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REF00000132
Type de Document
Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Titre
AFFAIRE NORRIS
Numéro de requête
00010581/83
Date
26/10/1988
Défendeur
Irlande
Conclusion
Violation de l'Art. 8 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure de
la Convention
Publié dans
A142
Mots clefs
Victime ; Respect de la vie privée ; Ingérence ; Prévue par la loi ; Protection de la santé ; Protection de la morale ;
Nécessaire dans une société démocratique ; Satisfaction équitable
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
En l'affaire Norris*,
_______________
* Note du greffe: L'affaire porte le n° 6/1987/129/180. Les deux
premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les
deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis
l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission)
correspondantes.
_______________
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière
par application de l'article 50 de son règlement et composée des juges
dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
J.A. Carrillo Salcedo,
N. Valticos,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier
adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 avril
et 29 septembre 1988,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission
européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 14 mai 1987,
dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47
(art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son
origine se trouve une requête (n° 10581/83) dirigée contre l'Irlande
et dont un ressortissant de cet Etat, M. David Norris, avait saisi la
Commission le 5 octobre 1983 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44,
art. 48) ainsi qu'à la déclaration irlandaise de reconnaissance de la
juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a
pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits
de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux obligations
qui découlent de l'article 8 (art. 8) de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du
règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance
pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. B. Walsh,
juge élu de nationalité irlandaise (article 43 de la Convention)
(art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b)
du règlement). Le 23 mai 1987, celui-ci en a désigné par tirage au
sort les cinq autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson,
G. Lagergren, F. Matscher, J. Pinheiro Farinha et R. Bernhardt, en
présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et
21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du
règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier
l'agent du gouvernement irlandais ("le Gouvernement"), la déléguée de
la Commission et le conseil du requérant au sujet de la nécessité
d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses
ordonnances, le greffe a reçu:
- le 26 octobre 1987, le mémoire du Gouvernement;
- le 2 novembre, celui du requérant;
- le 25 avril 1988, un mémoire supplémentaire du Gouvernement.
Par une lettre parvenue au greffier le 11 décembre, le secrétaire de
la Commission a indiqué que la déléguée formulerait ses observations
de vive voix.
5. Le 30 novembre 1987, la chambre a résolu de se dessaisir au
profit de la Cour plénière (article 50).
6. Le 16 décembre, le président a fixé au 25 avril 1988 la date
d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des
comparants par les soins du greffier (article 38).
7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais
des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement
auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. P.E. Smyth, ministère des Affaires étrangères, agent,
E. Comyn, Senior Counsel,
D. Gleeson, Senior Counsel,
J. O'Reilly, avocat, conseils,
J. Hamilton, Office of the Attorney General, conseiller;
- pour la Commission
Mme G. Thune, déléguée;
- pour le requérant
Mme M. Robinson, sénateur, Senior Counsel, conseil,
M. J. Jay, Solicitor près la Cour Suprême, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à
ses questions, Mme Thune pour la Commission, Mme Robinson pour le
requérant et MM. Comyn et Gleeson pour le Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPECE
8. Citoyen irlandais né en 1944, M. David Norris est maître de
conférences d'anglais au Trinity College, à Dublin, depuis 1967. Il
siège actuellement à la seconde chambre (Seanad Eireann) du Parlement
irlandais comme l'un des trois sénateurs élus par les diplômés de
l'Université de Dublin.
9. Le requérant s'adonne à l'homosexualité et milite depuis 1971
pour les droits des homosexuels dans son pays; en 1974, il devint
membre fondateur et président de l'Irish Gay Rights Movement. Il se
plaint de l'existence, en Irlande, de lois qui érigent en infractions
pénales certains agissements homosexuels entre hommes adultes et
consentants.
10. En novembre 1977, il saisit la High Court (paragraphes 21-24
ci-dessous) en soutenant que la législation incriminée tombait sous le
coup de l'article 50 de la Constitution, selon lequel ne restent pas
en vigueur les lois antérieures à celle-ci mais incompatibles avec
elle. En cours d'instance furent fournis des éléments de preuve
montrant dans quelle mesure il avait subi les effets de ladite
législation et une atteinte à son droit au respect de sa vie privée.
On en a ainsi résumé certains points marquants:
i. Le requérant affirma avoir ressenti une dépression et une
solitude profondes quand il comprit qu'il était irréversiblement
homosexuel et que toute manifestation ouverte de sa sexualité
l'exposerait à des poursuites pénales.
ii. Il prétendit avoir souffert dans sa santé: en 1969, il aurait
perdu connaissance dans un restaurant de Dublin; placé en observation
à l'hôpital de la Baggot Street, il se vit confié à un psychiatre, le
Dr McCracken, qui le soigna pendant plus de six mois. Ce médecin lui
conseilla, s'il voulait éviter de telles crises d'angoisse, de quitter
l'Irlande pour un pays dont les lois relatives au comportement
homosexuel avaient été modifiées. Lors d'une audition, il déclara que
le requérant se trouvait dans un état normal à la première
consultation. Il ne se rappelait pas avoir entendu parler d'un
évanouissement.
iii. Nul n'a jamais essayé d'intenter des poursuites contre
M. Norris ni contre l'organisation qu'il présidait à l'époque
(paragraphe 9 ci-dessus). Informées par lui des activités de
celle-ci, les autorités de police lui témoignèrent de la sympathie et
ne l'interrogèrent à aucun moment.
iv. Le requérant avait participé à une émission télévisée de la
RTE, la société nationale de radiotélévision, vers le mois de
juillet 1975. Le programme consistait en un entretien avec lui,
pendant lequel il se reconnut homosexuel mais nia que cela fût une
maladie ou l'empêchât de se conduire comme un membre normal de la
société. L'émission fit l'objet d'une plainte. Dans son rapport, la
commission consultative compétente (Broadcasting Complaints Advisory
Committee) cita la législation en vigueur, qui érigeait les relations
homosexuelles en infractions; elle accueillit la plainte au motif que
le programme avait violé le code des usages de la radiotélévision sur
les questions publiques et d'actualité (Current/Public Affairs
Broadcasting Code) car il pouvait s'interpréter comme une apologie des
pratiques homosexuelles.
