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COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

http://www.dhcour.coe.fr/

Hudoc référence

REF00000058

Type de Document

Arrêt (Au principal)

Titre

AFFAIRE DUDGEON

Numéro de requête

00007525/76

Date

22/10/1981

Défendeur

Royaume-Uni

Conclusion

Violation de l'Art. 8 ; Satisfaction équitable réservée

Publié dans

A45

Mots clefs

Respect de la vie familiale ; Respect de la vie privée ; Ingérence ; Prévue par la loi ; Protection de la santé ;

Protection de la morale ; Protection des droits et libertés d'autrui ; Discrimination ; Nécessaire dans une société

démocratique

 

 

 

COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

 

En l'affaire Dudgeon,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance

plénière par application de l'article 48 de son règlement et

composée des juges dont le nom suit:

MM. R. RYSSDAL, président,

M. ZEKIA,

J. CREMONA,

THÓR VILHJÁLMSSON,

W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,

Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,

MM. D. EVRIGENIS,

G. LAGERGREN,

L. LIESCH,

F. GÖLCÜKLÜ,

F. MATSCHER,

J. PINHEIRO FARINHA,

E. GARCIA DE ENTERRIA,

L.-E. PETTITI,

B. WALSH,

Sir Vincent EVANS,

MM. R. MACDONALD,

C. RUSSO,

R. BERNHARDT,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier

adjoint,

Après avoir délibéré en chambre du conseil les 24 et 25 avril, puis

du 21 au 23 septembre 1981,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L'affaire Dudgeon a été déférée à la Cour par la Commission

européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"). A son origine

se trouve une requête dirigée contre le Royaume-Uni de

Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet

Etat, M. Jeffrey Dudgeon, avait saisi la Commission, le 22 mai 1976,

en vertu de l'article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des

Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention").

2. La demande de la Commission a été déposée au greffe de la Cour le

18 juillet 1980, dans le délai de trois mois ouvert par les

articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux

articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration du

Royaume-Uni reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour

(article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision de

celle-ci sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou

non, de la part de l'Etat défendeur, un manquement aux obligations lui

incombant aux termes de l'article 8 (art. 8) de la Convention,

considéré isolément ou combiné avec l'article 14 (art. 14+8).

3. La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit

Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de

la Convention) (art. 43), et M. G. Balladore Pallieri, président de la

Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 30 septembre 1980,

celui-ci a désigné par tirage au sort, en présence du greffier, les

cinq autres membres, à savoir M. G. Wiarda, M. D. Evrigenis,

M. G. Lagergren, M. L. Liesch et M. J. Pinheiro Farinha (articles 43

in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre

(article 21 par. 5 du règlement). Par l'intermédiaire du greffier,

il a recueilli l'opinion de l'agent du gouvernement du Royaume-Uni

("le Gouvernement"), de même que celle des délégués de la

Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 24 octobre 1980, il

a décidé que l'agent aurait jusqu'au 24 décembre pour déposer un

mémoire et que les délégués pourraient y répondre par écrit dans les

deux mois du jour où le greffier le leur aurait communiqué. Le

20 décembre, M. Wiarda, vice-président de la Cour, qui avait remplacé

M. Balladore Pallieri comme président de la Chambre à la suite de la

mort de ce dernier (article 21 par. 5 du règlement), a consenti à

proroger le premier de ces délais jusqu'au 6 février 1981.

5. Le 30 janvier 1981, la Chambre a résolu, en vertu de

l'article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au

profit de la Cour plénière.

6. Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 6 février,

celui de la Commission le 1er avril; des observations du requérant

sur le premier se trouvaient annexées au second.

7. Le 2 avril 1981, M. Wiarda, élu entre temps président de la

Cour, a fixé au 23 avril la date d'ouverture des audiences après

avoir consulté agent du Gouvernement et délégués de la Commission

par l'intermédiaire du greffier.

8. Le 3, le requérant a demandé à la Cour d'entendre en qualité

d'expert le Dr Dannacker, professeur assistant à l'Université de

Francfort. Dans une lettre reçue au greffe le 15 avril, les

délégués de la Commission ont déclaré laisser à la Cour le soin

d'apprécier la nécessité d'une telle mesure d'instruction.

9. Le Gouvernement a produit un document le 14 avril.

10. Les débats se sont déroulés en public le 23 avril 1981, au

Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu

immédiatement auparavant une réunion préparatoire et décidé de ne

pas convoquer d'expert.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement:

Mme A. GLOVER, jurisconsulte, ministère des affaires étrangères et

du Commonwealth, agent,

M. N. BRATZA, avocat,

M. B. KERR, avocat, conseils,

M. R. TOMLINSON, du ministère de l'intérieur,

M. D. CHESTERTON, du minstère pour l'Irlande du Nord,

M. N. BRIDGES, du ministère pour l'Irlande du Nord,

conseillers,

- pour la Commission:

M. J. FAWCETT,

M. G. TENEKEDIS, délégués,

Lord GIFFORD, avocat, assistant les délégués

(article 29, par. 1,

M. T. MUNYARD, avocat, deuxième phrase, du

Règlement de la Cour).

M. P. CRANE, solicitor,

La Cour a entendu en leurs déclarations les délégués et Lord Gifford

pour la Commission, MM. Kerr et Bratza pour le Gouvernement.

Lord Gifford a fourni plusieurs pièces par l'intermédiaire des délégués.

11. Les 11 et 12 mai, le greffier a reçu de l'agent du

Gouvernement, puis des délégués de la Commission et des personnes

les assistant, des écrits où figuraient, selon le cas, leur réponse

à certaines questions de la Cour et leurs observations sur les

documents déposés avant et pendant les audiences.

12. En septembre 1981, M. Wiarda s'est trouvé empêché de participer

à l'examen de l'affaire; en sa qualité de vice-président de la Cour,

M. Ryssdal a présidé celle-ci par la suite.

FAITS

13. M. Jeffrey Dudgeon, commis expéditionnaire âgé de

trente-cinq ans, réside à Belfast, en Irlande du Nord.

Homosexuel, il se plaint principalement de l'existence, dans cette

province, de lois qui ont pour effet d'ériger en infractions

certains actes homosexuels entre hommes adultes et consentants.

A. Le droit nord-irlandais applicable

14. Les règles pertinentes en vigueur en Irlande du Nord ressortent

de la loi de 1861 sur les crimes et délits contre les personnes

(Offences Against the Person Act, "la loi de 1981"), de celle de

1885 modifiant le droit pénal (Criminal Law Amendment Act, "la loi

de 1885") et de la common law.

Les articles 61 et 62 de la loi de 1861 punissent la buggery et la

tentative de buggery - au maximum - de l'emprisonnement à vie ou

pour dix ans, respectivement. La buggery consiste soit en sodomie

entre un homme et un autre, ou une femme, soit en coït anal ou

vaginal entre un homme, ou une femme, et un animal.

L'article 11 de la loi de 1885 frappe d'un maximum de deux ans

d'emprisonnement les actes d'"indécence grave" (gross indecency)

accomplis, en public ou en privé, entre personnes de sexe masculin.

L'"indécence grave" n'est pas définie par les textes, mais

s'entend de tout acte impliquant un comportement sexuel indécent

entre hommes; selon les renseignements fournis à la Commission

Wolfenden (paragraphe 17 ci-dessous), elle prend d'ordinaire la

forme soit de masturbation mutuelle, soit de contact interfémoral ou

bucco-génital. En common law, une tentative d'infraction constitue

elle-même une infraction; en est donc une celle de se livrer à un

acte prohibé par l'article 11 de la loi de 1885. En Irlande du

Nord, la tentative vous expose en théorie à une peine illimitée

(voir cependant le paragraphe 31 ci-dessous).

Le consentement du partenaire ne justifie aucune de ces infractions

et les lois ne distinguent pas selon l'âge.

Un aperçu de l'application effective de ces règles figure aux

paragraphes 29 à 31 ci-dessous.

15. Les relations homosexuelles féminines ne revêtent et n'ont

jamais revêtu aucun caractère délictueux; il peut cependant y avoir,

de la part d'une femme, attentat à la pudeur (indecent assault)

contre une fille de moins de 17 ans.

Quant aux relations hétérosexuelles, commet une infraction - sauf

exceptions - l'homme qui a des rapports avec une fille de moins de

17 ans. En la matière, l'âge légal du consentement était jadis de

16 ans pour les filles en Angleterre et au pays de Galles comme en

Irlande du Nord, mais en 1950 le législateur l'a élevé à 17 dans cette

dernière région. En Angleterre et au pays de Galles, un homme de

moins de 24 ans peut se disculper s'il prouve qu'il avait de bonnes

raisons d'attribuer plus de 16 ans à sa partenaire; il n'en va pas de

même en Irlande du Nord.

B. Le droit et sa réforme dans le reste du Royaume-Uni

16. Les lois de 1861 et de 1885 émanaient du parlement du

Royaume-Uni. Elles valaient à l'origine pour l'Angleterre et le pays

de Galles, pour toute l'Irlande, à l'époque partie intégrante du

Royaume-Uni et non divisée, ainsi que pour l'Ecosse dans le cas de la

seconde d'entre elles.

1. Angleterre et pays de Galles

17. En Angleterre et au pays de Galles, les actes d'homosexualité

masculine tombent sous le coup de la loi de 1956 sur les délits

sexuels (Sexual Offences Act, "la loi de 1956"), amendée par celle

de 1967 sur le même sujet ("la loi de 1967").

La loi de 1956, qui codifiait la législation existante, érigeait en

infractions la buggery entre une personne et une autre ou un animal

(article 12) et les actes d'"indécence grave" entre hommes

(article 13).

La loi de 1967, issue de l'initiative d'un parlementaire, tendait à

donner suite aux recommandations que dans son rapport de 1957 la

Commission ministérielle sur les délits homosexuels et la

prostitution (Departmental Committee on Homosexual Offences and

Prostitution), présidée par Sir John Wolfenden, avaient formulées

quant à l'homosexualité ("la Commission Wolfenden", "le rapport

Wolfenden"). D'après la Commission Wolfenden, en ce domaine le

droit pénal avait pour rôle

"de préserver l'ordre et la décence publics, protéger le citoyen

contre ce qui choque ou blesse et fournir des garanties suffisantes

contre l'exploitation et la corruption d'autrui, en particulier des

personnes spécialement vulnérables à cause de leur jeunesse, de leur

faiblesse de corps ou d'esprit, de leur inexpérience ou d'une

situation de dépendance naturelle, juridique ou économique

spéciale",

mais non

"de s'ingérer dans la vie privée des citoyens, ni même de chercher

à imposer un modèle déterminé de conduite, plus que ne l'exige la

réalisation des fins énoncées plus haut".

Ladite commission concluait que les actes homosexuels accomplis en

privé entre adultes consentants ressortissaient à la morale privée,

dont le droit n'avait pas à se mêler, et qu'ils devaient perdre leur

caractère délictueux.

La loi de 1967 a modifié les articles 12 et 13 de celle de 1956 en

prévoyant que, sous réserve d'exceptions concernant les malades

mentaux, les membres des forces armées et le personnel de la marine

marchande, la buggery et les actes d'indécence grave commis en privé

entre hommes consentants de 21 ans et plus ne constituent pas des

infractions. Il demeure prohibé, en toutes circonstances, de se

livrer à un acte homosexuel de ce genre avec quelqu'un de moins de

21 ans.

Sur certains points, dont la capacité de se marier sans l'accord des

parents et de contracter, la loi de 1969 sur la réforme du droit de

la famille a réduit l'âge de la majorité de 21 ans à 18. De leur

côté, les lois de 1969 sur la représentation du peuple et de 1972

sur la justice pénale l'ont abaissé à 18 ans pour le droit de vote

et celui d'exercer les fonctions de juré.

En 1977, la Chambre des Lords a repoussé une proposition de loi

destinée à ramener à 18 ans l'âge du consentement aux relations

homosexuelles privées. Dans un rapport publié en avril 1981, une

commission créée par le ministère de l'intérieur, la Commission

consultative sur la politique en matière de délits sexuels, a

recommandé de le fixer à 18 ans; une minorité de cinq membres a même

préconisé 16 ans.

2. Ecosse

18. En 1976, quand M. Dudgeon a introduit sa requête, la

législation applicable en Ecosse dans le domaine de l'homosexualité

masculine coïncidait en substance avec ce qu'elle est aujourd'hui en

Irlande du Nord. Reprenant l'article 11 de la loi de 1885,

l'article 7 d'une loi de 1976 sur les délits sexuels (Sexual

Offences (Scotland) Act) réprimait l'indécence grave; le crime de

sodomie existait en common law. Toutefois, plusieurs Lord Advocates

avaient déclaré devant le parlement qu'ils n'engageaient pas de

poursuites du chef d'actes qui n'auraient pas été punissables si la

loi de 1967 avait valu pour l'Ecosse. Une loi de 1980 sur la

justice pénale (Criminal Justice (Scotland) Act) a officiellement

aligné le droit écossais sur celui de l'Angleterre et du pays de

Galles. Comme pour la loi de 1967, cette modification résultait

d'amendements d'origine parlementaire.

