Le cinéma d'André Téchiné :

Une critique du modèle masculin

Alain Brassart



Je suis toujours surpris du mutisme de certains cinéphiles lorsqu'on leur parle des films d'André Téchiné. Pourtant, à chaque sortie de l'un de ses films, le laconisme des critiques publiées dans Positif n' étonne plus personne. A l'inverse, les plus prolixes, souvent plus positives, passent généralement à côté de la signification des films. Sur ce point, le livre dAlain Philippon publié en 19881 (le seul ouvrage à ma connaissance qui soit consacré à André Téchiné dont l'oeuvre comprend, aujourd'hui quatorze films) est particulièrement révélateur d'une approche que l'on pourrait qualifier d'esthétique . Dans cet ouvrage, Philippon semble vouloir démontrer que Téchiné est un auteur , en analysant les récurrences thématiques et stylistiques au sein de chaque réalisation du cinéaste français. Il est vrai que, dans les années 80, Téchiné éprouve des difficultés à produire ses films ; Rendez-vous, sorti en 1985, avec notamment Juliette Binoche, peut apparaître comme le début d'une nouvelle carrière pour le cinéaste (même si Hôtel des Amériques en 1981, marque véritablement une rupture avec les oeuvres précédentes). Dans ce contexte, on peut comprendre les objectifs poursuivis par Philippon : favoriser la reconnaissance d'un cinéaste souvent méprisé. Mais comment expliquer, aujourd'hui encore, alors que les qualités du cinéaste sont généralement reconnues, une certaine défiance devant les films qu'il réalise ? Pourquoi (et par quoi) le spectateur des films de Téchiné serait-il dérangé ?

 

Avant d'avancer une hypothèse, il me semble nécessaire de prendre des distances avec la fameuse invention de "La politique des auteurs". Généralement, en France, le critique tente de dégager de l'ensemble des oeuvres d'un cinéaste donné, sa vision du monde. Plusieurs écueils guettent ce critique. Imaginer que le réalisateur puisse maîtriser le discours de son film est une erreur : une oeuvre cinématographique se situe au bout d'une chaîne de production qui, en multipliant les regards, exprimerait de manière implicite les pensées collectives. Réduire l'oeuvre que l'on analyse au seul regard du réalisateur l'appauvrit. D'autre part, repérer et analyser les figures de style de tel ou tel autre réalisateur ne peut rendre compte de la complexité du film. Comme le note Annie Goldmann "Le véritable sens de l'oeuvre se trouve dans sa structure, qui détermine l'histoire. Cette structure est un ensemble déléments et de relations, dépendant les uns des autres de manière nécessaire ; c'est elle qui engendre le véritable sens."2

 

Le questionnement de la masculinité

 

Si depuis Hôtel des Amériques (1981), tous les films d'André Téchiné questionnent l'identité masculine, Alice et Martin , ne constitue pas une exception, bien au contraire. Le schéma narratif de ce dernier film (sorti le 04/11/98) est comparable à celui de J'embrasse pas (1991) ou celui des Voleurs (1996) : le personnage masculin qui doit quitter le giron maternel pour construire ses caractéristiques masculines, est confronté à une figure paternelle. Ce schéma narratif n'est pas sans rappeler les rites initiatiques des peuplades primitives. Généralement, le petit garçon est enlevé à sa mère, battu. Puis des cérémonies marquent les différentes étapes qui permettent l'entrée du petit garçon dans le monde des hommes. Lors de ces rites initiatiques, le rôle du père est généralement effacé : est-ce par peur d'infliger de la souffrance ou au contraire du plaisir à son fils ?3 Comme l'a montré Freud, pour construire son identité masculine, le petit garçon doit se séparer de la mère et tuer en lui tout ce qui est féminin. Cette séparation avec la mère peut être particulièrement violente. Notre société contemporaine est beaucoup plus perverse : elle dissimule la construction de la masculinité. Les rites initiatiques disparaissent ; ce qui fait dire à Victor, la figure paternelle d'Alice et Martin : " c'est pas les anniversaires qu'il faut fêter... c'est comme Noël et Nouvel An... c'est bidon... ce qu'il faut savoir repérer dans la vie... ce sont les vrais tournants... et là ça vaut le coup de faire une fête..." Les hommes sont construits dans ce que l'anthropologie nomme "la maison des hommes". "Dans cette maison-des-hommes, note le sociologue Daniel Welzer-Lang4, à chaque âge de la vie, à chaque étape de la construction du masculin, sont affectés une pièce, une chambre , un café ou un stade. Bref, un lieu propre où l'homosocialité peut se vivre et s'expérimenter dans le groupe des pairs. Dans ces groupes, les plus vieux, ceux qui ont déjà été initiés par les aînés, montrent, corrigent et modèlent les accédants à la virilité. Une fois sorti de la première pièce, chaque homme devient tout à la fois initiateur et initié."