v. L'intéressé s'affirma en butte à des insultes verbales et à des
menaces de violences depuis son interview à la RTE; il les attribuait
dans une certaine mesure à la répression pénale des activités
homosexuelles. Il allégua aussi que les services postaux avaient
parfois ouvert son courrier.
vi. Il admit avoir une liaison avec un autre homme et redouter des
poursuites contre lui-même ou son partenaire, qui vivait en général à
l'étranger.
vii. Il prétendit en outre avoir éprouvé ce que le juge Henchy, dans
une opinion dissidente à la Cour Suprême (paragraphe 22 ci-dessous),
décrivait ainsi:
"(...) la crainte de poursuites ou de la réprobation publique l'avait
inhibé dans ses relations, sociales et autres, avec des collègues et
amis de sexe masculin; et de plusieurs manières, subtiles mais
insidieusement indiscrètes ou blessantes, il lui avait fallu limiter
ou s'interdire des activités que les hétérosexuels estiment
naturelles, comme autant d'aspects de l'expression nécessaire de leur
personnalité ou de conséquences normales de leur citoyenneté."
11. A aucun moment, avant ou après la procédure judiciaire engagée
par lui, M. Norris n'a été accusé d'une infraction du chef de ses
pratiques homosexuelles déclarées. Il en court néanmoins légalement
le risque, que l'initiative des poursuites vienne du Director of
Public Prosecutions ou, jusqu'à la notification du renvoi en jugement
(return for trial), d'une personne privée (paragraphes 15-19
ci-dessous).
II. LA LÉGISLATION IRLANDAISE PERTINENTE
A. Les dispositions législatives attaquées
12. Si le droit irlandais ne réprime pas l'homosexualité en soi,
certains textes législatifs en vigueur, dont la loi de 1861 sur les
crimes et délits contre les personnes (Offences against the Person
Act, "la loi de 1861") et la loi de 1885 modifiant le droit pénal
(Criminal Law Amendment Act, "la loi de 1885"), prohibent diverses
activités sexuelles.
Entrent en ligne de compte en l'espèce les articles 61 et 62 de la loi
de 1861. Selon le premier d'entre eux, amendé en 1892,
"Encourt la réclusion criminelle à vie toute personne reconnue
coupable de l'abominable crime de buggery, qu'elle l'ait perpétré avec
un semblable [sodomie] ou avec un animal [bestialité]."
L'article 62, modifié de même, dispose:
"Commet un délit et, une fois convaincu de celui-ci, encourt dix ans
au plus de réclusion criminelle quiconque tente de perpétrer
l'abominable crime en question, ou se rend coupable d'une agression
afin de le perpétrer, ou de tout autre attentat à la pudeur sur une
personne de sexe masculin."
Buggery et tentative de buggery peuvent être le fait d'hommes ou de
femmes.
L'article 11 de la loi de 1885, lui, ne concerne que les individus de
sexe masculin:
"Commet un délit et, une fois convaincue de celui-ci, encourt, selon
l'appréciation du tribunal, une peine de prison de deux ans au plus,
assortie ou non de travaux forcés, toute personne de sexe masculin
qui, en public ou en privé, accomplit un acte d'indécence grave avec
un autre homme, participe à la perpétration d'un tel acte, ou sert ou
tente de servir d'entremetteur en vue de pareil acte."
13. Les articles 61 et 62 de la loi de 1861 doivent se lire en
combinaison avec l'article 1 de la loi de 1891 sur la réclusion
criminelle (Penal Servitude Act), lequel habilite le tribunal à
infliger une peine de réclusion inférieure à celle que mentionne la
loi de 1861 ou de la remplacer par une peine de prison n'excédant pas
deux ans ou par une amende. Les normes des lois de 1861 et 1885 sont
aussi tributaires du pouvoir, conféré au juge par l'article 1 par. 2 de
la loi de 1907 sur la probation (Probation of Offenders Act), de
prononcer par voie de substitution certaines mesures moins
rigoureuses.
Les expressions "travaux forcés" et "réclusion criminelle" ne
signifient plus rien en pratique: un individu frappé d'une telle
sanction subirait en réalité une peine de prison ordinaire.
14. Des textes législatifs attaqués en l'espèce, la loi de 1885
est le seul que l'on puisse dire entièrement consacré aux activités
homosexuelles. Elle ne définit pas ce qu'elle entend par indécence
grave; il revient donc aux tribunaux de statuer au vu des faits de
chaque cause.
B. Application des dispositions législatives pertinentes
15. Le droit de poursuivre quelqu'un devant une juridiction autre
qu'un tribunal siégeant sans jury se trouve régi par l'article 30 par. 3
de la Constitution, ainsi libellé:
"Tout crime ou délit poursuivi devant un tribunal établi conformément
à l'article 34 de la présente Constitution et ne siégeant pas sans
jury, l'est au nom du peuple et à l'initiative de l'Attorney General
ou de toute personne à ce autorisée par la loi."
Aux termes de l'article 9 de la loi de 1924 sur l'administration de la
justice pénale (Criminal Justice (Administration) Act), adapté par la
loi de 1937 sur les conséquences législatives de la Constitution
(Constitution (Consequential Provisions) Act),
"Pour tout crime déféré à un tribunal au moyen d'un acte d'accusation
(upon indictment), les poursuites relèvent de l'Attorney General
d'Irlande."
16. La loi de 1974 sur la répression des infractions (Prosecution
of Offences Act) a étendu au Director of Public Prosecutions,
titulaire d'une charge créée par elle, la plupart des fonctions de
poursuite qu'exerçait l'Attorney General. Il s'agit d'un
fonctionnaire permanent de l'Etat, non du gouvernement, et indépendant
de ce dernier.