C. Situation constitutionnelle de l'Irlande du Nord

19. La loi de 1920 sur le statut de l'Irlande (Government of

Ireland Act), qui émanait du parlement du Royaume-Uni, dota

l'Irlande du Nord d'un parlement distinct habilité à légiférer dans

chacun des domaines qu'elle lui attribuait (devolved), dont le droit

pénal et "social". Elle créa aussi, sous le nom de gouvernement

de l'Irlande du Nord, un exécutif groupant des ministres

responsables des divers secteurs en question. Par convention, le

parlement du Royaume-Uni ne légiféra guère ou pas du tout pour

l'Irlande du Nord, durant l'existence du parlement régional

(1921-1972), dans les matières relevant de la compétence de ce

dernier, en particulier les affaires sociales.

20. En mars 1972, le parlement nord-irlandais fut suspendu et la

région placée sous l'"administration directe" (direct rule) de

Westminster (voir l'arrêt du 18 janvier 1978 en l'affaire Irlande

contre Royaume-uni, série A n° 25, pp. 10 et 20-21, par. 14 et 49).

Depuis lors, hormis une période de cinq mois en 1974 pendant

laquelle l'Irlande du Nord eut une assemblée et un exécutif

jouissant de certains pouvoirs, il incombe au parlement du

Royaume-Uni de légiférer pour ce territoire à tous égards. Sur les

635 députés à la Chambre des Communes, 12 représentent les électeurs

d'Irlande du Nord.

Les textes en vigueur permettent à Sa Majesté de légiférer pour

cette dernière par ordonnance prise en son Conseil (Order in

Council). Sauf urgence, elle ne peut se voir recommander d'en

édicter une sans que les deux chambres du parlement en aient

approuvé le projet. Il appartient au gouvernement de préparer

celui-ci, puis de le présenter au parlement qui peut seulement

l'accepter ou repousser en bloc, non l'amender. La Reine joue un

rôle purement formel en adoptant l'ordonnance après l'accord des

chambres. En pratique, une grande partie de la législation relative

à l'Irlande du Nord se fait de la sorte et non au moyen de lois

votées au parlement.

D. Propositions de réforme en Irlande du Nord

21. Ni le gouvernement de l'Irlande du Nord ni un député ne

saisirent jamais le parlement régional de mesures comparables à la

loi de 1967.

22. En juillet 1976, la Convention constitutionnelle pour l'Irlande

du Nord n'ayant pas réussi à élaborer un statut autonome (devolved)

satisfaisant, le ministre pour l'Irlande du Nord annonça au

parlement que le gouvernement du Royaume-Uni étudierait désormais de

près la nécessité de légiférer en des matières que l'on avait

jusque-là cru bon d'abandonner à un futur pouvoir autonome, et ce

notamment afin de rapprocher le droit nord-irlandais de celui

d'autres parties du pays. Il cita l'homosexualité et le divorce

comme champs d'action éventuels. Toutefois, reconnaissant les

difficultés inhérentes à de tels problèmes en Irlande du Nord, il

déclara qu'il aimerait savoir l'opinion de la population local, y

compris la Commission consultative permanente des droits de l'homme

("la Commission consultative") et les députés de la région.

23. Organe indépendant établi par la loi, la Commission

consultative fut donc invitée à examiner la question. Au sujet des

infractions homosexuelles, elle recueillit l'avis d'un certain

nombre de personnes et organisations, confessionnelles et laïques,

mais ni l'Eglise catholique romaine d'Irlande du Nord ni aucun des

douze députés de la région ne s'exprimèrent.

La Commission consultative publia son rapport en avril 1977. La

majorité des gens, concluait-elle, n'estimaient pas indiqué de

conserver les différences de législation dans le domaine de

l'homosexualité et peu combattraient avec force une harmonisation du

droit nord-irlandais avec celui de l'Angleterre et du pays de

Galles. D'un autre côté, elle ne pensait pas qu'une réforme allant

plus loin, en particulier par l'abaissement de l'âge du

consentement, bénéficierait d'un soutien. Elle recommandait

d'aligner le droit nord-irlandais sur la loi de 1967, mais de ne pas

rendre les amendements futurs à celle-ci automatiquement applicables

à la région.

24. Le 27 juillet 1978, le gouvernement publia un avant-projet

(proposal for a draft) d'ordonnance sur les infractions

homosexuelles en Irlande du Nord (Homosexual Offences (Northern

Ireland) Order 1978), lequel tendait en gros à mettre le droit de la

région en concordance avec celui de l'Angleterre et du pays de

Galles; en particulier, les actes homosexuels accomplis en privé

entre deux hommes consentants de plus de 21 ans auraient perdu leur

caractère punissable.

Dans un avant-propos, le ministre compétent déclarait que le

gouvernement avait toujours reconnu dans l'homosexualité un problème

sur lequel d'aucuns en Irlande du Nord avaient des convictions

morales ou religieuses bien arrêtées. Il résumait ainsi les

principaux arguments pour et contre:

"En bref, il existe deux thèses. La première, se fondant sur une

certaine interprétation de principes religieux, tient les pratiques

homosexuelles pour immorales en toutes circonstances et estime qu'il

faut, en les érigeant en infractions, recourir au droit pénal pour

imposer le respect de la morale. La seconde distingue entre la

sphère de la morale privée, à l'intérieur de laquelle un homosexuel

peut (s'agissant d'une liberté publique) exercer son droit à la

liberté de conscience, et le domaine de l'intérêt général, dans

lequel l'Etat doit se servir de la loi pour protéger la société et

spécialement les enfants, les arriérés mentaux et autres personnes

incapables d'un consentement personnel valide.

Au cours de mes discussions avec les groupes, religieux et autres,

j'ai entendu défendre ces deux thèses avec sincérité et je comprends

les convictions dont elles s'inspirent. D'autres considérations

entrent aussi en ligne de compte. On a souligné, par exemple, que

le droit en vigueur est d'application malaisée, que la crainte d'un

scandale peut rendre un homosexuel particulièrement vulnérable au

chantage et qu'elle peut être cause de tracas non seulement pour

lui, mais encore pour sa famille et ses amis.

Tout en constatant cette diversité d'optiques, je crois qu'il ne faut

pas oublier les points communs. La majorité des gens s'accordent à

penser que les jeunes ont besoin d'une protection spéciale, mais

également que la loi devrait se prêter à une application équitable.

En outre, les adversaires d'une réforme éprouvent sympathie et

respect pour les droits individuels, tout comme ses champions se

préoccupent du bien-être de la société. Pour les individus en

société comme pour l'Etat, il s'agit donc d'arriver, non sans peine,

à un jugement équilibré."

Le gouvernement invitait le public à présenter des observations sur les

amendements envisagés.

25. Les nombreuses observations ainsi reçues, pendant et après la

période officielle de consultation, révélèrent de profondes

divergences au sein de l'opinion. Du point de vue purement

arithmétique, une nette majorité de personnes et d'institutions se

prononçaient contre l'avant-projet d'ordonnance.

Parmi les opposants figuraient des juges de haut rang, des conseils de

district, des loges orangistes et d'autres organisations, en général à

caractère confessionnel et, dans certains cas, vouées à des

activités de jeunesse. Une pétition intitulée "Sauver l'Ulster de la

sodomie", lancée par le Partie unioniste démocratique que dirigeait

M. Ian Paisley, membre de la Chambre des Communes, recueillit près

de 70.000 signatures. La résistance la plus vive provenait de

groupes religieux. En particulier, aux yeux des évêques catholiques

romains la modification législative envisagée tendait à pousser

la société nord-irlandaise à bouleverser son code moral d'une

manière propre à créer des problèmes plus graves que ceux découlant

du droit en vigueur. D'après eux, elle accentuerait le déclin des

valeurs morales et instaurerait un climat de laxisme qui

constituerait pour les plus vulnérables, à savoir les jeunes, une

source de dangers et de pressions inopportunes. De son côté,

l'Eglise presbytérienne d'Irlande, tout en comprenant les arguments

invoqués à l'appui d'un changement, soulignait que soustraire au

droit pénal les actes homosexuels commis en privé entre hommes

adultes et consentants risquerait de passer, auprès du public, pour

une autorisation, voire approbation implicite de telles pratiques et

pour un tournant de la politique des pouvoirs publics, dans le sens

d'un nouvel affaiblissement des valeurs morales.

Le principal soutien émanait d'associations représentant les

homosexuels et de services de travailleurs sociaux. Selon eux, le

droit existant n'était pas nécessaire; il suscitait épreuves et

angoisse pour l'importante minorité qu'il frappait. Ils

soulignaient que le domaine de la morale devait demeurer distinct de

celui du droit pénal et qu'il fallait, en la matière, avoir égard

surtout à la liberté personnelle de l'individu. Pour son compte, la

commission permanente du synode général de l'Eglise d'Irlande

souscrivait à l'idée de "dépénaliser" les actes homosexuels

consommés en privé par des hommes consentants de 21 ans et

davantage; cela ne signifiait pas, précisait-elle pourtant, qu'elle

considérât l'homosexualité comme une norme acceptable.

Les articles de presse signalaient que la plupart des formations

politiques avaient émis un avis favorable. Toutefois, aucun des

douze députés d'Irlande du Nord n'appuyait la réforme au grand jour et

plusieurs d'entre eux la combattaient ouvertement. Un sondage opéré

en Irlande du Nord en janvier 1978 montra que les personnes

interrogées se divisaient par moitié sur la question globale de

savoir s'il était souhaitable d'amender la législation en matière de

divorce et d'homosexualité de manière à l'aligner sur celle de

l'Angleterre et du pays de Galles.

26. Le 2 juillet 1979, le ministre pour l'Irlande du Nord annonça au

parlement que le gouvernement n'avait pas l'intention de mener à

bien le projet. Il déclara:

"La consultation a prouvé qu'il existe en Irlande du Nord des

thèses très arrêtées à la fois pour et contre une modification du

droit en vigueur. Bien qu'on ne puisse déterminer avec certitude le

sentiment de la majorité de la population de la province, il est

clair qu'un fort courant (englobant un large éventail d'opinions

tant religieuses que politiques) s'oppose à la réforme envisagée

(...). [Le] gouvernement a tenu compte [aussi] de ce que la

législation relative à des questions du type de celle dont traite le

projet d'ordonnance relève traditionnellement de l'initiative d'un

parlementaire plutôt que du gouvernement. Pour le moment il

n'entend donc pas pousser les choses plus avant (...), mais il

serait prêt à reconsidérer le problème si des éléments pertinents

apparaissaient dans l'avenir."

27. Dans son rapport annuel pour 1979-1980, la commission

consultative a réaffirmé qu'il fallait réformer la législation. Il

y avait lieu de craindre, croyait-elle, que l'on n'exagérât

l'ampleur de l'opposition.

28. Depuis la suspension du parlement de l'Irlande du Nord en 1972

(paragraphe 20 ci-dessus), les principaux mouvements ou

organisations politiques de la région n'ont pris aucune sorte

d'initiative pour faire amender les lois de 1861 et 1885.

E. L'application de la loi en Irlande du Nord

29. D'après le droit commun, même un simple particulier peut

engager des poursuites pour infraction homosexuelle - le Director of

Public Prosecutions ayant cependant la faculté de se charger de

conduire la procédure et, s'il le juge bon, d'y mettre fin -, mais

il ressort des renseignements recueillis que cela n'est jamais

arrivé entre 1972 et 1981.

30. De janvier 1972 à octobre 1980, les autorités ont intenté de

telles poursuites dans 62 cas. La grande majorité d'entre eux

concernaient des mineurs, à savoir des jeunes de moins de 18 ans,

quelques autres des personnes de 18 à 21 ans, des malades mentaux ou

des détenus. Autant que le Gouvernement le sache après examen des

archives, durant cette période nul n'a été poursuivi en Irlande du

Nord pour un acte qui n'aurait manifestement pas revêtu un caractère

délictueux en Angleterre ou au pays de Galles. Il n'existe pourtant

aucune politique déclarée consistant à s'abstenir de poursuites du chef

de pareils actes. Ainsi que le Gouvernement l'a expliqué à la Cour,

des instructions en vigueur dans les services du Director of Public

Prosecutions réservent à celui-ci en personne le soin de décider

chaque fois, après avoir consulté l'Attorney General et en fonction

d'un seul critère: eu égard à l'ensemble des circonstances de

l'espèce, des poursuites serviraient-elles l'intérêt général?

31. D'après le Governement, les peines maximales prescrites par les

lois de 1861 et 1885 ne conviennent que dans des exemples extrêmes de

l'infraction correspondante; jamais en pratique un tribunal ne

songerait à les infliger pour des actes accomplis, en privé ou en

public, entre partenaires consentants. En outre, bien que passible

d'une peine illimitée un homme convaincu de tentative d'indécence

grave ne se verrait jamais, en pratique, condamner plus sévèrement

que s'il avait consommé le délit; la peine serait d'ordinaire

nettement inférieure. Dans tous les cas d'infractions homosexuelles,

elle dépend des données de la cause.

F. La situation du requérant

32. Selon ses propres dires, le requérant est consciemment

homosexuel depuis sa quinzième année. Depuis un certain temps, il

mène avec d'autres une campagne tendant à l'alignement du droit

nord-irlandais sur celui de l'Angleterre et du pays de Galles ainsi

que, si possible, à un abaissement de l'âge légal du consentement en

dessous de 21 ans.

