Cour Européenne de Justice

ARRÊT DU TRIBUNAL (deuxième chambre)

28 janvier 1999 (1)

 

«Fonctionnaires - Refus d'octroi au requérant de l'allocation de foyer du chef de son partenaire»

 

Dans l'affaire T-264/97,

 

D, fonctionnaire du Conseil de l'Union européenne, demeurant à Bruxelles, représenté par Mes Jean-Noël Louis, Thierry Demaseure et Françoise Parmentier, avocats au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de la fiduciaire Myson SARL, 30, rue de Cessange,

partie requérante,

 

soutenue par

Royaume de Suède, représenté par Mme Lotty Nordling, directeur général du service juridique au ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent,

partie intervenante,

 

contre

 

Conseil de l'Union européenne, représenté par Mmes Thérèse Blanchet et Eva Karlsson, membres du

service juridique, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Alessandro Morbilli,

directeur général de la direction juridique de la Banque européenne d'investissement, 100, boulevard

Konrad Adenauer,

partie défenderesse,

 

ayant pour objet une demande d'annulation de la décision du Conseil, refusant d'admettre le requérant au

bénéfice de l'allocation de foyer du chef de son partenaire,

 

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

 

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (deuxième chambre),

composé de MM. A. Potocki, président, C. W. Bellamy et A. W. H. Meij, juges,

greffier: Mme B. Pastor, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 19 novembre 1998,

rend le présent

 

Arrêt

 

Antécédents du litige

 

1. La Lag (1994:1117) om registrerat partnerskap (loi suédoise sur le partenariat enregistré), du 23 juin 1994, entrée en vigueur le 1er janvier 1995 (ci-après «loi sur le partenariat»), permet à deux personnes de même sexe de faire enregistrer leur partenariat auprès de l'administration suédoise.

 

2. Selon l'article 1er du chapitre 3 de la loi sur le partenariat, le partenariat enregistré emporte, pour une large part, les mêmes effets juridiques que le mariage.

 

3. L'article premier, paragraphe 2, de l'annexe VII du statut des fonctionnaires des Communautés européennes (ci-après «statut») dispose:

«A droit à l'allocation de foyer:

a) le fonctionnaire marié;

[...]».

 

4. Le requérant, de nationalité suédoise, est fonctionnaire du Conseil. Par notes des 16 et 24 septembre 1996, il a demandé à son institution «de faire passer comme mariage [son] état civil de partenaire enregistré», conformément à la loi sur le partenariat et établi par un certificat délivré par l'administration suédoise, afin d'obtenir le bénéfice de l'allocation de foyer du chef de son partenaire de même sexe.

 

5. Par note du 29 novembre 1996, le Conseil a rejeté la demande du requérant, en relevant que l'article 1er, paragraphe 2, sous a), de l'annexe VII du statut ne permettait pas l'extension du bénéfice de l'allocation de foyer aux fonctionnaires non mariés et que les dispositions du statut renvoyant à la notion de mariage excluaient l'assimilation, par voie d'interprétation, du partenariat enregistré à celui de mariage au sens du statut.

 

6. Le requérant a introduit contre cette décision une réclamation faisant valoir que le Conseil était «tenu d'assimiler son 'partnership' au 'mariage'». Le requérant a reproché au Conseil d'avoir violé, par sa décision de rejet, l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après «convention»), ainsi que le principe d'égalité de traitement et de non-discrimination.

 

7. Cette réclamation a été rejetée par décision du 30 juin 1997.

 

Procédure

 

8. C'est dans ces conditions que, par requête déposée le 2 octobre 1997, le requérant a introduit un recours en annulation dirigé contre la décision de rejet.

 

9. Après avoir été admis, par ordonnance du 24 mars 1998, à intervenir au présent litige, au soutien des conclusions du requérant, le gouvernement suédois a déposé son mémoire en intervention, sur lequel le Conseil a présenté ses observations.