17. Tout un chacun, de nationalité irlandaise ou non, a le droit
d'engager des poursuites privées en qualité de "dénonciateur" ("common
informer"), sans avoir à justifier d'un intérêt direct et même si
l'infraction alléguée ne le concerne pas personnellement. Un tel
particulier ne jouit que de prérogatives limitées pour les infractions
dont ne peut connaître un tribunal sans jury. Dans l'affaire The
State (Ennis) v. Farrell (Irish Reports 1966, p. 107), la Cour
Suprême a constaté qu'eu égard à l'article 9 de la loi de 1924 sur
l'administration de la justice pénale, il peut mener les poursuites
jusqu'au moment où le juge au tribunal de district (District Court)
estime les preuves suffisantes pour qu'il y ait lieu à renvoi en
jugement (committal for trial) devant un jury pour crime (indictable
offence). L'Attorney General - ou le Director of Public Prosecutions,
désormais - devient alors dominus litis et doit décider du dépôt d'un
acte d'accusation contre le prévenu que le tribunal de district a
ainsi déféré à un jury.
18. Les infractions dont il s'agit en l'espèce - celles que
répriment les articles 61 et 62 de la loi de 1861, ainsi que
l'article 11 de la loi de 1885 - sont des crimes. Or un crime ne se
prête à une procédure sommaire devant le tribunal de district que si,
aux yeux du juge, les faits constituent un manquement mineur et si de
plus l'accusé, informé de son droit à un procès devant un jury,
déclare y renoncer. En outre, la possibilité de pareille procédure
sommaire vaut uniquement pour les crimes énumérés en annexe à la loi
de 1951 sur la justice pénale (Criminal Justice Act), qui la prévoit.
Elle n'existe pas pour les infractions aux articles 61 et 62 de la loi
de 1861, lesquelles ne figurent pas sur la liste; elle ne joue pour
les infractions à l'article 11 de la loi de 1885 que si l'accusé a
plus de seize ans et si la personne avec laquelle il aurait commis
l'acte ne peut donner un consentement valable, faute d'avoir atteint
cet âge ou en raison de sa qualité de débile profond, débile léger
ou faible d'esprit. Partant, une affaire relative à des adultes
consentants ne saurait jamais se traiter en procédure sommaire et seul un
jury peut en connaître, que les poursuites initiales émanent d'un
particulier ou du Director of Public Prosecutions, sauf si l'acccusé
plaide coupable.
De son côté, la loi de 1967 sur la procédure pénale (Criminal
Procedure Act) autorise une personne accusée d'un crime - autre qu'une
infraction à la loi de 1939 sur la trahison, un meurtre, une tentative
ou un complot (conspiracy) de meurtre, un acte de piraterie ou une
infraction à l'article 3 par. 1 i. de la loi de 1962 sur les conventions
de Genève - à plaider coupable devant un tribunal de district.
Celui-ci peut statuer en procédure sommaire avec l'accord du Director
of Public Prosecutions ou de l'Attorney General, selon le cas; il ne
peut infliger une peine supérieure à douze mois d'emprisonnement. Si
l'infraction lui paraît appeler une sanction plus lourde, il peut
renvoyer l'accusé devant le tribunal d'arrondissement (Circuit Court)
aux fins de condamnation. L'intéressé peut alors modifier sa défense
pour plaider non coupable; dans cette hypothèse, l'affaire va devant
un jury. La Circuit Court a compétence pour prononcer n'importe
quelle peine jusqu'à la limite fixée par la disposition légale
applicable.
19. En résumé, des poursuites fondées sur l'un des textes
litigieux peuvent être déclenchées par un dénonciateur, mais elles ne
sauraient déboucher sur un procès devant un jury sans un acte
d'accusation dressé par le Director of Public Prosecutions. D'après
les services de ce dernier, depuis leur création en 1974 aucun
particulier n'a engagé de poursuites pour actes homosexuels accomplis
en privé entre hommes adultes consentants.
20. En septembre 1984, lesdits services ont répondu ainsi à une
question de la Commission:
"Le Director n'a pas de politique officielle en matière de poursuites
pour tel secteur du droit pénal, ni de politique tacite consistant à
ne pas poursuivre tel type d'infraction. Il examine chaque affaire en
soi."
Des statistiques fournies par le Gouvernement, il ressort que pendant
la période considérée il n'y a pas eu de poursuites publiques
relatives à des rapports homosexuels, sauf quand des mineurs s'y
trouvaient impliqués ou pour des actes commis en public ou sans
consentement.
III. LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS NATIONALES
21. Le requérant saisit la High Court en novembre 1977; il
l'invitait à constater que les articles 61 et 62 de la loi de 1861, de
même que l'article 11 de la loi de 1885, n'étaient plus en vigueur
depuis la promulgation de la Constitution (paragraphe 10 ci-dessus) et
ne faisaient donc point partie du droit irlandais. Dans son arrêt du
10 octobre 1980, le juge McWilliam releva notamment ce qui suit: "Les
sanctions pénales pour actes homosexuels conduisent, entre autres, à
renforcer les idées fausses et préjugés du grand public tout comme les
sentiments d'angoisse et de culpabilité des homosexuels, menant
parfois à la dépression et aux conséquences graves qui peuvent
résulter de cette triste maladie." Il n'en débouta pas moins M. Norris
par des motifs juridiques.
22. Sur recours, la Cour Suprême confirma cette décision
le 22 avril 1983 par trois voix contre deux. Elle estima le requérant
qualifié pour agir bien que non poursuivi à raison de l'une des
infractions en cause. Selon la majorité, "tant que la législation
demeur[ait] et continu[ait] à condamner le comportement que le
plaignant se prétend[ait] en droit d'adopter, pareil droit, s'il
exist[ait], se trouv[ait] menacé et le plaignant [était] habilité à
rechercher la protection de la justice".