33. Le 21 janvier 1976, la police descendit chez M. Dudgeon pour

exécuter un mandat décerné en vertu de la loi de 1971 sur les

stupéfiants. Pendant la perquisition, elle découvrit du chanvre

indien, ce qui entraîna l'inculpation ultérieure d'un tiers au titre

de la même loi. Elle trouva aussi et saisit des documents, parmi

lesquels des lettres et un journal personnel, appartenant au

requérant et décrivant des activités homosexuelles. En conséquence,

elle lui demanda de l'accompagner à un commissariat où elle

l'interrogea pendant quatre heures et demie environ, sur la base de

ces pièces, au sujet de sa vie sexuelle. Le dossier établi par la

police fut envoyé au Director of Public Prosecutions, puis examiné

en vue de l'ouverture de poursuites du chef d'indécence grave.

Après avoir consulté l'Attorney General, le Director décida que

pareille mesure ne servirait pas l'intérêt général. M. Dudgeon en

fut informé en février 1977 et on lui rendit ses papiers avec des

annotations.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

34. Dans sa requête du 22 mai 1976 à la Commission, M. Dudgeon

alléguait

- que l'existence, en droit pénal nord-irlandais, de diverses

infractions pouvant s'appliquer au comportement homosexuel masculin

et l'enquête de police de janvier 1976 constituaient une atteinte

injustifiée à son droit au respect de sa vie privée, violant ainsi

l'article 8 (art. 8) de la Convention;

- qu'il subbissait une discrimination contraire à l'article 14

(art. 14) et fondée sur le sexe, la secualité et la résidence.

Il réclamait réparation.

35. Le 3 mars 1978, la Commission a déclaré recevables les griefs du

requérant relatifs à la législation réprimant en Irlande du Nord des

actes homosexuels entre hommes (y compris la tentative), mais

irrecevables pour défaut manifeste de fondement ceux qui avaient

trait à l'existence de certaines infractions dans la common law de

la région.

Dans son rapport du 13 mars 1980 (article 31 de la Convention)

(art. 31), elle exprime l'avis:

- que la prohibition légale d'actes homosexuels accomplis d'un commun

accord et en privé, mais impliquant des jeunes hommes de moins de

21 ans, ne méconnaît pas dans le chef du requérant les droits garantis

par l'article 8 (art. 8) (huit voix contre deux), ni par l'article 14

combiné avec celui-ci (art. 14+8) (huit voix contre une), avec une

abstention);

- que la prohibition légale de tels actes entre hommes de plus de

21 ans viole le droit du requérant au respect de sa vie privée, au

sens de l'article 8 (art. 8) (neuf voix contre une);

- qu'il ne s'impose pas de rechercher si elle va aussi à l'encontre de

l'article 14 combiné avec l'article 8 (art. 14+8) (neuf voix contre

une).

Le rapport contient une opinion séparée.

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

36. A l'audience du 23 avril 1981, le Gouvernement a confirmé les

conclusions figurant dans son mémoire. Elles invitent la Cour:

"1) Quant à l'article 8 (art. 8)

à décider et déclarer que le droit nord-irlandais en vigueur en

matière d'actes homosexuels n'enfreint pas l'article 8 (art. 8)

de la Convention, car il est nécessaire dans une société démocratique

à la protection de la morale et à celle des droits d'autrui, au sens

du paragraphe 2 (art. 8-2);

2) Quant à l'article 14, combiné avec l'article 8 (art. 14+8),

i) à décider et déclarer que les faits de la cause ne révèlent

aucune violation de l'article 14, combiné avec l'article 8 de la

Convention (art. 14+8);

en ordre subsidiaire, pour le cas et dans la mesure où elle

constaterait une violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention

(ii) à décider et déclarer qu'il ne s'impose pas de rechercher si le

droit nord-irlandais en matière d'actes homosexuels enfreint aussi

l'article 14 combiné avec l'article 8 (art. 14+8) de la Convention".

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE DE L'ARTICLE 8 (art. 8)

A. Introduction

37. Le requérant se plaint de risquer, aux termes de la législation en

vigueur en Irlande du Nord, des poursuites pénales du chef de son

comportement homosexuel; il aurait éprouvé des sentiments de peur,

de souffrance et d'angoisse résultant de l'existence même des lois en

question, y compris la crainte de brimades et de chantage. De plus, il

reproche à la police de l'avoir interrogé au sujet de certaines

activités homosexuelles, après une perquisition à son domicile en

janvier 1976, et d'y avoir saisi des documents personnels lui

appartenant, dont la restitution n'a eu lieu qu'après plus d'un an.

Il aurait subi et continuerait à subir de la sorte, au mépris de

l'article 8 (art. 8) de la Convention, une atteinte injustifiée à son

droit au respect de sa vie privée.

8. L'article 8 (art. 8) se lit ainsi:

"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et

familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans

l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est

prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une

société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la

sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de

l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection

de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et

libertés d'autrui."

39. Quoique la législation litigieuse ne proscrive pas

l'homosexualité en soi, mais les actes d'indécence grave entre

hommes et la buggery (paragraphe 14 ci-dessus), les pratiques

homosexuelles masculines dont l'intéressé dénonce la prohibition

figurent à coup sûr parmi les infractions qu'elle réprime;

Gouvernement, Commission et requérant ont abordé l'affaire sur cette

base. En outre, il y a infraction que l'acte se consomme en privé

ou en public et sans qu'entrent en ligne de compte l'âge, les

relations mutuelles et le consentement des participants. Les

arguments de M. Dudgeon montrent cependant qu'il s'élève en

substance contre le caractère délictueux attribué par le droit

nord-irlandais aux actes homosexuels qu'il pourrait commettre en

privé avec d'autres hommes capables d'y consentir.

B. Sur l'existence d'une atteinte à un droit relevant de

l'article 8 (art. 8)

40. La Commission n'aperçoit pas de raison de douter, dans

l'ensemble, de la véracité des allégations de l'intéressé quant à la

peur et à l'angoisse que lui aurait inspirées l'existence des lois en

cause. Elle arrive à la conclusion unanime que "la législation

incriminée porte atteinte au droit du requérant au respect de sa vie

privée, garanti par l'article 8 par. 1 (art. 8-1), pour autant qu'elle

interdit les actes homosexuels commis en privé par des hommes

consentants" (paragraphes 94 et 97 du rapport).

Sans aller jusqu'à le reconnaître, le Gouvernement ne nie pas que

lesdites lois touchent directement M. Dudgeon qui a qualité pour s'en

prétendre "victime" en vertu de l'article 25 (art. 25) de la

Convention. Il ne conteste pas davantage la conclusion précitée de

la Commission.

41. La Cour ne discerne aucun motif de s'écarter de l'opinion de

celle-ci. Par son maintein en vigueur, la législation attaquée

représente une ingérence permanente dans l'exercice du droit du

requérant au respect de sa vie privée (laquelle comprend sa vie

sexuelle) au sens de l'article 8 par. 1 (art. 8-1). Dans la situation

personnelle de l'intéressé, elle se répercute de manière constante

et directe, par sa seule existence, sur la vie privée de celui-ci

(voir, mutatis mutandis, l'arrêt Marckx du 13 juin 1979, série A

n° 31, p. 13, par. 27): ou il la respecte et s'abstient de se livrer

- même en privé et avec des hommes consentants - à des actes sexuels

prohibés auxquels l'inclinent ses tendances homosexuelles, ou il en

accomplit et s'expose à des poursuites pénales.

On ne saurait prétendre que la législation en cause demeure lettre

morte en la matière. Elle a reçu et reçoit encore application pour des

actes homosexuels consommés d'un commun accord et en privé quand ils

impliquent des jeuens hommes de moins de 21 ans (paragraphe 30

ci-dessus). Quant à ceux qui concernent uniquement des hommes plus

âgés (les malades mentaux exceptés), les autorités n'ont point pour

politique déclarée de ne pas se prévaloir de la loi, bien qu'elles ne

semblent pas avoir engagé de poursuites ces dernières années (ibidem).

D'ailleurs, outre le Director of Public Prosecutions un simple

particulier peut toujours en intenter (paragraphe 29 ci-dessus).

De son côté, l'enquête de police de janvier 1976, si elle n'a pas

débouché sur des poursuites, constituait par rapport à la

législation litigieuse une mesure précise d'exécution qui a

directement atteint M. Dudgeon dans la jouissance de son droit au

respect de sa vie privée (paragraphe 33 ci-dessus). A ce titre,

elle a montré la réalité de la menace pesant sur lui.

C. Sur l'existence d'une justification de l'atteinte constatée par

la Cour

42. Selon le Gouvernement, le droit nord-irlandais relatif aux

actes homosexuels ne viole pas l'article 8 (art. 8): il puiserait sa

justification dans le paragraphe 2 (art. 8-2). Requérant et Commission

contestent cette thèse.

43. Pour se concilier avec le paragraphe 2 (art. 8-2), une ingérence

dans l'exercice d'un droit garanti par l'article 8 (art. 8) doit être

"prévue par la loi", inspirée par un ou des buts légitimes d'après ce

paragraphe et "nécessaire, dans une société démocratique", à la

poursuite de ce ou ces buts (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Young,

James et Webster du 13 août 1981, séries A n° 44, p. 24, par. 59).

44. Que la première de ces trois conditions se trouve remplie ne

prête pas à controverse. Comme la Commission le souligne au

paragraphe 99 de son rapport, l'ingérence est assurément "prévue

par la loi" puiqu'elle découle de l'existence de certaines

prescriptions dans les lois de 1861 et 1885, ainsi que de la common

law (paragraphe 14 ci-dessus).

45. En second lieu, il faut rechercher si elle tend à "la

protection de la morale" et à celle "des droits et libertés

d'autrui", les deux fins invoquées par le Gouvernement.

46. Les lois de 1861 et 1885 ont été introduites pour imposer la

conception alors dominante de la morale sexuelle. Elles valaient à

l'origine pour l'Angleterre et le pays de Galles, pour toute

l'Irlande, à l'époque non divisée, ainsi que pour l'Ecosse dans le

cas de la seconde d'entre elles (paragraphe 16 ci-dessus). La

législation a récemment perdu de son ampleur en Angleterre et au

pays de Galles avec la loi de 1967, puis en Ecosse avec celle de

1980: sous réserve de quelques exceptions, ne constitue plus une

infraction un acte homosexuel commis en privé par deux hommes

consentants de plus de 21 ans (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). En

Irlande du Nord, au contraire, le droit n'a pas changé. La décision,

annoncée en juillet 1979, de ne pas pousser plus avant le projet

tendant à l'amender s'expliquait, la Cour l'admet, par l'idée que le

gouvernement du Royaume-Uni se faisait de la force, dans la région,

de l'hostilité au projet et notamment de la vigueur de l'opinion que

pareille réforme y affaiblirait beaucoup les structures morales de la

société (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). Dans ces conditions, le but

général de la législation incriminée demeure la protection de la

morale, au sens de normes morales reçues en Irlande du Nord.

47. D'après la Commission et le Gouvernement, ladite législation

vise aussi à protéger les "droits et libertés d'autrui" dans la

mesure où elle cherche à prémunir les jeunes contre des pressions et

assiduités déplacées et néfastes. L'un de ses buts consiste bien,

la Cour le reconnait, à offrir à des membres vulnérables de la

société, par exemple les jeunes, des garanties contre les

conséquences des pratiques homosexuelles. Il apparaît pourtant

assez artificiel en l'occurrence d'établir une distinction rigide

entre la protection "des droits et libertés d'autrui" et celle

"de la morale". La seconde peut impliquer la sauvegarde de

l'éthique ou des valeurs morales d'une société dans son ensemble

(paragraphe 108 du rapport de la Commission), mais également

englober - le Gouvernement le relève - la défense des intérêts et du

bien-être moraux d'une fraction donnée de celle-ci, par exemple les

écoliers (voir, pour l'article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention,

l'arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A n° 24, p. 25,

par. 52 in fine). Quand il s'agit des intérêts et du

bien-être moraux de personnes ou catégories de personnes appelant une

protection spéciale pour des raisons telles qu'immaturité, débilité

mentale ou état de dépendance, la protection "des droits et libertés

d'autrui" se ramène donc à un aspect de celle "de la morale" (voir

mutatis mutandis, l'arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A

n° 30, p. 34, par. 56). Partant, la Cour pendra en compte les deux

buts sur cette base.

48. Ainsi que la Commission le constate au paragraphe 101 de son

rapport, le principal problème à trancher ici sur le terrain de

l'article 8 (art. 8) est de savoir si et jusqu'à quel point la

poursuite de ces fins rend "nécessaire, dans une société

démocratique", le maintien en vigueur de la législation litigieuse.

49. Sans contredit, une certaine réglementation pénale du

comportement homosexuel masculin, comme du reste d'autres formes de

comportement sexuel, peut se justifier comme "nécessaire dans une

société démocratique". En la matière, le droit pénal a pour

fonction globale - selon les termes du rapport Wolfenden (paragraphe 17

ci-dessus) - "de préserver l'ordre et la décence publics [comme] de

protéger le citoyen contre ce qui choque ou blesse". Cette

nécessité d'un contrôle peut s'étendre même à des actes accomplis

d'un commun accord et en privé, notamment quand il s'impose - pour

citer à nouveau le rapport Wolfenden - "de fournir des garanties

suffisantes contre l'exploitation et la corruption d'autrui, en

particulier des personnes spécialement vulnérables à cause de leur

jeunesse, de leur faiblesse de corps ou d'esprit, de leur

inexpérience ou d'une situation de dépendance naturelle, juridique

ou économique spéciale". De fait, tous les Etats membres du

Conseil de l'Europe possèdent une législation en ce domaine, mais le

droit nord-irlandais se distingue de celui de la grande majorité

d'entre eux en prohibant indécence grave entre hommes et buggery de

manière générale et en toute circonstance. Une fois reconnue la

"nécessité" de légiférer pour prémunir des fractions données de la

société, de même que l'éthique de celle-ci dans son ensemble, il

s'agit en l'occurrence de rechercher si les dispositions incriminées

du droit nord-irlandais et leur application restent dans le cadre

de ce que, dans une société démocratique, on peut estimer nécessaire

pour atteindre ces objectifs.