Une figure paternelle inquiétante

Dans J'embrasse pas, dont le récit n'est autre qu'un parcours initiatique, la séquence d'exposition nous montre Pierrot (Manuel Blanc) en train de rompre le cordon ombilical (l'argent, qui circule de la main maternelle vers celle du fils, représente la dernière trace de ce lien qui l'unissait à la mère) : Pierrot quitte le domicile familial pour "conquérir" Paris. Dans la Capitale, il rencontre un personnage dont l'homosexualité est notoire, Romain (Philippe Noiret), qu'il quittera définitivement dès que ce dernier incarnera une figure paternelle (Romain ne veut pas coucher avec Pierrot, mais souhaite le protéger et lui donne de l'argent ). Par contre, quelques plans seulement représenteront le père biologique de Pierrot et le récit nous apprendra que cet homme exerce une violence physique sur sa femme et méprise son fils aîné (qui s'est retiré dans la montagne pour élever ses moutons).

Dans Les voleurs, la figure paternelle hante le film. Au centre du récit, Justin (Julien Rivière), qui vit dans la maison de Victor, son grand-père, apprend que le rôle masculin est difficile à jouer : il refuse toute sentimentalité (caractéristique particulièrement féminine), repousse sa mère (Fabienne Babe) lorsqu'elle vient l'embrasser etc... et tente de conformer son attitude à celle des autres protagonistes masculins. Dans la chambre de son père défunt, Justin volera une arme à feu, symbole particulièrement phallique, mais, à la fête foraine, après avoir pointé son fusil sur son oncle inspecteur de police (Daniel Auteuil) , celui-ci s'en emparera et le jeune garçon fondra en larmes. Cette dernière scène montre que le poids de la masculinité est trop lourd à porter pour les frêles épaules du jeune garçon. A la fin des Voleurs, le jeune garçon (Justin), en trouvant finalement un père adoptif en la personne de Jimmy (Benoît Magimel) particulièrement à l'écoute de l'enfant (ce que François de Singly5 nomme "père-cheval") retrouvera une certaine paix intérieure. Ainsi, pour la première fois, Téchiné montrait dans Les voleurs, que la figure paternelle était responsable du déséquilibre masculin. Dans ses précédents films, le père (ou sa représentation) était plus ou moins absent du récit : pas de père dans Hôtel des Amériques, un père représenté dans une toute petite scène dans Les roseaux sauvages (1994) mais de manière négative (il est incapable de voir l'homosexualité de son fils). Jamais cependant Téchiné n'aura représenté un père aussi monstrueusement castrateur que dans Alice et Martin. Victor, dès sa première apparition dans le récit contraint son jeune fils alité, Martin (alors que celui-ci vient juste d'arriver dans la maison paternelle, après une longue absence), à reprendre devant lui sa température (il ne croit pas un seul instant que son fils est malade). La violence de cette scène vient, d'une part, de l'impassibilité du père face à une possible maladie de son fils ; d'autre part, l'autorité du père s'exerce contre l'intimité de son fils (cela ressemble à un viol). Plus loin, toujours aussi autoritaire, Victor mettra fin à une petite fête familiale. Ce personnage est d'ailleurs présenté comme un être froid, fermé, qui fait souffrir ceux qui l'entourent. Ainsi, comme dans Les voleurs, la figure paternelle hante le film (Martin ne peut se soustraire à l'image obsédante du père). Il n'est donc pas étonnant que Gilles Taurand, scénariste d'Hôtel des Amériques mais également des Roseaux sauvages, des Voleurs, et d'Alice et Martin, remarque que "le premier personnage sur lequel [lui et Téchiné] ont travaillé est celui de Victor, le père."6

 

L'homme malade

Tous les personnages masculins des films de Téchiné sont des individus malades. Dans Alice et Martin, le personnage masculin devient malade, physiquement et psychiquement. On peut d'ailleurs noter la volonté de Martin de se rendre malade dés qu'il est séparé de sa mère (il se place nu devant la fenêtre ouverte). Finalement, les films de Téchiné révèlent le mal-être des hommes modernes, qui s'exprime "en termes d'impuissance, de fétichisme ou d'homosexualité refuge. Autant de manifestations de la peur ou du rejet des femmes qui vont de pair avec la fragilité masculine"7 . Les pères sont clairement accusés de ce déséquilibre masculin. Dans Alice et Martin, sur les quatre fils de Victor (le père) l'un d'eux se suicidera, l'autre deviendra "pédé" ; quant à Martin ... Seul l'ex- professeur, devenu Maire du village mène une vie "normale " en se récréant une "famille" autour de ses amis politiques.