23. Pendant la procédure, le requérant avança qu'il fallait suivre
l'arrêt Dudgeon de la Cour européenne des Droits de l'Homme, du
22 octobre 1981 (série A n° 45). A l'appui de sa thèse, il plaida
qu'une présomption de conformité de la Constitution à la Convention
découlait de la ratification de celle-ci par l'Irlande et que pour
examiner un problème de constitutionnalité sous l'angle de
l'article 50 (art. 50) de la première, on devait déterminer si les
lois en cause cadraient avec la seconde elle-même.
En rejetant cette argumentation, le Chief Justice O'Higgins déclara au
nom de la majorité: "la Convention est un accord international [qui]
ne fait pas et ne saurait faire partie du droit interne [de
l'Irlande], ni avoir une incidence quelconque sur les questions qui se
posent au regard de celui-ci." Il précisa: "Cela ressort très
clairement de l'article 29 par. 6 de la Constitution, ainsi libellé: 'Un
accord international ne s'intègre au droit interne de l'Etat que par
décision de l'Oireachtas.'"
De fait, la Cour européenne a déjà noté, dans son arrêt Lawless
du 1er juillet 1961, que l'Oireachtas n'avait pas voté de loi
incorporant la Convention à l'ordre juridique irlandais (série A n° 3,
pp. 40-41, par. 25).
24. Pour la Cour Suprême, les lois réprimant le comportement
homosexuel ne se heurtaient pas à la Constitution et nul droit au
respect de la vie privée, englobant l'activité homosexuelle de
personnes consentantes, ne pouvait se déduire "du caractère chrétien
et démocratique de l'Etat irlandais" au point d'empêcher le recours à
de telles sanctions. L'arrêt de la majorité se fondait entre autres
sur les motifs suivants:
"1. L'homosexualité a toujours été condamnée dans la doctrine
chrétienne comme immorale et la société y voit de son côté, depuis
de nombreux siècles, une infraction contre nature et très grave.
2. Congénitale ou acquise, l'homosexualité exclusive peut rendre
l'individu très angoissé et malheureux et le conduire à la
dépression, au désespoir et au suicide.
3. Une personne à tendances homosexuelles risque de se voir
entraîner dans un mode de vie homosexuel qui peut devenir habituel.
4. Dans d'autres pays, le comportement homosexuel masculin s'est
traduit par la propagation de toutes les formes de maladies
vénériennes, ce qui soulève à présent un important problème de
santé publique en Angleterre.
5. Le comportement homosexuel peut nuire au mariage et il est en
soi préjudiciable à celui-ci en tant qu'institution."
La Cour Suprême accorda cependant au requérant le remboursement des
frais exposés par lui devant la High Court puis devant elle-même.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25. M. Norris a saisi la Commission le 5 octobre 1983
(requête n° 10581/83). Il se plaignait de l'existence, en Irlande,
d'une législation prohibant les actes homosexuels masculins
(articles 61 et 62 de la loi de 1861, article 11 de la loi de 1885).
D'après lui, elle portait à son droit au respect de sa vie privée - y
compris sa vie sexuelle - une atteinte permanente et contraire à
l'article 8 (art. 8) de la Convention. La National Gay Federation
(Fédération nationale des homosexuels) faisait cause commune avec lui
et tous deux invoquaient en outre les articles 1 et 13 (art. 1,
art. 13).
26. Le 16 mai 1985, la Commission a retenu la requête quant à
l'ingérence alléguée dans la vie privée de M. Norris. Elle a déclaré
irrecevables les griefs tirés des articles 1 et 13 (art. 1,
art. 13), ainsi que tous ceux de la fédération susmentionnée.
Dans son rapport du 12 mars 1987 (article 31 de la Convention)
(art. 31), elle conclut par six voix contre cinq à la violation de
l'article 8 (art. 8). Le texte intégral de son avis et de l'opinion
dissidente collective dont il s'accompagne figure en annexe au présent
arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
27. A l'audience, le Gouvernement a maintenu les conclusions de
son mémoire du 23 octobre 1987. Elles invitaient la Cour
"1. à dire que le requérant n'est pas 'victime', au sens de
l'article 25 (art. 25) de la Convention européenne des Droits de
l'Homme, et qu'il n'y a donc pas eu violation de celle-ci en l'espèce;
ou, en ordre subsidiaire,
2. à dire que les lois irlandaises en vigueur concernant les actes
homosexuels ne violent pas l'article 8 (art. 8) de la Convention car
elles sont nécessaires, dans une société démocratique, à la protection
tant de la morale que des droits d'autrui, aux fins du paragraphe 2 de
l'article 8 (art. 8-2) de la Convention."
EN DROIT
I. SUR LA QUALITE DE "VICTIME" DU REQUERANT AU SENS DE
L'ARTICLE 25 PAR. 1 (art. 25-1)
28. Le Gouvernement demande à la Cour - et avait demandé à la
Commission - de déclarer que le requérant ne peut se prétendre
"victime" au sens de l'article 25 par. 1 (art. 25-1) de la Convention,
ainsi libellé:
"La Commission peut être saisie d'une requête (...) par toute personne
(...) qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes
Parties Contractantes des droits reconnus dans la (...) Convention
(...)."
La législation incriminée n'ayant jamais été appliquée à l'encontre du
requérant (paragraphes 11-14 ci-dessus), la plainte de celui-ci
s'analyserait plutôt en une actio popularis destinée à provoquer un
examen in abstracto de la législation en cause à la lumière de la
Convention.
29. La Commission estime que M. Norris peut revendiquer la qualité
de victime. Elle se réfère à cet égard à certaines décisions
antérieures de la Cour, les arrêts Klass et autres du
6 septembre 1978, Marckx du 13 juin 1979 et Dudgeon du 22 octobre 1981
(séries A n° 28, 31 et 45).
D'après elle, le requérant se trouve directement touché par les lois
litigieuses bien qu'il n'ait fait l'objet ni de poursuites ni d'une
instruction criminelle: ses tendances homosexuelles le poussent à se
livrer à des actes sexuels prohibés avec des adultes consentants.