50. Une série de principes à observer pour évaluer la "nécessité",

"dans une société démocratique", d'une mesure prise dans un but

légitime au regard de la Convention se dégagent de la jurisprudence de

la Cour.

51. Tout d'abord, l'adjectif "nécessaire" n'a pas dans ce

contexte la souplesse de mots tels qu'"utile", "raisonnable"

ou "opportun"; il implique l'existence d'un "besoin social

impérieux" de recourir à l'ingérence considérée (arrêt Handyside

précité, p. 22, par. 48).

52. En second lieu, il appartient aux autorités nationales de juger

les premières, dans chaque cas, de la réalité de pareil besoin; les

Etats contractants gardent donc une marge d'appréciation (ibidem).

Néanmoins, leur décision reste soumise au contrôle de la Cour

(ibidem, p. 23, par. 49).

Comme l'a montré l'arrêt Sunday Times (précité, p. 36, par. 59), la

marge d'appréciation n'a pas une ampleur identique pour chacun des

buts autorisant à limiter un droit. Le Gouvernement déduit de

l'arrêt Handyside qu'elle est plus large quand il y va de la

protection de la morale. Sans conteste, et la Cour l'a relevé dans

cet arrêt (p. 22, par. 48), "l'idée" que l'on se fait "des

exigences de cette dernière varie dans le temps et l'espace,

spécialement à notre époque", et "les autorités de l'Etat",

"grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives

de leur pays", "se trouvent en principe mieux placées que le juge

international pour se prononcer sur le contenu précis de ces

exigences".

Toutefois, l'étendue de la marge d'appréciation dépend non seulement

du but de la restriction, mais aussi de la nature des activités en

jeu. Or la présente affaire a trait à un aspect des plus intimes de la

vie privée. Il doit donc exister des raisons particulièrement

graves pour rendre légitimes, aux fins du paragraphe 2 de

l'article 8 (art. 8-2), des ingérences des pouvoirs publics.

53. Enfin, avec plusieurs autres articles de la Convention

l'article 8 (art. 8) lie la notion de "nécessité" à celle de "société

démocratique". D'après la jurisprudence de la Cour, pour se révéler

"nécessaire" dans une telle société, dont tolérance et esprit

d'ouverture constituent deux des caractéristiques, une atteinte à un

droit protégé par la Convention doit notamment être proportionnée au

but légitime poursuivi (arrêt Handyside précité, p. 23, par. 49;

arrêt Young, James et Webster précité, p. 25, par. 63).

54. La Cour a pour tâche de rechercher, sur la base des principes

rappelés plus haut, si les motifs présentés en faveur de l'"ingérence"

litigieuse sont pertinents et suffisants au regard de l'article 8 par. 2

(art. 8-2) (arrêt Handyside précité, pp. 23-24, par. 50). Son rôle ne

consiste pas à exprimer un jugement de valeur sur la moralité des

relations homosexuelles masculines entre adultes.

55. Il échet d'examiner, pour commencer, les arguments invoqués par

le Gouvernement pour combattre la conclusion de la Commission selon

laquelle l'article 8 par. 2 (art. 8-2) ne justifie pas la prohibition

pénale des actes homosexuels accomplis en privé par des hommes

consentants de plus de 21 ans (paragraphe 35 ci-dessus).

56. Le Gouvernement signale d'abord ce qu'il qualifie de profondes

différences d'attitude et d'opinion publique entre l'Irlande du Nord

et la Grande-Bretagne quant aux questions de moralité. La

population nord-irlandaise serait plus conservatrice et insisterait

davantage sur des facte religieux, comme le montrerait la plus

grande rigueur de ses lois même en matière de rapports hétérosexuels

(paragraphe 15 ci-dessus).

Le requérant estime très exagérée cette version des faits, mais la

Cour reconnaît que de telles différences existent jusqu'à un certain

point et constituent un élément pertinent. Comme le soulignent

Gouvernement et Commission, pour apprécier les exigences de la

protection de la morale en Irlande du Nord il faut replacer les

mesures incriminées dans le contexte de la société de cette région.

Si dans d'autres parties du Royaume-Uni et d'autres Etats membres du

Conseil de l'Europe des mesures semblables ne passent pas pour

nécessaires, il n'en résulte pas qu'elles ne puissent l'être en

Irlande du Nord (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Sunday Times

précité, pp. 37-38, par. 61; voir aussi l'arrêt Handyside précité,

pp. 26-28, par. 54 et 57). Dans un Etat où vivent des communautés

culturelles diverses, les autorités compétentes peuvent fort bien se

trouver en face d'impératifs divers, tant moraux que sociaux.

57. Il s'ensuit, le Gouvernement le relève avec raison, que le

climat moral de l'Irlande du Nord en matière sexuelle, tel que le

révèle par exemple l'hostilité à la réforme législative envisagée,

figure parmi les données dont les autroités nationales sont en droit

de tenir compte en usant de leur pouvoir d'appréciation. Il y a, la

Cour l'admet, une vigoureuse opposition; elle procède de la

conviction authentique et sincère, partagée par nombre d'esprits

réfléchis de la province, qu'amender de législation y affaiblirait

beaucoup les structures morales de la société (paragraphe 25

ci-dessus). Elle reflète - comme le font, mais dans le sens

contraire, les recommandations adoptées en 1977 par la Commission

consultative (paragraphe 23 ci-dessus) - une certaine idée tant des

exigences de la morale en Irlande du Nord que des mesures jugées

nécessaires, dans la population, pour préserver les valeurs morales

reçues.

Opinion fondée ou non, et que s'écarte peut-être des conceptions

dominant ailleurs, mais son existence dans de larges milieux de la

société nord-irlandaise est assurément pertinente sous l'angle de

l'article 8 par. 2 (art. 8-2).

58. D'après le Gouvernement, cette conclusion trouve un appui

supplémentaire dans la situation constitutionnelle spéciale de

l'Irlande du Nord (paragraphes 19-20 ci-dessus). De 1921 à 1972,

soit de la première session du parlement régional à la dernière, on

considérait que la législation en matière d'affaires sociales avait

été attribuée à sa compétence exclusive. Par suite de

l'établissement de l'"administration directe" (direct rule) par

Westminster, le gouvernement du Royaume-Uni aurait assumé un devoir

particulier: avoir pleinement égard aux voeux des habitants de

l'Irlande du Nord avant de légiférer en ces domaines.

Pareil souci de prudence et de réceptivité à l'opinion publique va de

soi sous le régime d'administration directe que l'Irlande du Nord

connaît à l'heure actuelle. Pour contrôler aux fins de la

Convention la "nécessité" de maintenir la législation incriminée, la

Cour n'attache pourtant pas une importance déterminante au fait que la

décision n'émanait pas des anciens gouvernement et parlement

nord-irlandais, mais des autorités britanniques pendant une période,

qu'elles espèrent transitoire, d'administration directe.

59. Placé devant ces diverses considérations, le gouvernement du

Royaume-Uni a sans nul doute agi avec soin et de bonne foi; de

surcroît, il n'a pas ménagé ses efforts pour arriver à un jugement

équilibré sur différentes thèses avant de conclure qu'il lui fallait

abandonner la réforme du droit en vigueur tant elle suscitait une

large opposition en Irlande du Nord (voir, par exemple, les

paragraphes 23 et 25 ci-dessus). Néanmoins, à soi seul cela ne

saurait prouver la nécessité de l'atteinte à la vie privée de

M. Dudgeon découlant des mesures dont il se plaint (arrêt Sunday Times

précité, p. 36, par. 59). Nonobstant la marge d'appréciation laissée

aux autorités nationales, il appartient à la Cour de trancher la

question de savoir si les motifs qu'elle a jugés pertinents étaient

aussi suffisants, c'est-à-dire si l'ingérence incriminée était

proportionnée au besoin social invoqué en sa faveur (paragraphe 53

ci-dessus).

60. En consacrant le droit que frappent les lois attaquées, la

Convention entend sauvegarder une manifestation essentiellement

privée de la personnalité humaine (paragraphe 52 in fine ci-dessus).

On comprend mieux aujourd'hui le comportement homosexuel qu'à l'époque

de l'adoption de ces lois et l'on témoigne donc de plus de tolérance

envers lui: dans la grande majorité des Etats membres du Conseil de

l'Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre examiné ici

appellent par elles-mêmes une répression pénale; la législation

interne y a subi sur ce point une nette évolution que la Cour ne peut

négliger (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Marckx précité, p. 19,

par. 41, et l'arrêt Tyrer du 25 avril 1978, série A n° 26, pp. 15-16,

par. 31). En Irlande du Nord même, les autorités ont évité ces

dernières années d'engager des poursuites du chef d'actes homosexuels

commis, de leur plein gré et en privé, pas des hommes de plus de

21 ans capables d'y consentir (paragraphe 30 ci-dessus). Rien dans

le dossier ne prouve que cela ait porté atteinte aux valeurs morales

en Irlande du Nord, ni que l'opinion publique ait réclamé une

application plus rigoureuse de la loi.

On ne saurait dès lors parler d'un "besoin social impérieux"

d'ériger de tels actes en infractions, faute d'une jusitification

suffisante fournie par le risque de nuire à des individus

vulnérables à protéger ou par des répercussions sur la collectivité.

Du point de vue de la proportionnalité, les conséquence

dommageables que l'existence même des dispositions législatives en

cause peut entraîner sur la vie d'une personne aux penchants

homosexuels, comme le requérant, prédominent aux yeux de la Cour sur

les arguments plaidant contre tout amendement au droit en vigueur.

L'accomplissement d'actes homosexuels par autrui et en privé peut

lui aussi heurter, choquer ou inquiéter des personnes qui trouvent

l'homosexualité immorale, mais cela seul ne saurait autoriser le

recours à des sanctions pénales quand les partenaires sont des

adultes consentants.

61. Partant, les motifs avancés par le Gouvernement ne suffisent

pas, malgré leur pertinence, à justifier le maintien des règles

juridiques litigieuses dans la mesure où elles ont pour résultat

général la prohibition pénale de rapports homosexuels auxquels se

livreraient en privé des hommes adultes capables d'y consentir. En

particulier, ni les attitudes morales envers l'homosexualité

masculine en Irlande du Nord ni la crainte qu'une atténuation de ces

règles n'aboutisse à miner les valeurs morales existantes ne

permettent en soi une ingérence si étendue dans la vie privée du

requérant. "Dépénaliser" ne veut pas dire approuver, et la peur de

voir certains milieux tirer à cet égard des conclusions erronées

d'une réforme de la législation ne constitue pas une bonne raison de

conserver celle-ci jusque dans ses aspects injustifiables.

En résumé, la restriction imposée à M. Dudgeon en vertu du droit

nord-irlandais se révèle par son ampleur et son caractère absolu,

indépendamment même de la sévérité des peines encourues,

disproportionnée aux buts recherchés.

62. Pour autant que l'intéressé se trouve empêché d'avoir des

relations homosexuelles avec des jeunes de moins de 21 ans, l'atteinte

dénoncée par lui peut se justifier, selon la Commission, par la

nécessité de protéger les droits d'autrui (voir spécialement les

paragraphes 105 et 116 du rapport). Le Gouvernement souscrit à cette

opinion, mais le requérant la conteste: d'après lui, l'âge du

consentement devrait être le même pour les rapports homosexuels

masculins que pour les rapports homosexuels féminins ou hétérosexuels,

soit 17 ans d'après le droit nord-irlandais actuel (paragraphe 15

ci-dessus).

La Cour a déjà reconnu la nécessité, dans une société démocratique,

d'un certain contrôle du comportement homosexuel afin notamment de

lutter contre l'exploitation et la corruption de personnes

spécialement vulnérables à cause, par exemple, de leur jeunesse

(paragraphe 49 ci-dessus). Toutefois, il incombe d'abord aux

autorités nationales de décider quelles garanties de ce genre

commande la défense de la morale dans leur propre communauté, et en

particulier de fixer l'âge avant lequel les jeunes doivent jouir de

la protection du droit pénal (paragraphe 52 ci-dessus).

D. Conclusion

63. M. Dudgeon a subi et continue à subir une atteinte injustifiée à

son droit au respect de sa vie privée. Il y a donc violation de

l'article 8 (art. 8).

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 14 COMBINE AVEC L'ARTICLE 8

(art. 14+8)

64. Selon l'article 14 (art. 14),

"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...)

Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée

notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion,

les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine

nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la

fortune, la naissance ou tout autre situation."

