de l'homosexualité - comme celle de toute autre minorité - offre une voie royale pour sortir de "l'éternel diagnostic trop global" (Fitoussi, Rosenvallon, 57-60) et pour analyser les changements sociaux de grande envergure dans lesquels tous les pays développés sont embarqués, que nous le voulions ou non. Énumérer les symptômes du malaise social ou proposer des encouragements abstraits "a la démocratie" ne sert que notre bonne conscience. S'il s'agit vraiment de ramener la "société imaginaire" au niveau du réel, reconnaissons d'abord la tradition culturelle du sacré à tous les niveaux de la société.

Brice Lalonde parle de la "grande timidité due à un discours datant du XIXe siècle qui veut que toute forme de relation entre deux êtres ne puisse être qu'une relation hétérosexuelle fondée sur le mariage et la procréation" (22). Si nous considérons que le problème n'est pas dû seulement à la timidité mais peut-être aussi à la sacralisation de codes et d'institutions qui entravent la connaissance du vécu profane, nous pourrons imaginer, pourquoi pas, que l'université, les archivistes, les maisons d'édition, les traducteurs se mettent à faire un énorme travail pour problématiser le rapport entre singulier et universel; il s'agira d'aider à la visibilité des frontières institutionnelles (20), d'éclaircir les rapports de dépendance institutionnelle et financière et d'encourager la publication de livres capables de dévoiler le présent et de projeter l'avenir, y compris sur les questions de sexualité (21).

Si la pensée unique, et les institutions qui là nourrissent, confrontent leur propre élaboration, les idées étrangères et les réalités locales perdront leur aspect menaçant, ou ridicule, selon la perspective. Ceci ne demande pas que le sacré disparaisse, mais qu'il perde son cadre totalisateur. Cette tâche semble impérative dans un monde où l'ennemi a déserté les frontières préétablies pour apparaître sous des formes et à des endroits imprévisibles, un monde où l'identité nationale est en passe d'être fondamentalement révisée par des identités à la fois plus locales et plus globales.

En France la tradition historique de la sociologie sacrée et la pensée nationale qu'elle renforce est, je l'espère, sujette à une démystification imminente. Je souhaite cependant que ce papier ne serve pas seulement aux français et aux études culturelles françaises. Historiser le sacré offre aussi la possibilité de concevoir aux États Unis de nouveaux cadres analytiques; en effet, la focalisation sur la politique et l'identité, très efficace en temps de crise, finit par sacrifier l'aspect subjectif, irrationnel et universel du désir, de la violence et de la mort et à morceler la société d'une façon qui finit par devenir intolérable. En d'autres mots, la critique de la pensée monolithique peut s'appliquer, de différentes façons, des deux côtés de l'Atlantique.

Fabienne A. Worth

 


Notes

 
1- Merci à Lionel Soukaz pour avoir été l'étincelle initiale de ce projet; à Nicholas Dobelbower et Elizabeth Waters pour m'avoir encouragée à transformer des liasses de data en argument cohérent; aux participants de la conférence "Sexe et sexualités" Duke University février 1995, pour leurs questions lors de la lecture d'une version première de cet essai;
 Je suis aussi reconnaissante à James Creech et Michael Moon pour avoir lu cet essai avec minutie, imagination et enthousiasme; merci à mes critiques amicales et constantes Jane Brown, Sherryl Kleinman et Marcy Lansman et à Linda Orr pour des années de fidèle et créatif encouragement. Et finalement, merci a Yves Roussel, a Marie-Helene Bourcier et a Marie Jo Bonnet pour les mises au point de la dernière heure.
 La version originale de cet essai sera publiee dans la revue americaine Discourse, printemps 1997.
 
2- Dans ce sens l'approche proposée par Foucault diffère de celle d'Harvey pour qui "la seule stratégie possible lorsque l'on est confronté avec le discours d'une nation sur le sida est celle de Deleuze et Guattari quand ils écrivirent `nous ne demanderons pas ce que cela signifie, mais quelle sorte de machine est ainsi assemblée'" (Ma traduction, 330).
 
3- Dans l'essai bibliographique qui preface ce numéro, je définis ainsi la fonction de cette nouvelle prise de position théorique:
 "La théorie queer répond à un profond besoin collectif de dénonciation et de négotiation à travers le mur de Berlin qui structure et contraint nos psychés et nos cultures, les murs de l'homophobie en particulier, mais aussi les murs séparant les "queers" les uns des autres, par exemple ceux qui séparent les artistes mediatiques et les activistes culturels des théoristes académiques et ceux qui nourissent le racisme et le phallocentrisme à l'intérieur des communautés homosexuelles. Le programme de base de la théorie Queer est de demander la repésentation politique tout en insistant sur la spécificité matérielle et historique. A son niveau le plus osé, la théorie Queer demande beaucoup plus: le recadrage des concepts de subjectivité et d'altérité...rien n'est figé pour le point de vue archéologique et la motivation politique du théoriste queer" (ma traduction, 2).
 