30. La Cour rappelle que si l'article 24 (art. 24) habilite tout Etat
contractant à saisir la Commission de "tout manquement" qu'il croira
pouvoir imputer à un autre Etat contractant, l'article 25 (art. 25),
lui, exige qu'un individu requérant puisse se prétendre effectivement
lésé par la mesure qu'il dénonce. On ne saurait se prévaloir de lui
pour engager une sorte d'actio popularis; il n'autorise pas non plus
les particuliers à s'en prendre in abstracto à une loi contraire,
selon eux, à la Convention (arrêt Klass et autres précité,
série A n° 28, pp. 17-18, par. 33).
31. Il échet aussi de reconnaître, avec le Gouvernement, que les
conditions régissant les requêtes individuelles aux termes de
l'article 25 (art. 25) ne coïncident pas nécessairement avec les critères
nationaux relatifs au locus standi. Les normes juridiques internes en
la matière peuvent servir des fins différentes de celles de
l'article 25 (art. 25); s'il y a parfois analogie entre les buts
respectifs, il n'en va pas forcément toujours ainsi (ibidem, p. 19,
par. 36).
Quoi qu'il en soit, l'article 25 (art. 25) habilite les particuliers
à soutenir qu'une loi viole leurs droits par elle-même, en l'absence
d'acte individuel d'exécution, s'ils risquent d'en subir directement
les effets (arrêt Johnston et autres du 18 décembre 1986, série A
n° 112, p. 21, par. 42, et arrêt Marckx précité, série A n° 31,
p. 13, par. 27).
32. M. Norris se trouve pour l'essentiel dans la même situation
que le requérant dans l'affaire Dudgeon, laquelle concernait une
législation identique alors en vigueur en Irlande du Nord. Comme l'a
relevé l'arrêt rendu à l'époque, "ou [il] la respecte et s'abstient de
se livrer - même en privé et avec des hommes consentants - à des actes
sexuels prohibés auxquels l'inclinent ses tendances homosexuelles, ou
il en accomplit et s'expose à des poursuites pénales" (série A n° 45,
p. 18, par. 41).
33. Certes, il appert que durant la période en cause il n'y a pas
eu de poursuites en vertu de la législation irlandaise incriminée,
sauf pour des actes impliquant des mineurs ou commis en public ou sans
consentement. On peut en inférer qu'aujourd'hui le requérant ne
risque guère de se voir inculper. Toutefois, les organes de poursuite
n'ont pas pour politique déclarée de ne pas se prévaloir de la loi en
la matière (paragraphe 20 ci-dessus). Même non utilisée pendant
longtemps dans une catégorie donnée de cas, une loi non abrogée peut
s'y appliquer à nouveau à tout moment, par exemple à l'occasion d'un
changement de politique. On peut donc dire que le requérant "risque
de subir directement les effets" de la législation attaquée. A
l'appui de cette conclusion vient aussi le constat du juge McWilliam
qui, dans l'arrêt prononcé le 10 octobre 1980 par la High Court,
tirait des témoignages recueillis l'enseignement suivant: "Les
sanctions pénales pour actes homosexuels conduisent, entre autres, à
renforcer les idées fausses et préjugés du grand public tout comme les
sentiments d'angoisse et de culpabilité des homosexuels, menant
parfois à la dépression et aux conséquences graves qui peuvent
résulter de cette triste maladie" (paragraphe 21 ci-dessus).
34. Par les motifs qui précèdent, la Cour estime que le requérant
peut se prétendre victime d'une violation de la Convention au sens de
l'article 25 par. 1 (art. 25-1).
Cela étant, elle ne croit pas nécessaire d'examiner davantage les
allégations du requérant relatives, entre autres, à des menaces de
poursuites, à l'ouverture de son courrier, à l'accueil favorable
réservé à une plainte contre une émission de télévision à laquelle il
avait participé et à la déclaration qu'il fit devant la High Court
d'Irlande au sujet de ses problèmes psychiatriques (paragraphe 10
ci-dessus).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 8 (art. 8)
A. Sur l'existence d'une ingérence
35. Selon M. Norris, son comportement homosexuel l'expose à des
poursuites pénales vu la législation irlandaise en vigueur. Il aurait
donc subi, et continuerait à subir, une atteinte injustifiée à son
droit au respect de sa vie privée, au mépris de l'article 8 (art. 8)
ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale,
de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans
l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue
par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société
démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et
à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé
ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui."
36. Au paragraphe 55 de son rapport, la Commission relève que l'un
des buts principaux de la législation consiste à prévenir le
comportement prohibé; on attend de chacun qu'il se conduise ou modifie
sa conduite de manière à ne pas enfreindre le droit pénal. Partant,
on ne saurait affirmer que le requérant ne court aucun risque de
poursuites ou qu'il peut entièrement ignorer les lois incriminées.
Dès lors, celles-ci constitueraient une ingérence dans l'exercice du
droit du requérant au respect de sa vie privée, garanti par
l'article 8 par. 1 (art. 8-1) de la Convention, en ce qu'elles
interdisent les actes homosexuels en question, même accomplis en privé
entre hommes adultes consentants.
37. Le Gouvernement, au contraire, juge impossible de constater en
l'espèce un manque de respect pour des droits énoncés dans la
Convention. Il en veut pour preuve la circonstance que le requérant a
pu mener une vie publique active parallèlement à une vie privée libre
de toute ingérence de l'Etat ou de ses agents. Quant à la simple
existence de lois rendant certains actes homosexuels passibles de
peines, elle n'empiéterait pas sur les droits fondamentaux de
l'intéressé.
38. La Cour estime, avec la Commission, que le présent litige ne
se distingue pas de l'affaire Dudgeon en ce qui concerne l'atteinte à
un droit consacré par l'article 8 (art. 8). On applique les lois en
cause à l'encontre de personnes qui se sont livrées à des actes
homosexuels dans les cas mentionnés au début du paragraphe 33
ci-dessus. Surtout, et indépendamment de ces hypothèses, le recours à
la législation relève du Director of Public Prosecutions, lequel ne
saurait entraver son pouvoir d'apprécier chaque cas en formulant par
avance une déclaration générale de politique (paragraphe 20
ci-dessus). D'ailleurs, chacun peut entamer des poursuites en qualité
de dénonciateur (paragraphes 15-19 ci-dessus).