65. Le requérant se prétend victime d'une discrimination contraire à

cette disposition, combinée avec l'article 8 (art. 8): il se verrait

assujetti, par le droit pénal dont il se plaint, à une plus grande

ingérence dans sa vie privée que ne le sont les homosexuels dans les

autres régions du Royaume-Uni, ainsi que les homosexuelles et les

hétérosexuels en Irlande du Nord même. Il plaide en particulier que

l'article 14 (art. 14) exige un âge du consentement identique pour

toutes les formes de relations sexuelles.

66. En se plaçant sur le terrain de l'article 14 (art. 14),

Commission et Gouvernement distinguent suivant que les actes

homosexuels entre hommes impliquent ou non des personnes de moins de

21 ans.

La Cour a déjà jugé, en ce qui concerne l'article 8 (art. 8), qu'il

incombe d'abord aux autorités nationales de fixer l'âge avant lequel

les jeunes doivent bénéficier de la protection du droit pénal

(paragraphe 62 ci-dessus). Pour l'instant, la législation de

l'Irlande du Nord ne contient en la matière aucune règle quant aux

actes homosexuels masculins qu'elle prohibe. Un problème ne pourrait

surgir au regard de l'article 14 (art. 14) qu'une fois cet âge

déterminé; la Cour n'a pas à trancher une question qui ne se pose pas

dans l'immédiat.

67. Quand la Cour constate une violation séparée d'une clause

normative de la Convention, invoquée devant elle à la fois comme telle

et conjointement avec l'article 14 (art. 14), elle n'a en général pas

besoin d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de celui-ci, mais il en

va autrement si une nette inégalité de traitement dans la jouissance

du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige

(arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A n° 32, p. 16, par. 30).

68. Cette dernière condition ne se trouve pas remplie pour la

discrimination qui résulterait de la diversité des législations en

vigueur au Royaume-Uni dans le domaine des actes homosexuels

masculins (paragraphes 14, 17 et 18 ci-dessus). M. Dudgeon a du

reste concédé lui-même que la question perdrait de son importance si

la Cour relevait une infraction à l'article 8 (art. 8).

69. Le requérant déclare se plaindre pour l'essentiel, au titre de

l'article 14 (art. 14), de ce que les actes homosexuels masculins,

contrairement aux rapports homosexuels féminins ou hétérosexuels,

exposent en Irlande du Nord à des sanctions pénales même quand ils se

commettent en privé, entre adultes et d'un commun accord.

De fait, le problème central de l'espèce réside dans l'existence, en

Irlande du Nord, d'une législation qui érige certains actes

homosexuels en infractions pénales en toutes circonstances.

Néanmoins, cette branche du grief tiré de l'article 14 (art. 14)

coïncide en pratique, bien que présentée dans une perspective

différente, avec la plainte que la Cour a déjà examinée sur la base de

l'article 8 (art. 8); il n'y a pas lieu de se prononcer sur une

question particulière englobée et absorbée par une question plus vaste

(voir, mutatis mutandis, l'arrêt Deweer du 27 février 1980, série A

n° 35, pp. 30-31, par. 56 in fine). Une fois jugé que la restriction

au droit de M. Dudgeon au respect de sa vie privée méconnaît

l'article 8 (art. 8) en raison de son ampleur et de son caractère

absolu (paragraphe 6 in fine ci-dessus), il apparaît sans intérêt

juridique de rechercher s'il a subi de surcroît une discrimination par

comparaison avec d'autres personnes sujettes à de moindres limitations

au même droit. Dès lors, on ne saurait dire qu'une nette inégalité de

traitement demeure un aspect fondamental du litige.

70. La Cour n'estime donc pas nécessaire de se placer aussi sur le

terrain de l'article 14 (art. 14).

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)

71. Le conseil de M. Dudgeon a déclaré que si la Cour constatait une

violation, son client demanderait au titre de l'article 50 (art. 50)

une satisfaction équitable du chef, d'abord, de l'angoisse, de la

souffrance et de l'inquiétude provoquées en lui par l'enquête de

police de janvier 1976; ensuite, de la crainte et de l'angoisse dans

lesquelles il aurait vécu d'une manière générale depuis l'âge de

17 ans; enfin, de ses frais de justice et autres. Ses prétentions se

monteraient à 5.000 £ sous la première rubrique, 10.000 £

sous la deuxième et 5.000 £ sous la troisième.

Le Gouvernement a invité la Cour à réserver la question.

72. Cette dernière ne se trouve pas en état, bien que soulevée en

vertu de l'article 47 bis du règlement. En conséquence, la Cour

doit la réserver; dans les circonstances de la cause, elle estime

qu'il échet de la renvoyer à la Chambre conformément à l'article 50

par. 4 du règlement.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par quinze voix contre quatre, qu'il y a violation de

l'article 8 (art. 8) de la Convention;

2. Dit, par quatorze voix contre cinq, qu'il ne s'impose pas

d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de l'article 14 combiné avec

l'article 8 (art. 14+8);

3. Dit, à l'unanimité, que la question de l'application de

l'article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état;

a) en conséquence, la réserve en entier;

b) la renvoie à la Chambre conformément à l'article 50 par. 4 du

règlement.

Rendu en français et en anglais, le texte anglais faisant foi, au

Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg le vingt-deux octobre mil

neuf cent quatre-vingt-un.

Pour le Président

Signé: John CREMONA

Juge

Signé: Marc-André EISSEN

Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2

(art. 51-2) de la Convention et 50 par. 2 du règlement, l'exposé des

opinions séparées suivantes:

- opinion dissidente de M. Zekia;

- opinion dissidente de MM. Evrigenis et García de Enterría;

- opinion dissidente de M. Matscher;

- opinion dissidente de M. Pinheiro Farinha;

- opinion partiellement dissidente de M. Walsh.

Paraphé: J. C.

Paraphé: M.-A. E.

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ZEKIA

(Traduction)

Je me pencherai seulement sur le point crucial qui a incité la Cour à

conclure à une violation de l'article 8 § 1 (art. 8-1) de la

Convention par le gouvernement défendeur.

Les lois de 1861 et 1885, toujours en vigueur en Irlande du Nord,

condamnent les actes d'indécence grave entre hommes et la buggery.

Il a été jugé que ces dispositions, sous leur forme non amendée,

constituaient une atteinte au droit au respect de la vie privée

du demandeur, qui s'avoue homosexuel.

La question centrale, décisive, de cette affaire consiste donc

à se demander si les dispositions des lois susmentionnées érigeant

en infraction les relations homosexuelles étaient bien nécessaires

dans une société démocratique pour protéger la morale ainsi que

les droits et libertés d'autrui, cette nécessité étant une condition

préalable de la validité de la législation en vertu de l'article 8 § 2

(art. 8-2) de la Convention.

Après avoir considéré tous les faits et arguments pertinents de

l'espèce, je suis parvenu à la conclusion inverse de celle qu'a

adoptée la majorité. Je vais exposer aussi brièvement que possible

les raisons pour lesquelles j'estime que, dans ce litige, il n'y

a pas eu de violation de la part du gouvernement défendeur.

1. Les religions chrétienne et musulmane s'accordent à condamner

les relations homosexuelles et la sodomie. Or les idées

morales plongent pour une bonne part leurs racines dans les

croyances religieuses.

2. Jusqu'à ces dernières années, toutes les nations civilisées

érigeaient en infractions la sodomie, la buggery et les pratiques

perverses du même genre.

A Chypre, des dispositions pénales comparables à celles des lois

de 1861 et 1885 d'Irlande du Nord sont en vigueur. L'article 171

du code pénal cypriote, promulgué en 1929, dispose en effet au

paragraphe 154:

"Commet un délit punissable de cinq années d'emprisonnement

tout individu qui (a) a des relations sexuelles contre nature avec

un autre individu, ou

(b) étant de sexe masculin, permet à un autre

homme d'avoir avec lui des relations sexuelles

contre nature."

Aux termes de l'article 173, toute tentative de délit ainsi défini

expose son auteur à trois années d'emprisonnement.

Certes, on peut considérer mon point de vue comme partial étant

donné ma qualité de juge cypriote, mais on peut aussi estimer que

je suis mieux placé qu'un autre pour prévoir un tollé général et

des remous dans le cas où ces lois seraient abrogées ou amendées

en faveur des homosexuels, que ce soit à Chypre ou en Irlande

du Nord, pays marqués par la religion et l'attachement à des valeurs

morales séculaires.

3. Lorsqu'on envisage le respect dû à la vie privée d'un homosexuel,

garanti à l'article 8 § 1 (art. 8-1), on ne doit pas oublier ou

perdre de vue que ce respect est également dû à ceux qui soutiennent

l'opinion inverse, surtout dans un pays peuplé d'une forte majorité

de gens opposés aux pratiques immorales contre nature. Dans une

société démocratique, la majorité a certainement droit elle aussi,

en vertu des articles 8, 9 et 10 (art. 8, art. 9, art. 10)

de la Convention et de l'article 2 du Protocole n° 1 (P1-2), au

respect de ses croyances religieuses et morales et elle a le droit

d'instruire et d'élever ses enfants en accord avec ses propres

convictions religieuses et philosophiques.

Dans une société démocratique, majorité fait loi. Il me paraît

quelque peu étrange et troublant, quand on considère la nécessité

du respect de la vie privée d'un individu, de sous-estimer la

nécessité de conserver en vigueur une loi qui protège les valeurs

morales tenues en haute estime par la majorité.

La légalisation des actes homosexuels commis en privé par des adultes

risquerait fort de provoquer de nombreux remous dans le pays

considéré. Le gouvernement défendeur était donc fondé à juger

nécessaire le maintien en vigueur des lois en cause afin de protéger

la morale et de préserver l'ordre public.

4. Si un homosexuel se plaint de souffrances d'ordre physiologique,

psychologique ou autre et si la loi ne tient pas compte de ces

circonstances, il peut faire l'objet d'un non-lieu ou se voir octroyer

des circonstances atténuantes, selon que ses tendances sont ou

non irréversibles. Aucun de ces arguments n'a été ni avancé ni

rejeté. Si le demandeur l'avait fait, il aurait dû épuiser ses

voies de recours internes. Or il n'a fait l'objet d'aucune poursuite.

Il ressort de la procédure suivie dans cette affaire que ce que

le demandeur réclame en vertu de l'article 8 §§ 1 et 2 (art. 8-1,

art. 8-2) de la Convention européenne, c'est la liberté de s'adonner

en privé à des relations homosexuelles.

La rareté des affaires soumises aux tribunaux en vertu des

dispositions répressives des lois dont il s'agit a été amplement

commentée. Certains en ont conclu que la population d'Irlande

du Nord considérait avec indifférence l'absence de poursuites

pour délits d'homosexualité. Cependant, constatant la rareté des

délits d'homosexualité, on pourrait aussi en déduire qu'il n'est

ni nécessaire ni opportun de modifier la loi.

5. La jurisprudence de la Cour nous a déjà donné quelques

indications sur la façon d'apprécier la nature et l'étendue de la

morale et le degré de nécessité d'une protection de la morale en

droit interne, dont il est question aux articles 8, 9 et 10

(art. 8, art. 9, art. 10) de la Convention européenne des Droits

de l'Homme:

"A" La notion de morale varie dans le temps et dans l'espace.

Il n'existe pas de notion européenne uniforme de la morale.

Les autorités de chaque Etat se trouvent mieux placées que

le juge international pour se prononcer sur les valeurs

morales dominantes de leur pays.

(arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A n° 24,

p. 22, § 48)

Il est incontestable que le climat moral qui domine en Irlande

du Nord est défavorable à un changement de la législation considérée,

car il aurait pour effet de donner libre cours, d'une manière ou

d'une autre, à l'immoralité.

"B" De même, les autorités de l'Etat se trouvent mieux placées

pour juger jusqu'où devrait impérativement aller la législation

nationale pour restreindre, afin de protéger la morale et

les droits d'autrui, les droits garantis par les articles

pertinents de la Convention.

L'assemblée législative compétente pour modifier les lois considérées

s'est abstenue de le faire, estimant nécessaire de les maintenir

en vigueur afin de protéger la morale dominante de la région et

de préserver l'ordre public. Les Etats contractants ont droit

à une marge d'appréciation qui ne saurait, bien entendu, être

illimitée.

Eu égard à tous les faits et points de droit pertinents ainsi

qu'aux principes fondamentaux permettant d'apprécier globalement

la situation considérée, je ne trouve pas que le maintien en vigueur

en Irlande du Nord de lois - datant du siècle dernier - interdisant

les actes d'indécence grave et la buggery entre adultes de sexe

masculin ait perdu son utilité en ce qui concerne la protection

de la morale et des droits d'autrui dans ce pays. J'en conclus

que le gouvernement défendeur n'a pas violé la Convention.

OPINION DISSIDENTE DE MM. LES JUGES EVRIGENIS ET GARCIA DE ENTERRIA

Etant de l'avis qu'il s'imposait d'examiner l'affaire aussi sous

l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 8 (art. 14+8),

et sans préjuger de notre position sur le fond de la question,

nous avons cru devoir voter par la négative sur le point n° 2 du

dispositif de l'arrêt, pour les raisons suivantes:

Au moins la différence de traitement entre les homosexuels masculins,

d'une part, et féminins, de l'autre, ainsi qu'entre homosexuels

et hétérosexuels, en Irlande du Nord (paragraphes 65 et 69

de l'arrêt), invoquée par le requérant, devrait être examinée par

la Cour sous l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 8

(art. 14+8). Même si l'on acceptait la formule restrictive

utilisée par la Cour dans l'arrêt Airey et reprise dans l'arrêt

rendu dans la présente affaire (§ 67: "nette inégalité de traitement"

[constituant] "un aspect fondamental de la cause"), il serait

difficile d'affirmer que ces conditions n'étaient pas clairement

remplies en l'espèce. Il n'en reste pas moins que l'interprétation

restrictive de l'article 14 (art. 14), selon la ligne amorcée par

l'arrêt Airey, enlève en grande partie à cette disposition

fondamentale sa substance et son rôle dans le système normatif

de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER

I. Sur la prétendue existence d'une atteinte à un droit relevant

de l'article 8 (art. 8)

Même en suivant pour l'essentiel le raisonnement de la Cour,

j'apprécie d'une manière quelque peu différente les faits en cause.