4- Martel, 366.
 
5- Stuart Michaels a fait ce commentaire lors d'une présentation plénière "Sex Research in the United States in the Age of Aids: The Experience of the National Health and Social Life Survey," à la conférence de "L'Association française d'études américaines", Tours, 26-28 mai 1995.
 
6- Toutes mes citations de Bataille proviennent de ce texte, plutôt que de l'original littéraire. Ceci parce que je prends le Bataille d'Alain Arnaud et Gisèle Excoffon-Lafarge comme exemple représentatif de la naturalisation et sacralisation de "l'experience" à la Bataille dans la culture française. Omettant les guillemets, les critiques mêlent leur voix à celle de Bataille, et par extension, à celle des lecteurs. Les auteurs reconaissent de bonne foi qu'"il y a dans ce livre quelque chose comme une facilité: la facilité de la complicité." 6
 
7- Mon analyse de Durkheim est redevable au travail d'interprétation de François-André Isambert.
 
8- Cette assertion est faite dans une perspective "queer" qui assume que les êtres sociaux ont différents accès à la repésentation, au pouvoir et à la connaissance selon qu'ils soient positionnés au centre ou dans la marge de leur culture. Donc de se cantonner dans "ce-qui-est" est rationalité, objectivité, réalisme pour le bureaucrate; mais c'est se condamner à l'impotence critique, au déni de ses connaissances expérientielles, à l'acceptation de l'invisibilité et de l'oppression pour le gai.
 
9- Pourtant Pollak demande que l'on considère le sida comme un problème gai, avançant la raison curieuse que tant que ce problème reste "individuel et particulier," c'est à dire tant qu'il n'effecte que les homosexuels, les hémophiles et les toxicomanes, il ne peut être politisé (Les Homosexuels et le sida, 162).
 Ce genre de raisonnement est difficilement compréhensible dans les pays anglo-saxons ou les études de critique culturelle sont en pleine expansion, ce qui permet de concevoir la relation entre la marge et le centre comme une relation dynamique, et la culture comme un champs de discours et de pouvoir en evolution constante.
Par contre les études sociologiqes françaises ont du mal a concevoir la possibilité de légitimation éventuelle de la marge. Bourdieu établit une relation structurelle et statique entre le centre et la marge en étiquetant le centre "l'orthodoxie" ou les "dominants" et la marge "la critique hérétique" ou "les dominés." Selon l'analyse de Bourdieu il n'est pas possible pour les "dominés" d'opérer une révolution symbolique, parce qu'ils manquent de capital symbolique et parce que les instances de légitimation sont contre elles.
 Pollak, employant des concepts semblables à ceux de Bourdieu, mais accentuant encore plus le status illégal des dominés en les appelant "les prétendants," assigne ce terme exclusivement aux ennemis des gais, l'extrême droite. Ainsi pour Pollak qui écrit avant 1988, la politisation du sida est illégitime aussi bien que dangereuse pour les gais. Quand une motion favorable aux gais est acceptée, telle la motion de février 1988 qui a rejeté le dépistage obligatoire et a soulevé la question des droits civils des homosexuels, (176), celle-ci a été promue par les dominants, implicitement en dehors du processus politique. La resistance de ce cadre epistemologique est remarquable puisqu'on le retrouve dans le livre de Frederic Martel publie en 1996. Dans ce contexte de substitution du politique par l'Etat, la déconstruction de la sacralité effectuée par Isambert est d'autant plus remarquable.
 
10- C'est le cinéaste expérimental Yann Beauvais qui m'a fait cette remarque, tout en regrettant que le cinéma expérimental américain désacralise l'art en incluant des scènes de safe-sex. Pour une comparaison avec le cinéma expérimental lesbien, voir mon article "Toward Alternative Film Histories: Lesbian Films, Spectators, Filmmakers and the French Cinematic/Cultural Apparatus," dans lequel je souligne la stricte séparation dans le cinéma lesbien entre les genres - expérimental et documentaire - qui reproduit une division entre les médias - film et vidéo.
 