Sans doute M. Norris, à la différence de M. Dudgeon, n'a-t-il pas fait
l'objet d'une enquête de police, mais le constat d'une atteinte au
droit du second au respect de sa vie privée ne s'expliquait point par
cet élément supplémentaire. L'arrêt prononcé à l'époque relevait en
effet: "Par son maintien en vigueur, la législation attaquée
représente une ingérence permanente dans l'exercice du droit du
requérant au respect de sa vie privée (...) au sens de
l'article 8 par. 1 (art. 8-1). Dans la situation personnelle de
l'intéressé, elle se répercute de manière constante et directe, par sa
seule existence, sur la vie privée de celui-ci (...)" (série A n° 45,
p. 18, par. 41).
La Cour conclut donc que la législation incriminée porte atteinte au
droit de M. Norris au respect de sa vie privée, garanti par
l'article 8 par. 1 (art. 8-1).
B. Sur l'existence d'une justification de l'atteinte
39. Pour remplir les exigences du paragraphe 2 de l'article 8
(art. 8-2), l'ingérence relevée par la Cour doit être "prévue par la
loi", inspirée par un but légitime au regard de ce paragraphe et
"nécessaire, dans une société démocratique", pour le réaliser (voir en
dernier lieu l'arrêt Olsson du 24 mars 1988, série A n° 130,
p. 29, par. 59).
40. Les deux premières conditions se trouvent sans contredit
observées. Comme la Commission le souligne au paragraphe 58 de son
rapport, l'ingérence est manifestement "prévue par la loi" puisqu'elle
découle de l'existence même de la législation litigieuse. On n'a pas
non plus contesté qu'elle tend à un objectif légitime, la protection
de la morale.
41. Encore faut-il déterminer si, "dans une société démocratique",
le maintien en vigueur de ladite législation est "nécessaire" à cette
fin. D'après la jurisprudence de la Cour, tel n'est le cas que si,
notamment, l'ingérence en question répond à un besoin social impérieux
et, en particulier, demeure proportionnée au but légitime poursuivi
(voir, parmi bien d'autres, l'arrêt Olsson précité, série A n° 130,
p. 31, par. 67).
42. Là aussi, la Commission estime que la présente cause ne se
distingue pas de l'affaire Dudgeon. Au paragraphe 62 de son rapport,
elle cite abondamment les paragraphes de l'arrêt Dudgeon consacrés à
la question (paragraphes 48-63). Après y avoir reconnu "la 'nécessité'
de légiférer pour prémunir des fractions données de la société, de
même que l'éthique de celle-ci dans son ensemble", la Cour précisait
qu'il s'agissait "en l'occurrence de rechercher si les dispositions
incriminées du droit (...) et leur application rest[ai]ent dans le
cadre de ce que, dans une société démocratique, on peut estimer
nécessaire pour atteindre ces objectifs" (série A n° 45, p. 21, par. 49).
On n'avait pas prétendu devant la Commission qu'une grande partie de
l'opinion irlandaise soit hostile ou intolérante aux actes homosexuels
accomplis en privé entre adultes consentants, ni qu'il faille
spécialement en protéger la société irlandaise. Dès lors, a conclu la
Commission, la restriction que le droit irlandais inflige au requérant
se révèle, par son ampleur et son caractère absolu, disproportionnée
aux buts visés, donc non nécessaire à l'une des fins énumérées à
l'article 8 par. 2 (art. 8-2) de la Convention.
43. A l'audience, le Gouvernement a plaidé que si besoin social
impérieux et proportionnalité constituent des critères valables pour
juger les limitations imposées dans l'intérêt de la sécurité
nationale, de la sécurité publique ou de la santé, ils ne sauraient
servir à déterminer si une ingérence est "nécessaire", "dans une
société démocratique", à la protection de la morale; en un domaine où
les Etats contractants jouissent d'une grande marge d'appréciation, il
y aurait lieu de partir d'une idée plus large de la nécessité.
Selon le Gouvernement, le recours auxdits critères viderait de sens
l'"exception morale". En matière de valeurs morales, assimiler la
"nécessité" à un "besoin social impérieux" serait trop étroit et
aboutirait à déformer la réalité, tandis que l'exigence de la
proportionnalité amènerait à se prononcer sur un problème de morale,
ce dont la Cour devrait si possible se garder. Il reviendrait aux
propres institutions d'une nation de définir, dans un cadre assez
large, la fibre morale de celle-ci et il importerait d'accorder à
l'Etat une certaine latitude pour se conformer à l'article 8
(art. 8), c'est-à-dire une marge d'appréciation laissant le
législateur démocratique régler le problème de la manière la meilleure
à ses yeux.
44. Ce raisonnement ne convainc pas la Cour. Dès
le 7 décembre 1976, dans son arrêt Handyside, elle a déclaré que pour
examiner si la protection de la morale rendait nécessaires les
diverses mesures prises, il lui fallait juger "de la réalité du besoin
social impérieux qu'implique en l'occurrence le concept de
'nécessité'" et que "toute (...) 'restriction' (...) imposée en la
matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi"
(série A n° 24, pp. 21-23, paras. 46, 48 et 49). Elle a confirmé cette
démarche dans l'affaire Dudgeon (série A n° 45, pp. 20-22, paras. 48-53).
L'arrêt Müller et autres, plus récent, montre qu'elle continue
d'appliquer les mêmes critères pour savoir ce qui est "nécessaire",
"dans une société démocratique", à la protection de la morale: avant
de statuer, elle a recherché si les mesures contestées, qui
poursuivaient le but légitime de protéger la morale, répondaient l'une
et l'autre à un besoin social impérieux et notamment respectaient le
principe de proportionnalité (arrêt du 24 mai 1988, série A n° 133,
pp. 21-23, paras 31-37, et pp. 24-25, paras. 40-44).