Il en résulte que je ne peux pas me rallier aux conclusions de

l'arrêt en ce qui concerne la question d'une violation de

l'article 8 (art. 8) de la Convention. J'essayerai donc d'expliquer

mon opinion dans les lignes suivantes.

L'article 8 (art. 8) n'exige nullement qu'une société étatique

considère l'homosexualité - quelle qu'en soit la manifestation -

comme une variante équivalant à l'hétérosexualité et que, par

conséquent, sa législation traite l'une et l'autre d'une manière

égale. D'ailleurs, à juste titre l'arrêt y a fait référence à

plusieurs reprises.

D'autre part, de cette constatation il ne découle pas que la poursuite

pénale d'actes homosexuels commis en privé entre des adultes

consentants (en dehors de certaines situations particulières, par

exemple l'abus d'une situation de dépendance ou l'accomplissement

de tels actes dans certains cadres de vie commune comme l'internat,

la caserne, etc.) soit "nécessaire" au sens de l'article 8 § 2

(art. 8-2) pour la protection des valeurs qu'une société déterminée

veut légitimement (aussi dans le sens de la Convention) préserver.

Je souscris donc pour l'essentiel au raisonnement de l'arrêt en

ce qui concerne l'interprétation de l'article 8 (art. 8) et notamment

de son paragraphe 2 (art. 8-2) dans le cas d'espèce.

Il y a pourtant, dans ce contexte, deux arguments que je n'approuve

pas.

Au paragraphe 51, on dit que l'adjectif "nécessaire" implique

l'existence d'un "besoin social impérieux" de recourir à l'ingérence

considérée (réf. à l'arrêt Handyside du 7 décembre 1976, § 48).

Or, d'après moi, une fois admis qu'un but est légitime au sens

de l'article 8 § 2 (art. 8-2), toute mesure visant ce but est

nécessaire lorsque, si on ne la prend pas, ce but risque de ne

pas être atteint. Ce n'est que dans ce contexte que l'on peut

discuter du caractère nécessaire d'une certaine mesure et, en ajoutant

un élément nouveau, de la proportionnalité entre la valeur du but

et la gravité de la mesure (voir § 54 et § 60 in fine). L'adjectif

"nécessaire" se référant donc uniquement aux mesures (aux moyens),

il ne permet pas de "peser" la légitimité du but lui-même, ce que

l'arrêt semble faire en mettant en relation "nécessaire" et "besoin

social impérieux".

En outre, d'après le paragraphe 60, deuxième alinéa, rien dans

le dossier ne prouve que la tolérance de fait adoptée par les

autorités d'Irlande du Nord ait porté atteinte aux valeurs morales

régnant dans cette région. Je ne peux considérer cela que comme

un argument purement spéculatif, dénué de tout fondement et qui

ne possède donc aucune valeur probante.

Mon désaccord porte en premier lieu sur l'appréciation des

dispositions légales et des mesures d'exécution dont le requérant

se plaint d'avoir été victime in concreto et d'être toujours une

victime potentielle du fait de l'existence de la législation

incriminée.

a) Le Gouvernement a affirmé que, depuis longtemps (exactement

entre 1972 et 1980), il n'y a eu aucune poursuite pénale dans des

circonstances correspondant à l'affaire en cause. Cette affirmation

n'a été contredite par personne; d'ailleurs, elle semble bien être

conforme à la réalité. Il est vrai que, d'après le droit commun,

une poursuite pourrait être engagée aussi par un simple particulier,

à la condition que le Director of Public Prosecutions n'y oppose

pas un non-lieu, mais des cas de poursuite de ce genre ne se sont

pas non plus avérés dans la période sous examen (§§ 29-30).

J'en conclus qu'en pratique, la commission d'actes homosexuels, en

privé et entre des adultes consentants, n'est pas poursuivie.

L'existence de nombre d'associations (au paragraphe 30, le rapport

de la Commission en énumère au moins cinq) - le requérant est le

secrétaire de l'une d'elles - qui n'agissent guère dans la

clandestinité, mais déploient plus ou moins librement leurs activités

et, entre autres, luttent pour la légalisation de l'homosexualité,

et dont il est à supposer qu'une partie des membres, sinon la

majorité, professent ouvertement des inclinations homosexuelles,

me paraît bien être la preuve de l'absence de toute persécution.

Dans ces circonstances, l'existence chez le requérant, à cause

de la législation en vigueur, de "sentiments de peur, de souffrance

et d'angoisse", dont la Commision et la Cour n'aperçoivent pas

de raisons de douter (§§ 40-41), me paraît, tout au contraire, fort

peu probable.

Pour résumer, je crois que c'est bien la situation réelle régnant

en Irlande du Nord, c'est-à-dire la position de fait adoptée depuis

au moins dix ans par les autorités compétentes entre l'homosexualité

masculine, qu'il faut prendre en considération, et non la lettre

des dispositions en vigueur.

La situation est donc fondamentalement différente de celle de

l'affaire Marckx (paragraphe 27 de l'arrêt du 13 juin 1979) à laquelle

le présent arrêt fait référence (au paragraphe 41): là, les

dispositions incriminées du droit civil belge s'appliquaient

directement à la requérante qui en subissait les conséquences dans

sa situation familiale; ici, la législation incriminée est

formellement en vigueur, mais en fait elle n'est pas appliquée

en ce qui concerne les aspects en cause. Dans ce cadre, le requérant

et ses semblables peuvent organiser à leur gré leur vie privée, sans

ingérence de la part des autorités.

Bien sûr, le requérant et les éléments qui l'appuient réclament

davantage: l'abrogation expresse et formelle des lois en vigueur,

c'est-à-dire une "charte" déclarant l'homosexualité une variante

équivalant à l'hétérosexualité, avec toutes les conséquences que

cela comporterait (par exemple en ce qui concerne l'éducation

sexuelle). Mais cela n'est nullement exigé par l'article 8

(art. 8) de la Convention.

b) L'action de police du 21 janvier 1976 (§ 33) menée contre

le requérant peut être considérée aussi sous une autre lumière:

en l'occurrence, la police agissait en exécution d'un mandat répondant

à la loi de 1971 sur les stupéfiants. Lors de la perquisition,

elle tomba sur des pièces prouvant les tendances homosexuelles

du requérant. Or si la police poussa son enquête à fond, c'était

probablement aussi pour rechercher si le requérant n'entretenait

pas de relations homosexuelles également avec des mineurs. En

effet, il est bien connu que cette tendance est répandue dans les

milieux homosexuels et le fait que le requérant lui-même était

engagé dans une campagne pour l'abaissement de l'âge légal du

consentement, va dans le même sens; en outre, l'enquête en question

se situait dans le cadre d'une action de police plus vaste, conduite

en vue de rechercher un mineur disparu que l'on supposait se trouver

au sein d'une association d'homosexuels (voir, à cet égard, la

réponse du Gouvernement à la question 8, document Cour (81) 32).

De plus, l'affaire a été classée par les autorités judiciaires

compétentes.

De cette appréciation globale des faits, je déduis que le requérant

ne peut pas se prétendre victime d'une ingérence dans sa vie privée.

Pour cette raison, je conclus à la non-violation de l'article 8

(art. 8) de la Convention en l'espèce.

II. Sur la violation alléguée de l'article 14 combiné

avec l'article 8 (art. 14+8)

Le requérant allègue une violation de l'article 14 combiné

avec l'article 8 (art. 14+8) sous trois (ou même quatre) aspects:

a) législations différentes en vigueur dans les différentes parties

du Royaume-Uni; b) différenciation en ce qui concerne l'âge du

consentement; c) et d) traitement distinct, en droit pénal, de

l'homosexualité masculine et de l'homosexualité féminine, ainsi

que de l'homosexualité et de l'hétérosexualité.

En ce qui concerne l'âge du consentement (b)), la Cour constate

à juste titre (§ 66, deuxième alinéa) qu'il incombe en premier lieu

aux autorités nationales de le fixer. Or, d'après le raisonnement

de la majorité de la Cour, l'homosexualité masculine est prohibée

pénalement en Irlande du Nord, sans distinction relative à l'âge

des personnes en cause; dès lors, un problème ne pourrait surgir

au regard de l'article 14 (art. 14) qu'une fois cet âge déterminé.

Ce raisonnement est cohérent et il n'y a rien à y ajouter.

D'après mon opinion, les autorités compétentes distinguent en fait

suivant l'âge et ne tolèrent que l'homosexualité entre des adultes

consentants. Je trouve que par des motifs dont le caractère manifeste

rend superflue toute explication, cette différenciation est

parfaitement légitime aux fins de l'article 14 (art. 14) et ne

constitue donc aucune discrimination.

En ce qui concerne les autres griefs (a), c) et d)), la majorité

de la Cour dit que quand elle constate une violation séparée d'une

clause normative de la Convention, elle n'a en général pas besoin

d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de l'article 14 (art. 14);

il n'en irait autrement que si une nette inégalité de traitement

dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental

du litige (réf. à l'arrêt Airey du 9 octobre 1979, § 30). En

l'espèce, cette dernière condition ne se trouverait pas remplie.

En outre, il n'y aurait pas lieu de se prononcer sur une question

particulière englobée et absorbée par une question plus vaste

(réf. à l'arrêt Deweer du 27 février 1980, § 56 in fine), ce qui

serait aussi le cas dans la présente affaire. Dans ces conditions, il

apparaîtrait sans intérêt juridique de rechercher si le requérant a

subi de surcroît une discrimination par comparaison avec d'autres

personnes sujettes à de moindres limitations au même droit.

Je regrette de ne pas me sentir en mesure de souscrire à ce

raisonnement. D'après moi, lorsque la Cour est appelée à statuer

sur la violation d'une disposition de la Convention, alléguée par

le requérant et contestée par le gouvernement en cause (et à la

condition que la demande soit recevable), il lui incombe de se

prononcer sur cela, en donnant une réponse sur le fond du problème

qui a été soulevé. Elle ne peut pas se soustraire à cette obligation

en employant des formules qui risquent de limiter excessivement

la portée de l'article 14 (art. 14) jusqu'à le priver de toute

valeur pratique.

Certes, il y a des situations extrêmes où une différenciation

existante est tellement minime qu'elle ne porte aucune atteinte

réelle, physique ou morale, aux personnes en cause. Dans cela,

on ne saurait apercevoir aucune discrimination au sens de

l'article 14 (art. 14), même si, parfois, il serait malaisé de

fournir une explication objective et rationnelle de cette

différenciation. Ce n'est que dans ces conditions que, d'après moi,

l'adage "de minimis non curat praetor" paraît acceptable (voir,

mutatis mutandis, mon opinion séparée jointe à l'arrêt Marckx, série A

n° 31, p. 58). Mais ces conditions, je ne les trouve pas réunies dans

la présente affaire, de sorte qu'il échet de prendre position sur la

violation prétendue de l'article 14 (art. 14) en ce qui concerne les

griefs soulevés par le requérant.

a) La diversité des législations internes, propre à un Etat

fédéral, ne peut jamais constituer, en soi, une discrimination,

et il n'est pas nécessaire de la justifier. Prétendre le contraire

serait méconnaître totalement l'essence même du fédéralisme.

c) et d) La différence de nature entre comportement homosexuel

et comportement hétérosexuel me paraît manifeste, et ils ne soulèvent

en aucune manière des problèmes moraux et sociaux identiques.

De même, il existe une différence réelle, de nature comme d'ampleur,

entre les problèmes moraux et sociaux posés par les deux formes

d'homosexualité, la masculine et la féminine. Le traitement

différencié de celles-ci en droit pénal repose donc, à mes yeux,

sur des justifications objectives évidentes.

Dès lors, je conclus à l'absence de violation de l'article 14

combiné avec l'article 8 (art. 14+8) à l'égard de chacun

des griefs soulevés par le requérant.

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA

Il m'est impossible de me rallier à l'opinion et à la conclusion

formulées en l'espèce par mes éminents collègues quant à la violation,

par le Royaume-Uni, de l'article 8 (art. 8) de la Convention.

A mon avis, il n'y a pas de victime et la Cour n'a pas de compétence

pour connaître d'une violation alléguée par quelqu'un qui n'est

pas victime.

L'action de la police a été décidée (§ 33) en exécution de la loi

de 1971 sur les stupéfiants et non pour réprimer l'homosexualité.

L'enquête de la police "se situait dans le cadre d'une action de

police plus vaste, conduite en vue de rechercher un mineur disparu

que l'on supposait se trouver au sein d'une association d'homosexuels"

(opinion dissidente de M. le juge Matscher) et elle n'a pas débouché

sur des poursuites (§ 41).