Dans J'embrasse pas ,après avoir traversé un certain nombre dépreuves, le personnage masculin subit un viol. Mais, dans les autres films de Téchiné, les punitions infligées aux personnages masculins ne sont pas toujours aussi violentes. Si le parcours de Quentin (Lambert Wilson) dans Rendez-vous ou celui de Martin dans Le lieu du crime se termine par la mort, Gilles (Patrick Dewaere) dans Hôtel des Amériques ou François (Gaël Morel) dans Les roseaux sauvages vivront dans la solitude. Pour comprendre cette souffrance masculine qui traverse les films de Téchiné, peut-être est-il nécessaire de prendre en compte, dans le travail d'analyse de ses films, l'homosexualité du réalisateur8. Contrairement à d'autres réalisateurs comme Demy ou Carné, cette caractéristique n'est pas un secret : Les roseaux sauvages, film dont le personnage principal découvre qu'il est un "inverti", est le résultat d'une commande de Chantal Poupaud qui souhaitait qu'un certain nombre de réalisateurs parle de leur adolescence. Ainsi, la souffrance masculine peut être lue comme une trace inconsciente de la culpabilité du réalisateur liée à la place qu'il occupe au sein de notre société patriarcale, particulièrement homophobe. Pour s'en convaincre, il suffit de remarquer l'importance qu'accordent les personnages masculins de ses films au fait de se trouver à la "bonne place". Comme l'explique Bourdieu dans son dernier ouvrage, l'individu gay balance "entre la peur d'être perçu, démasqué, et le désir d'être reconnu des autres homosexuels"9. Tous les films de Téchiné sont traversés par des personnages homosexuels, qui ignorent leur orientation sexuelle (voir Hôtel des Amériques) ou la refusent (voir J'embrasse pas). Chaque fois, cette orientation sexuelle représente un danger : perte de l'Autre féminin (voir Les roseaux sauvages), ou blessure psychique ou physique (voir Benjamin qui se fait frapper à la tête dans Alice et Martin). Mais généralement, Téchiné choisit des personnages masculins "ni complètement homos ni complètement hétéros"10. La place occupée par le cinéaste dans notre société patriarcale nous permet de comprendre l'androcentrisme des discours de ses films. On comprend surtout pourquoi le cinéma de Téchiné critique avec force le modèle masculin.

 

Si les films d'André Téchiné nous renvoient, à nous spectateurs masculins, une image négative de l'homme, en proie aux angoisses les plus vives, souvent incapable de construire de véritables relations avec l'Autre, on peut comprendre le mutisme cinéphilique11 (activité, comme l'a montré Noël Burch et Geneviève Sellier, particulièrement masculine12) qui entoure la sortie de ses films . Cela est d'autant plus vrai en France, dans notre société particulièrement sexiste et homophobe. Est-il nécessaire de rappeler les excès de tous ordres autour du récent contrat PACS et l'acte manqué des députés socialistes absents de l'hémicycle lors du vote ? Pourtant, Comme le note judicieusement Daniel Welzer-Lang : "Quel crédit peut-on en effet accorder à des hommes qui changent, ou prétendent changer, uniquement par rapport aux femmes ? Dans la mesure où la construction du masculin n'est pas remise en cause de manière fondamentale, je serais tenté d'y voir des changements cosmétiques, des variations sur un même thème; des discours qui alimentent des luttes de pouvoir."13


Alain Brassart

février 1999


 

1 Alain Philippon, André Téchiné, Paris, Edition des Cahiers du Cinéma, 1988.

2 in Cinéma et société moderne, Paris, Anthropos, 1973, p 39.

3 Voir E.Badinter, XY, Paris, Odile Jacob, 1992.

4 in La peur de l'autre en soi, Montréal, VLB, 1994

5 Se mettre à quatre pattes est ordinairement une posture de dominé. Serait-ce que l'enfant mène son père ? Oui, pendant le temps du jeu mais, à la différence du monde renversé, les images actuelles du père-cheval ne sont pas ironiques. L'homme, ainsi présenté au regard du jeune enfant, est un bon père. En perdant, au moins momentanément, les attributs de l'autorité, en renonçant volontairement à son rôle de chef, le père n'est pas défiguré, il fait même figure de "bon père"
Le soi, le couple et la famille
, Paris, Nathan, 1996.

6 Le Monde, 05/11/98.

7 E. Badinter, XY, op. cit.

8 Il nous semble en effet impensable de tenter d'analyser une oeuvre littéraire ou cinématographique, écrite ou réalisée par un individu gay, sans prendre en compte cette caractéristique. Contrairement au mauvais jeu de mots de Bazin (dans son livre intitulé Qu'est-ce que le cinéma ?), sur le terme "objectif"(terme qui peut appartenir au domaine de l'optique ou au domaine philosophique) la caméra ne représente par un instrument de regards neutre. Derrière cette caméra se place une personne caractérisée par un sexe, une culture (au sens large), une appartenance sociale etc.

9 in La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.

10 Notre propos ici ne concerne pas la presse homosexuelle, que nous n'avons pas analysée. Un article est en préparation sur ce sujet.

11 "Peut-être qu'un personnage masculin hétérosexuel pur et dur, si cela a un sens de parler ainsi, ne peut pas m'inspirer." A. Téchiné (L'Evénement du Jeudi, 14/11/91)

12 Voir le dernier numéro de la revue Iris, Hiver 98.

13 La peur de l'autre en soi, op. cit., page 65.

 

 

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