La Cour n'aperçoit aucun motif de s'écarter de la perspective que
dégage sa jurisprudence constante ni, bien que deux des trois arrêts
précités portent sur l'article 10 (art. 10) de la Convention, aucune
raison d'appliquer des critères différents dans le contexte de
l'article 8 (art. 8).
45. En préconisant une interprétation plus souple de la notion de
"nécessité", le Gouvernement ne suggère du reste aucun critère valable
de nature à remplacer ou compléter ceux qui se trouvent mentionnés
plus haut. Il semble donc revendiquer pour l'Etat une liberté absolue
de jugement dans le domaine de la protection de la morale.
Or si les autorités nationales, et la Cour le reconnaît, jouissent en
la matière d'une large marge d'appréciation, celle-ci n'est pas pour
autant sans limite; là aussi, la Cour a compétence pour décider de la
compatibilité d'une ingérence avec la Convention (arrêt Handyside
précité, série A n° 24, p. 23, par. 49).
Le Gouvernement soutient en somme qu'elle ne saurait contrôler le
respect, par l'Irlande, de l'obligation de ne pas aller au-delà du
"nécessaire dans une société démocratique", si l'atteinte litigieuse à
un droit relevant de l'article 8 (art. 8) tend à la "protection
de la morale". La Cour ne peut souscrire à pareille thèse. A s'y
rallier elle irait à l'encontre de l'article 19 (art. 19), qui
l'a instituée "afin d'assurer le respect des engagements résultant" de
la Convention pour les Etats contractants.
46. Comme dans le cas de M. Dudgeon, "l'étendue de la marge
d'appréciation dépend non seulement du but de la restriction, mais
aussi de la nature des activités en jeu" et "la présente affaire a
trait à un aspect des plus intimes de la vie privée" "il doit donc
exister des raisons particulièrement graves pour rendre légitimes, aux
fins du paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8-2), des ingérences
des pouvoirs publics" (série A n° 45, p. 21, par. 52).
Or le Gouvernement ne fournit aucun élément propre à établir
l'existence de motifs de conserver les lois attaquées et qui
s'ajouteraient aux raisons présentes dans l'affaire Dudgeon ou
auraient plus de poids. Au paragraphe 60 de son arrêt du
22 octobre 1981 (ibidem, pp. 23-24), la Cour notait: "On comprend
mieux aujourd'hui le comportement homosexuel qu'à l'époque de
l'adoption [des lois en question] et l'on témoigne donc de plus de
tolérance envers lui: dans la grande majorité des Etats membres du
Conseil de l'Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre
examiné ici appellent par elles-mêmes une répression pénale; la
législation interne y a subi sur ce point une nette évolution que la
Cour ne peut négliger." Elle constatait que "les autorités [avaient]
évité ces dernières années d'engager des poursuites du chef d'actes
homosexuels commis, de leur plein gré et en privé, par des hommes
[adultes] capables d'y consentir". Rien ne prouvait que cela eût
"porté atteinte aux valeurs morales en Irlande du Nord, ni que
l'opinion publique [eût] réclamé une application plus rigoureuse de la
loi".
Appliquant les mêmes critères en l'espèce, la Cour estime impossible
d'affirmer qu'un "besoin social impérieux" commande, en Irlande,
d'ériger de tels actes en infractions pénales. En ce qui concerne,
spécialement, la proportionnalité, "les conséquences dommageables que
l'existence même des dispositions législatives en cause peut entraîner
sur la vie d'une personne aux penchants homosexuels, comme le
requérant, prédominent (...) sur les arguments plaidant contre tout
amendement au droit en vigueur" "l'accomplissement d'actes
homosexuels par autrui et en privé peut lui aussi heurter, choquer ou
inquiéter des personnes qui trouvent l'homosexualité immorale, mais
cela seul ne saurait autoriser le recours à des sanctions pénales
quand les partenaires sont des adultes consentants" (ibidem, p. 24,
par. 60).
47. Partant, les motifs avancés pour justifier l'ingérence relevée
ne suffisent pas à répondre aux exigences du paragraphe 2 de
l'article 8 (art. 8-2), de sorte qu'il y a violation de ce dernier.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)
48. Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure
ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une
Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en
opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et
si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement
d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la
décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une
satisfaction équitable."
Le requérant sollicite une indemnité pour préjudice et le
remboursement de frais et dépens.
A. Préjudice
49. M. Norris invite la Cour à lui allouer, à titre de
dommages-intérêts, un montant qui reconnaisse l'ampleur des
souffrances éprouvées par lui en raison du maintien en vigueur de la
législation.
Selon le Gouvernement, elle devrait se conformer à son arrêt Dudgeon
du 24 février 1983 (série A n° 59); elle y concluait que le constat
d'une violation de l'article 8 (art. 8) constituait en soi une
satisfaction équitable.
50. Pour statuer ainsi, la Cour prenait en compte les
modifications législatives introduites en Irlande du Nord à la suite
de son arrêt du 22 octobre 1981 (série A n° 59, pp. 7-8, paras. 11-14).
Aucune réforme analogue n'a eu lieu en Irlande.
Comme dans l'affaire Marckx, la décision de la Cour ne manquera pas de
produire des effets débordant les limites du cas d'espèce, d'autant
que la violation résulte directement des textes incriminés et non de
mesures individuelles d'exécution. Il appartient à l'Irlande
d'adopter dans son ordre juridique interne les mesures nécessaires
pour s'acquitter de l'obligation qui découle pour elle de l'article 53
(art. 53) (série A n° 31, p. 25, par. 58).
Dès lors, et malgré la différence de situation par rapport à l'affaire
Dudgeon, la Cour estime que le constat d'une infraction à l'article 8
(art. 8) constitue en soi une satisfaction équitable suffisante aux
fins de l'article 50 (art. 50); elle rejette donc la demande à cet égard.