L'affaire a été classée par les autorités judiciaires, nonobstant

le fait que le requérant était le secrétaire d'une association

de lutte pour la légalisation de l'homosexualité et malgré la

preuve de ses tendances homosexuelles.

Je conclus que le requérant n'est pas victime, parce que la

législation incriminée ne lui a pas été appliquée et qu'elle

ne s'impose pas directement, mais après une décision concrète de

l'autorité.

Faute de victime, il faut conclure à la non-violation de

l'article 8 (art. 8) et de l'article 14 combiné avec

l'article 8 (art. 14+8).

Je soulignerais encore que "Sans contredit, une certaine réglementation

pénale du comportement homosexuel masculin, comme du reste d'autres

formes de comportement sexuel, peut se justifier comme 'nécessaire

dans une société démocratique'" et que "Cette nécessité d'un contrôle

peut s'étendre même à des actes accomplis d'un commun accord et

en privé" (§ 49).

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE WALSH

(Traduction)

Le requérant est-il "victime" au sens de l'article 25 (art. 25)?

1. La législation d'Irlande du Nord n'érige pas l'homosexualité

en infraction; elle ne frappe d'ailleurs pas toutes les activités

homosexuelles. La loi de 1885 est la seule des deux dispositions

législatives attaquées en l'espèce dont on puisse dire qu'elle

porte exclusivement sur les activités homosexuelles. La loi de

1885 incrimine la commission d'actes d'indécence très grave ("gross")

entre des personnes de sexe masculin, que ce soit en privé ou en

public. La disposition de la loi de 1861 que le requérant attaque

aussi s'applique également aux activités hétérosexuelles et

homosexuelles. Le grief du requérant ne porte que sur l'application

de la disposition de la loi de 1861 aux activités homosexuelles

de la catégorie mentionnée à l'article contesté. La Cour n'est

en réalité appelée à examiner que l'une d'elles, la sodomie entre

personnes de sexe masculin.

2. La loi de 1885 n'indique pas précisément des actes d'indécence

très grave mais se contente de prohiber "l'indécence très grave".

Les actes d'indécence entre des personnes de sexe masculin ne

constituent pas en soi des infractions pénales; seuls en constituent

une ceux qui sont d'une "indécence très grave". C'est au tribunal,

en fait au jury, qu'il appartient de décider au vu des faits

particuliers de chaque cas quels actes peuvent être tenus pour

une indécence très grave.

3. Le requérant n'a pas dit s'être adonné, à quelque moment que

ce soit, à l'une ou l'autre des activités prohibées soit par la

loi de 1861 soit par celle de 1885, pas plus qu'il n'a déclaré

souhaiter s'y adonner ou avoir l'intention de le faire. Il se

plaint en substance que s'il choisissait de s'engager dans l'une

ou l'autre des activités prohibées, la loi, si elle était appliquée,

ferait obstacle à la protection de sa vie privée que lui garantit

l'article 8 (art. 8) de la Convention. En réalité, aucune mesure

n'a été prise contre lui par les autorités en vertu de l'une ou

l'autre des dispositions législatives mentionnées.

4. Il est vrai que la police s'est intéressée à la question de

savoir s'il s'était ou non adonné à des activités homosexuelles.

La Cour ignore si lesdites activités constituaient des infractions

au regard de l'une ou l'autre des dispositions législatives attaquées.

Les preuves matérielles, qui ont éveillé cet intérêt de la police,

ont été découvertes au cours de l'exécution par celle-ci d'un mandat

de perquisition décerné conformément aux lois qui prohibent l'usage

des stupéfiants. Le requérant a été invité à accompagner la police

au commissariat afin, notamment, que l'enquête sur ses activités

homosexuelles supposées puisse se poursuivre. Il a accepté de

son plein gré de se rendre au commissariat. S'il y avait été emmené

contre son gré, dans le seul but d'y être interrogé sur ses activités

homosexuelles alléguées, il aurait été victime d'un emprisonnement

irrégulier et il aurait pu, en vertu du droit de l'Irlande du Nord,

engager une action en dommages-intérêts devant les tribunaux civils

ordinaires. Pour autant que le laissent apparaître les éléments

de preuve de la requête, aucune action de ce type n'a jamais été

engagée ou envisagée et nul n'a donné à entendre que le requérant

se soit rendu au commissariat autrement que de son plein gré.

Il n'est pas contesté qu'au commissariat la police l'ait informé

qu'il n'était nullement tenu de répondre aux questions ou de faire

une déclaration. Malgré cela, le requérant a fait volontairement

une déclaration dont la teneur n'a pas été révélée à la Cour.

Celle-ci ne sait pas si la déclaration était incriminatoire ou

"disculpatoire". Ni la police ni le Director of Public Prosecutions

n'ont jamais engagé de poursuites contre le requérant pour des

activités homosexuelles illégales.

Il n'est nullement question d'une intrusion dans l'intimité du

domicile du requérant puisqu'il a été perquisitionné en vertu d'un

mandat valide portant sur l'usage de stupéfiants et aucune plainte

n'a été formulée quant à ce mandat ou à la perquisition. Quelques

papiers personnels, y compris de la correspondance et un journal

appartenant au requérant, dans lequel il décrivait des activités

homosexuelles, ont été emportés par la police. On n'a pas dit

à la Cour si les papiers ne présentaient aucun intérêt pour les

infractions en matière de stupéfiants alors en cours d'instruction

et qui n'ont fait l'objet d'aucune plainte.

5. Il est clair que l'affaire du requérant tient davantage d'une

"action en justice de portée générale". Dans la mesure où il est

personnellement concerné, elle constitue à peine une action quia

timet. N'ayant pas fait lui-même l'objet de poursuites, il demande

en substance à la Cour de censurer deux dispositions législatives

d'un Etat membre. La Cour n'a aucune compétence de caractère

déclaratoire en ce domaine, sans rapport à une lésion actuelle

ou prétendue subie par le requérant. A mes yeux, si la Cour devait

assumer pareille compétence dans les cas où le requérant n'a pas

été victime et n'est pas non plus sur le point de l'être, les

conséquences seraient de grande portée pour tout Etat membre.

6. A mon sens, le requérant n'a pas établi qu'il est victime

au sens de l'article 25 (art. 25) de la Convention et il n'a donc

pas qualité pour obtenir la décision qu'il demande.

Violation alléguée de l'article 8 (art. 8)

7. Pour le cas où le requérant serait considéré comme victime

au sens de l'article 25 (art. 25), il convient d'examiner

l'applicabilité de l'article 8 (art. 8) à son affaire.

Le paragraphe 1 de l'article 8 (art. 8-1) prévoit que "Toute personne

a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile

et de sa correspondance". Personne ne fait valoir que quelque

question relative à la vie familiale se pose en l'espèce. La plainte

revient donc en réalité à revendiquer un droit de s'adonner à toutes

activités homosexuelles au cours de la vie privée et, suppose-t-on,

en privé.

8. La première question à envisager est celle du sens de

l'article 8 § 1 (art. 8-1). La définition juridique la meilleure et

la plus succincte de l'intimité est peut-être celle que donnent Warren

et Brandeis: c'est le "droit d'être laissé en paix". Il s'agit de

savoir si, sur le terrain de l'article 8 § 1 (art. 8-1), le droit au

respect de sa vie privée doit s'interpréter comme un droit absolu

quelle que soit la nature de l'activité menée dans le cadre de la vie

privée et si aucune entrave à ce droit, quelles que soient les

circonstances, n'est autorisée sauf si elle entre dans les cas prévus

par le paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8-2). C'est là, semble-t-il,

l'interprétation que la Cour lui donne dans son arrêt.

Il n'est pas fondamentalement différent de décrire la "vie privée"

protégée par l'article 8 § 1 (art. 8-1) comme se limitant à la

manifestation privée de la personnalité humaine. Dans un cas donné,

la personnalité humaine en cause peut, dans le cadre de la vie privée,

témoigner de tendances dangereuses ou mauvaises, destinées à produire

des effets néfastes sur l'intéressé ou sur autrui. La Cour ne semble

pas considérer comme un élément tangible le fait que la manifestation

en question puisse impliquer plus d'une personne ou la participation

de plus d'une personne, à condition qu'elle puisse se caractériser

comme un acte de la vie privée. Si, aux fins de la présente affaire,

on admet cette hypothèse, on passe à la question de savoir si

l'ingérence incriminée peut ou non se justifier sur le terrain

du paragraphe 2 (art. 8-2). Cette question soulève à son tour

celle de savoir si, sur le plan de l'article 8 (art. 8), les

dimensions sociales inséparables de la vie privée ou de "la morale

privée" se circonscrivent aux limites du paragraphe 2 de l'article 8

(art. 8-2). Il ne fait pas de doute que l'ingérence, s'il y en a eu

une, était prévue par la loi. La question que pose le paragraphe 2

(art. 8-2) est celle de savoir si l'ingérence autorisée par la loi est

nécessaire dans une société démocratique à la protection de la santé

ou de la morale, ou des droits et libertés d'autrui.

9. On en arrive alors à la question philosophique séculaire de

savoir quel est le but du droit. Existe-t-il un domaine de la

morale qui ne concerne pas le droit, ou celui-ci se préoccupe-t-il

à juste titre de principes moraux? Pour ce qui est de la doctrine,

au Royaume-Uni, et de la véritable philosophie du droit, le débat,

à notre époque, se déroule entre le professeur H. L. A. Hart et

Lord Devlin. D'une manière générale, le premier fait sienne la

philosophie exposée au siècle dernier par John Stuart Mill alors

que le deuxième prétend que la morale relève à juste titre du droit.

Lord Devlin fait valoir que le droit existant pour protéger la

société, il ne doit pas seulement protéger l'individu contre les

dommages, la corruption et l'exploitation, mais il

"doit protéger aussi les institutions et la communauté d'idées,

politiques et morales, sans lesquelles les gens ne peuvent pas

vivre ensemble. La société ne peut faire abstraction de la morale

de l'individu pas plus que de sa loyauté; elle puise sa force dans

les deux et à défaut de l'une ou l'autre elle meurt".

Il prétend que le droit pénal d'Angleterre "s'est attaché aux

principes moraux non seulement au tout début mais continue de s'y

attacher". Parmi les infractions qu'il indique comme ayant été

introduites dans le domaine pénal en vertu du principe moral, bien

que l'on puisse dire qu'elles ne font pas courir de danger au public,

figurent l'euthanasie, le meurtre de quelqu'un à sa demande, les

promesses de suicide commun, le duel, l'avortement, l'inceste entre

frère et soeur. Ce sont des actes qui, d'après lui, peuvent être

commis en privé et sans choquer autrui et n'ont pas besoin de

comporter la corruption ou l'exploitation d'autres personnes.

Cependant, comme il l'a relevé, nul n'est allé jusqu'à dire qu'ils

devraient être laissés en dehors du droit pénal parce que ce sont

des sujets de morale privée.

10. Il semble que le Royaume-Uni prétende pouvoir, en principe,

légiférer contre l'immoralité. Dans la législation britannique

moderne, un certain nombre de lois pénales paraissent reposer sur

des principes moraux et ces sanctions pénales ont pour fonction

de faire appliquer les principes moraux. La cruauté envers les animaux

est illégale en raison de la condamnation morale de la jouissance

tirée de l'imposition de souffrances à des créatures sensibles.

Les lois qui restreignent ou interdisent le jeu, sont dictées par

sa portée éthique, qui se limite à l'effet qu'il peut avoir

sur la personnalité du joueur en tant que membre de la société.

La législation contre la discrimination raciale vise à former la

pensée morale du peuple par des sanctions légales et à modifier

le comportement humain grâce au pouvoir de punir.

11. La thèse opposée, qui remonte dans la doctrine anglaise à

John Stuart Mill, est que le droit ne doit pas s'ingérer dans des

questions de morale privée plus qu'il n'est nécessaire pour préserver

l'ordre public et protéger les citoyens contre ce qui est blessant et

choquant et qu'il existe une sphère de la morale qu'il vaut mieux

laisser à la conscience individuelle, comme s'il s'agissait d'une

liberté de pensée ou de croyance. Les recommandations de la

Commission Wolfenden se sont en partie appuyées sur cette thèse pour

préconiser la non-intervention de la loi dans le cas d'activités

homosexuelles entre des hommes adultes consentants. Sur cet aspect de

la question, la Commission Wolfenden a déclaré:

"Reste un autre argument contraire que nous estimons décisif:

l'importance que la société et la loi devraient accorder à la liberté

individuelle de choix d'action dans les questions de morale privée.

Sauf si la société tente délibérément, en agissant par l'entremise

de la loi, de placer le domaine de la criminalité sur un pied

d'égalité avec celui du péché, il doit subsister un domaine de

moralité et d'immoralité privées qui, pour parler bref et cru,

ne regarde pas la loi. S'exprimer ainsi n'est pas pardonner ou

encourager l'immoralité privée."

La Cour se range apparemment à cet aspect du rapport de la Commission

Wolfenden (voir paragraphes 60 et 61 de l'arrêt).