11- Beaucoup de cinéastes lesbiennes et gais aux Etats Unis ont pris leurs distances dans les années quatre vingt envers la politique d'identité pour pouvoir explorer les complexités de la subjectivité. Mais cette direction d'ensemble n'exclut pas les films activistes (je préfère cet anglicisme au terme "militant" maintenant dérogatoire en France) imbibés de rhétorique identitaire tel que le téléfilm avec Glenn Close sur le cas de discrimination envers le Colonel Margarethe Cannermeyer, intitulé en français Les Galons du silence.
 
12- Je remercie Yves Roussel de m'avoir sensibilisee sur ce point important.
 
13- Ainsi Alain-Gérard Slama dans son livre "L'Angélisme exterminateur: essai sur l'ordre moral contemporain" se rebelle contre le statut "d'espèce à protéger." Savigneau, se faisant l'echo de Slama dans la critique qu'elle consacre à son livre, dénonce comme lui que "les pourfendeurs de langue de bois" en aient inventé une nouvelle dans laquelle "les mots négociation, convergence, compromis, expertise, communication, hygiène, prévention" sont a priori considérés comme positifs alors que les mots "excès, luxe, risque, plaisir, sanction, autorité, décision" soient "bien entendu" négatifs (Savigneau). Josyanne Savigneau qui parle des idées de Slama comme si elles étaient les siennes, ne propose pas une argumentation logique pour justifier son point de vue, et ne questionne pas plus que Slama, les raisons de ces changements. Une simple accusation suffit. Ce n'est pas le sida, mais "les excès venus du puritanisme anglo-saxon et scandinave, porteurs de toutes les dérives et intolérances" qui sont responsables (Savigneau). Soudainement le mot "excès" passe dans la plume de Savigneau du coté négatif, parce qu'il désigne "l'ennemi," les pays anglo-saxons.
 
14- La Nuit gaie incluait un documentaire intitulé "Crushing." "Demain Monsieur" illustrait grâce à des archives de télévision la repésentation des gais depuis le milieu des années soixante; "Le Gay Tour", une série d'interviews de gais de la campagne; "God Save the Queen," un documentaire sur les transvestis. Un survol des mouvements lesbiens par Nathalie Magnan et des extraits du programme de télévision anglais"Out on Tuesday" produit par Channel 4 entre 1989 et 1994. Puis, deux films étrangers, Les Galons du silence et le Wedding Banquet d'Ang Lee.
15- "La Nuit gaie" avait été précédée par une conférence intitulée "Etats généraux: homosexuels et sida" ou les 8 et 9 avril "des homosexuels étaient venus de toute la France pour parler...de l'homosexualité. Et du sida. Avec des propositions concrètes pour l'avenir." (Pride, magazine produit par le comité lesbien et la Gay Pride, Paris, s.d.45). Mais le défaut de la cuirasse: la presse "mainstream" a complètement ignoré cet évènement.
 
16- Pour employer l'expression d'Alain Menil, 7.
 
17- Pourquoi son auteur a-t-elle ete completement marginalisee par l'universite? Pourquoi l'auteur omet-elle a son tour de mentionner, dans sa recente edition de ce livre courageux, le travail culturel de "Lesbia," le seul journal lesbien ayant paru de facon continue depuis 1981? Que "Lesbia" reponde a l'outrage en ne parlant pas du seul livre sur la culture lesbienne francaise ecrit en francais, n'etonnera pas. La transformation des tactiques de discriminations en batailles entre exclus est un phenomene qui meriterait d'etre mieux connu en France, en particulier par les interesses. Malheureusement ce savoir est reprime par les structures dominantes prises pour argent comptant: la pseudo valorisation par la hierarchisation des savoirs et l'exclusion.
 
18- Une autre différence, non mentionnée par Martel, mérite réflection: le financement d'Act-up. Comment peut-on être une troupe de choc critique et se faire financer par l'Etat et les médias publiques? N'y a-t-il pas la une contradiction qui mérite analyse, et des alternatives qui demandent à être explorées?
 
19- Je prends comme exemple représentatif de cette dénonciation le livre de Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon "Le nouvel age des inégalités."
 
20- Armand Mattelart parle de la necéssité du "redécoupage des frontières institutionnelles." Mais comment peut-on redécouper les frontières quand elles sont invisibles?
 
21- Je n'ai pas voulu alourdir cette étude d'une masse de reférences anglo-saxones. Cependant les noms de Douglas Crimp, Cindy Patton, Simon Watney sont des "must" pour l'étude du sida. Eve Kosofsky Sedgwick, et particulièrement son livre "Epistemology of the closet" se doit d'être traduit pour comprendre les prémisses des études "Queer." Richard Dyer est important pour ses études des représentations gaies au cinema et pour sa critique des représentations du cinema Hollywood.
 
 
 

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