B. Frais et dépens
51. Du chef des procédures menées devant les juridictions
internes, le requérant a obtenu de la Cour Suprême une somme de
75.762 IR £ 12 pour frais taxés (paragraphe 24 ci-dessus); selon lui,
elle ne couvre pas entièrement ses dépenses réelles.
La Cour ne saurait accueillir ses prétentions en la matière. Elle n'a
pas à réévaluer lesdits frais, évalués par un Taxing Master (juge
taxateur) conformément au droit irlandais.
52. M. Norris réclame aussi 14.962 IR £ 49 pour des frais et
dépens, dont il fournit le détail, exposés devant les organes de la
Convention.
Le Gouvernement ne conteste pas que le requérant a contracté des
engagements allant au-delà de ce qu'il a perçu par la voie de l'aide
judiciaire, mais le montant revendiqué ne lui paraît pas raisonnable
et appelle d'après lui une réévaluation. Toutefois, il ne formule
aucune contre-proposition quant au niveau qui pourrait être
raisonnable à ses yeux.
La Cour estime que la somme demandée cadre avec les critères
ressortant de sa jurisprudence (voir notamment l'arrêt Belilos
du 29 avril 1988, série A n° 132, pp. 27-28, par. 79); elle accorde au
requérant, pour frais et dépens, 14.962 IR £ 49 moins 7.390 francs
français déjà versés au titre de l'aide judiciaire.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par huit voix contre six, que le requérant peut se prétendre
victime au sens de l'article 25 (art. 25) de la Convention;
2. Dit, par huit voix contre six, qu'il y a violation de l'article 8
(art. 8) de la Convention;
3. Dit, à l'unanimité, que l'Irlande doit payer au requérant, pour
frais et dépens, la somme de 14.962 IR £ 49 (quatorze mille neuf cent
soixante-deux livres irlandaises et quarante-neuf pence), moins 7.390
(sept mille trois cent quatre-vingt-dix) francs français à convertir
en livres irlandaises au taux applicable le jour du prononcé du
présent arrêt;
4. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour
le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au
Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, le 26 octobre 1988.
Signé: Rolv RYSSDAL
Président
Signé: Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2
(art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l'exposé de
l'opinion dissidente de M. Valticos, approuvée par MM. Gölcüklü,
Matscher, Walsh, Bernhardt et Carrillo Salcedo.
Paraphé: R.R.
Paraphé: M.-A.E.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VALTICOS, APPROUVÉE PAR
MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ, MATSCHER, WALSH, BERNHARDT ET CARRILLO SALCEDO
Je ne peux m'associer à l'opinion de la majorité de la Cour, qui a
estimé que le requérant doit être considéré comme une "victime", au
sens de l'article 25 (art. 25) de la Convention, d'une violation de
droits reconnus par l'article 8 (art. 8).
En effet, le requérant n'a fait l'objet d'aucune action, sanction ou
autre mesure quelconque de la part des autorités du fait d'actes
homosexuels qu'il aurait commis. La législation pénale existant à cet
égard en Irlande n'a pas été mise en oeuvre à son encontre et, plus
généralement, des poursuites pour activités homosexuelles en privé
entre hommes adultes consentants n'ont pas été engagées depuis de
nombreuses années. Les quelques ennuis de peu de gravité dont se
plaint le requérant n'ont pas été le fait des autorités. Celui-ci n'a
du reste pas connu non plus d'ennuis du fait de la campagne ouverte
qu'il mène depuis 1971 en faveur des droits des homosexuels.
La présente affaire présente certes de grandes analogies avec
l'affaire Dudgeon dans laquelle la Cour avait estimé qu'il y avait eu
violation de la Convention. Cependant une différence sensible et, à
mon sens, décisive, entre les deux affaires réside dans le fait que,
dans le cas Dudgeon, le requérant avait fait l'objet, de la part de la
police, de certaines tracasseries au sujet de sa vie privée alors que,
dans le cas présent, aucune action à son encontre n'a été menée par
les autorités.
Le sens naturel des mots ne permet pas de considérer comme "victime"
d'une disposition législative une personne qui n'a fait l'objet
d'aucune mesure pénale ou autre fondée sur cette législation. La
seule crainte que l'intéressé pourrait avoir éprouvée d'être poursuivi
et les troubles psychiques qui en auraient découlé sont insuffisants
pour en faire une victime. D'ailleurs, la probabilité que le
requérant fasse l'objet de poursuites semble minime compte tenu de la
pratique précitée des autorités et du fait que le requérant proclame
publiquement ses tendances et ses activités depuis de nombreuses
années sans que des poursuites en aient résulté.
Certes on ne peut jamais exclure qu'une loi considérée comme tombée en
désuétude puisse un jour être à nouveau mise en application. Mais là
n'est pas la question dans le cas présent. Ici, il s'agit de savoir
si le requérant en a personnellement et effectivement été la victime.
On ne saurait vraiment considérer que tel ait été ou pourrait être le
cas.
Or, l'ensemble du système de la Convention est précis et, sur ce
point, il ne comporte aucune ambiguïté ni latitude. Pour qu'une
requête émanant d'une personne physique soit recevable, il faut, selon
l'article 25 (art. 25) - et contrairement à ce que l'article 24
(art. 24) prévoit pour les plaintes émanant de Parties contractantes -,
que les requérants se prétendent victimes d'une violation par une
Partie contractante des droits reconnus dans la Convention. Pour les
raisons qui viennent d'être indiquées, on ne saurait considérer que
cette condition soit remplie dans le cas présent.
Une interprétation trop large du terme "victime" risquerait de
modifier sensiblement le système établi par la Convention. La Cour
pourrait être ainsi amenée, même dans le cas de plaintes émanant de
particuliers, à se prononcer sur la compatibilité de législations
nationales avec la Convention indépendamment de l'application
effective de ces législations aux requérants, qui n'en seraient que de
très potentielles et éventuelles victimes. L'actio popularis ne
serait alors pas loin.
J'ajoute que la présente opinion ne vise nullement à mettre en cause
la jurisprudence de l'arrêt Dudgeon quant au fond.