12. La Cour se rallie aussi à la conclusion du rapport Wolfenden

selon laquelle il est nécessaire de procéder à un certain contrôle,

même pour les actes accomplis d'un commun accord et en privé,

notamment quand il s'impose "de fournir des garanties suffisantes

contre l'exploitation et la corruption d'autrui, en particulier

des personnes spécialement vulnérables à cause de leur jeunesse,

de leur faiblesse de corps ou d'esprit, de leur inexpérience ou

d'une situation de dépendance naturelle, juridique ou économique

spéciale" (paragraphe 49 de l'arrêt). En outre, la Cour admet

la nécessité de légiférer pour prémunir non seulement des fractions

données de la société, mais aussi l'éthique de celle-ci dans son

ensemble (ibid.). Toutefois, l'expérience montre que l'exploitation

et la corruption d'autrui ne se limitent pas aux personnes jeunes,

faibles de corps ou d'esprit ou inexpérimentées ou encore dans

une situation de dépendance naturelle, morale ou économique.

13. Le fait qu'une personne consente à participer à la commission

d'actes homosexuels ne prouve nullement qu'elle soit sexuellement

orientée par la nature dans cette direction. Il faut distinguer

entre les homosexuels qui le sont en raison de quelque instinct

inné ou d'une constitution pathologique jugés incurables et ceux

dont la tendance provient d'un défaut du développement sexuel,

d'une habitude, de l'expérience ou d'autres causes analogues, mais

dont la tendance n'est pas incurable. Pour ce qui est de la catégorie

des incurables, les activités doivent être considérées comme des

anomalies ou même des infirmités et traitées avec la compassion

et la tolérance nécessaires pour empêcher que ces personnes ne

deviennent des victimes à cause de tendances dont elles n'ont pas

la maîtrise et dont elles ne sont pas personnellement responsables.

Toutefois, d'autres considérations entrent en jeu lorsque ces

tendances se traduisent dans des activités. La corruption

pour laquelle la Cour reconnaît qu'un contrôle est nécessaire et

la protection de l'éthique de la collectivité dont elle parle,

peuvent être mises en rapport étroit avec le fait que de pareilles

tendances se traduisent dans des activités. Même à supposer que

l'une des deux personnes impliquées ait cette tendance incurable, ce

peut n'être pas le cas de l'autre. Il est connu que nombre d'hommes

qui sont hétérosexuels ou pansexuels s'adonnent à ces activités non en

raison d'une tendance incurable, mais pour y trouver une excitation

sexuelle. Toutefois, il faut reconnaître que la thèse du requérant

reposait sur la situation d'une personne de sexe masculin que la

nature a dotée d'une prédisposition ou d'une orientation homosexuelle.

En l'absence d'éléments de preuve en sens contraire, la Cour l'admet

comme base de la thèse du requérant et elle ne se prononce, dans son

arrêt, que pour les personnes de sexe masculin ayant cette orientation

homosexuelle (voir, par exemple, les paragraphes 32, 41 et 60 de

l'arrêt).

14. Si l'on admet que l'Etat a un intérêt justifié à la prévention de

la corruption et au maintien de l'éthique de sa société, il a le droit

de promulguer les lois qu'il peut raisonnablement juger nécessaires à

la réalisation de ces objectifs. La prééminence du droit elle-même

dépend d'un consensus moral de la société et dans une démocratie, la

loi ne peut faire abstraction de ce consensus. Si la loi est sans

rapport avec lui, en étant soit beaucoup trop en deçà, soit beaucoup

trop au-delà, elle est traitée par le mépris. La loi ne peut

contraindre la vertu à exister, mais elle peut y contraindre la

non-vertu si elle rend la lutte pour la vertu par trop difficile. Une

telle situation peut éroder l'éthique de la société dont il s'agit.

La justification finale de la loi est qu'elle serve des fins morales.

Certes, nombre de formes d'immoralité qui peuvent avoir un effet

corrupteur ne font pas l'objet d'une législation prohibitive ou

pénale. Toutefois, de telles omissions n'impliquent pas une

dénégation de la possibilité de corrompre ou de l'érosion de l'éthique

de la société, mais reflètent l'impossibilité pratique de légiférer

valablement pour tout domaine d'immoralité. Lorsqu'une telle

législation est promulguée, elle témoigne de la préoccupation du

"législateur prudent".

Au surplus, il ne faut pas oublier que la recommandation de la

Commission Wolfenden selon laquelle les relations homosexuelles entre

hommes adultes doivent être dépénalisées repose en grande partie sur

la conviction que la loi est difficile à appliquer et que, lorsqu'elle

est appliquée, elle risque de faire davantage de mal que de bien en

encourageant d'autres maux tels que le chantage. De toute évidence

cet argument n'a pas nécessairement une valeur universelle. Les

conditions pertinentes peuvent varier d'une collectivité à une autre.

L'expérience montre aussi que certaines activités sexuelles qui ne

contreviennent pas en soi au droit pénal, par exemple l'adultère,

l'homosexualité féminine et, même là où elle n'est pas illégale,

l'homosexualité masculine, peuvent constituer des sources fécondes de

chantage lorsqu'elles choquent l'éthique de la collectivité.

15. La morale sexuelle n'est qu'une partie de l'ensemble de la

morale et l'on ne peut éviter de se poser la question de savoir

si "elle n'est qu'une morale privée" ou si elle comporte une dimension

sociale inséparable. Le comportement sexuel est déterminé davantage

par des influences culturelles que par des besoins instinctifs.

Les tendances et aspirations culturelles peuvent engendrer des courants

que l'on croit, par erreur, être des exigences instinctuelles

intrinsèques. Les dispositions et prescriptions légales édictées

pour réglementer le comportement sexuel sont des facteurs formateurs

très importants dans l'élaboration des institutions culturelles

et sociales.

16. A mes yeux, la mention par la Cour du fait que dans la plupart

des Etats membres du Conseil de l'Europe, les actes homosexuels

commis en privé entre adultes ne sont plus des infractions pénales

(paragraphe 60 de l'arrêt), ne fait pas vraiment avancer l'argument.

Les vingt et un pays qui forment le Conseil de l'Europe s'étendent

géographiquement de la Turquie à l'Islande et de la Méditerranée

au Cercle arctique et embrassent des variétés considérables de

culture et de valeurs morales. La Cour déclare qu'elle ne peut

négliger la nette évolution survenue dans les législations sur

le comportement homosexuel à travers les Etats membres (ibid.).

Il serait malheureux d'en tirer la conclusion erronée qu'une norme

européenne se dégage ou peut se dégager dans le droit relatif aux

pratiques homosexuelles.

17. En Irlande du Nord les convictions religieuses sont très

solidement ancrées et elles influent directement sur les idées

et la conception de la grande majorité de la population de l'Irlande

du Nord quant aux questions de morale sexuelle. Pour ce qui est

de l'homosexualité masculine, et en particulier de la sodomie,

cette attitude face à la morale sexuelle peut sembler mettre la

population d'Irlande du Nord à l'écart de quantité de membres des

autres collectivités d'Europe, mais la question de savoir s'il s'agit

d'un défaut peut pour le moins se discuter. De telles idées sur

les pratiques sexuelles antinaturelles ne diffèrent pas sensiblement

de celles qui, à travers l'histoire, ont conditionné l'éthique

des cultures juive, chrétienne et musulmane.

A aucun moment le droit pénal n'a été uniforme dans les différents

systèmes juridiques du Royaume-Uni. La Cour reconnaît que dans

un Etat où vivent des communautés culturelles diverses, les autorités

compétentes peuvent fort bien se trouver en face d'impératifs divers,

tant moraux que sociaux (paragraphe 56 de l'arrêt). La Cour reconnaît

aussi qu'il faut replacer les mesures incriminées dans le contexte

de la société de l'Irlande du Nord (ibid.). Le gouvernement du

Royaume-Uni, responsable des changements légaux dans tous les systèmes

juridiques qui s'appliquent dans le cadre du Royaume-Uni, a procédé

à des sondages d'opinion en Irlande du Nord sur la question d'un

changement de la loi en matière d'infractions homosexuelles. S'il

est possible que le gouvernement du Royaume-Uni se soit trompé

dans son appréciation de l'effet que le changement recherché de

la loi aurait sur la collectivité d'Irlande du Nord, il reste qu'il

est aussi bien placé, sinon mieux, que la Cour pour apprécier cette

situation. Des sanctions pénales ne sont peut-être pas le meilleur

moyen de faire face à la situation, mais encore une fois il faut

l'apprécier à la lumière des conditions qui prévalent effectivement

en Irlande du Nord. Dans toutes les cultures, les questions de

morale sexuelle sont des points particulièrement sensibles et les

effets de certaines formes d'immoralité sexuelle ne se prêtent

pas autant que la torture ou les traitements inhumains ou dégradants

à une appréciation objective et précise. Dans cette mesure la

référence que la Cour fait dans son arrêt (paragraphe 60) à l'affaire

Tyrer, n'est pas totalement convaincante en l'espèce. Je fais

respectueusement valoir que l'arrêt Marckx n'est pas vraiment

pertinent dans la présente affaire, puisqu'il portait sur la situation

d'un enfant illégitime, dont les actes n'étaient nullement mis

en cause.

19. Même si l'on estimait, et ce n'est pas mon opinion, que la

population d'Irlande du Nord est "retardataire" par rapport aux

autres sociétés du Conseil de l'Europe en raison de son attitude

à l'égard des pratiques homosexuelles, c'est véritablement là un

jugement de valeur qui dépend totalement des prémisses. Il est

difficile de sonder quel effet aurait, sur la société de l'Irlande

du Nord, une loi qui permettrait désormais (même avec des garanties

pour les jeunes et les personnes ayant besoin d'une protection)

des pratiques homosexuelles que la loi interdit à présent. Je

me hasarde à dire que le gouvernement intéressé, ayant examiné

la situation, est mieux placé pour l'apprécier que la Cour, d'autant

plus que celle-ci admet la compétence de l'Etat pour légiférer

en la matière, mais doute de la proportionnalité des conséquences

de la législation en vigueur.

20. La loi aide à influer sur les attitudes morales et si le

gouvernement défendeur estime que le changement recherché de la

législation aurait un effet néfaste sur les attitudes morales,

il est à mon sens en droit de maintenir la législation actuelle.

L'arrêt de la Cour ne constitue pas une déclaration aux termes

de laquelle les pratiques homosexuelles particulières pénalisées

par la législation en cause constituent pratiquement des droits

fondamentaux de l'homme. Toutefois, cela n'empêchera pas qu'elle

soit saluée ainsi par ceux qui cherchent à estomper la différence

essentielle entre activités homosexuelles et activités

hétérosexuelles.

21. Même le rapport Wolfenden estime que l'une des fonctions

du droit pénal est de présever l'ordre public et la décence et

d'assurer des garanties suffisantes contre l'exploitation et la

corruption d'autrui et il recommande donc que continue à être

une infraction le fait "pour un tiers de provoquer ou de tenter

de provoquer un acte d'indécence très grave entre des personnes

de sexe masculin, que l'acte dont il s'agit constitue ou non une

infraction pénale". Les adultes, même les adultes consentants,

sont à même d'être corrompus et peuvent être exploités en raison

de leurs propres faiblesses. D'après moi, c'est un domaine où

le législateur jouit d'un pouvoir discrétionnaire ou d'une marge

d'appréciation larges sur lesquels il ne faut pas empiéter sauf

quand il ne fait aucun doute que la législation est telle qu'aucune

collectivité raisonnable ne pourrait la promulguer. A mes

yeux, aucune preuve en ce sens n'a été rapportée en l'espèce.

22. Aux Etat-Unis d'Amérique, la question de la vie privée et

des garanties de la vie privée prévues par la Constitution, fait

l'objet de très nombreux litiges. La Cour Suprême et d'autres

tribunaux des Etats-Unis ont confirmé le droit à l'intimité des

couples mariés à l'encontre d'une législation qui visait à contrôler

les activités sexuelles dans le cadre du mariage, y compris la

sodomie. Toutefois, ces tribunaux refusent d'étendre la garantie

constitutionnelle de l'intimité prévue pour les couples mariés,

aux activités homosexuelles ou à la sodomie hétérosexuelle en dehors

du mariage. Autrement dit, l'intérêt public pousse à reconnaître

comme pratiquement absolues l'intimité dans le mariage et l'intimité

de l'activité sexuelle dans le cadre du mariage.

Il est justifié de partir de l'idée que, la famille étant la cellule

fondamentale de la société, les intérêts de l'intimité conjugale

sont normalement supérieurs à celui qu'a l'Etat à réprimer certaines

activités sexuelles qui, en soi, seraient considérées comme immorales

et destinées à corrompre. En dehors du mariage l'intimité ne renferme

aucun intérêt qui, par sa nature, devrait primer dans le domaine

de telles activités.

23. Il faut noter que l'article 8 § 1 (art. 8-1) de la Convention

parle de "vie privée et familiale". Si l'on applique la règle

ejusdem generis, la disposition doit s'interpréter comme se rapportant

à la vie privée dans ce contexte comme, par exemple, le droit d'élever

ses enfants conformément à ses propres convictions religieuses

et philosophiques et, d'une manière générale, de mener sans entrave

les activités apparentées à celles menées dans l'intimité de la

vie familiale et qui, en tant que telles, relèvent des droits

ordinaires fondamentaux de l'homme. On ne peut le prétendre des

pratiques homosexuelles.

24. A mon avis, il n'y a pas violation de l'article 8 (art. 8)

de la Convention.

Article 14 (art. 14)

25. Je me rallie à l'arrêt de la Cour pour ce qui est de

l'article 14 (art. 14).