 

10. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et réponses aux questions posées par le Tribunal, lors de l'audience publique du 19 novembre 1998.

 

Conclusions des parties

 

11. Le requérant conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

 

- annuler la décision refusant de lui reconnaître son statut légal de partenaire enregistré et de lui octroyer, ainsi qu'à son partenaire, la rémunération à laquelle il a droit, en application du statut, des règlements et autres dispositions générales applicables aux fonctionnaires des Communautés européennes, en ce compris les allocations, indemnités, privilèges et immunités;

- annuler la décision subséquente refusant de lui verser la rémunération à laquelle son statut lui donne droit, majorée des intérêts calculés à 8 % l'an depuis sa demande du 16 septembre 1996;

- condamner le Conseil aux dépens.

 

12. Le gouvernement suédois conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- annuler la décision de rejet.

 

13. Le Conseil conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- déclarer irrecevables les moyens tirés d'une violation du principe de non-discrimination à raison de l'orientation sexuelle, d'une violation du principe d'unicité du statut personnel et d'une violation de l'article 119 du traité CE, en liaison avec diverses dispositions du statut relatives aux droits pécuniaires des fonctionnaires mariés;

- rejeter le recours comme non fondé;

- condamner le requérant aux dépens de l'instance.

Sur l'objet du litige

 

14. Selon une jurisprudence bien établie (arrêt de la Cour du 12 mars 1975, Küster/Parlement, 23/74, Rec. p. 353, point 11; arrêt du Tribunal du 11 juin 1996, Ouzounoff Popoff/Commission, T-111/94, RecFP p. II-819, point 28), la demande et la réclamation visées aux articles 90 et 91 du statut doivent préciser, de façon suffisante pour que l'autorité saisie puisse statuer en connaissance de cause, l'objet des prétentions émises par le fonctionnaire.

 

15. Il résulte des antécédents du litige que la demande présentée par le requérant sur le fondement de l'article 90, paragraphe 1, du statut visait uniquement l'octroi de l'allocation de foyer.

 

16. Le requérant a complété cette demande par une note du 16 octobre 1996. Toutefois, cette note ne visait qu'à obtenir une réponse immédiate à la demande initiale du requérant, au motif que son partenaire avait l'intention de le rejoindre à Bruxelles et disposait, à ce titre, du droit de bénéficier des dispositions du protocole sur les privilèges et immunités des Communautés européennes. En outre, le requérant demandait que son dossier soit traité dans le strict respect de son droit au respect de la vie privée et familiale, conformément à l'article 8 de la convention.

 

17. Il résulte de ses termes mêmes que cette deuxième note constitue une simple confirmation de la demande initiale, dès lors qu'elle ne précise pas de façon suffisamment claire l'objet d'une décision spécifique que l'administration aurait été invitée à prendre, en vertu de l'article 90, paragraphe 1, du statut.

 

18. Dans ces conditions, la procédure précontentieuse n'a eu pour objet que la demande d'allocation de foyer, de sorte que le présent recours ne peut valablement tendre qu'à l'annulation du rejet de cette demande.

 

Sur la recevabilité des moyens

 

19. Le Conseil estime irrecevables, en ce qu'ils n'auraient pas été développés dans la réclamation, les moyens tirés de la méconnaissance du principe de non-discrimination à raison de l'orientation sexuelle du requérant, du principe d'unicité de son état civil, et de l'article 119 du traité.

 

20. Ainsi qu'il ressort du résumé de la réclamation exposé au point 6 du présent arrêt, tous les moyens invoqués au soutien du présent recours, en ce qu'ils tendent à établir que le Conseil a illégalement refusé au requérant son admission au bénéfice de l'allocation de foyer, présentent un rapport étroit avec les chefs de contestation exposés dans la réclamation (arrêt de la Cour du 19 novembre 1998, Parlement/Gaspari, C-316/97 P, non encore publié au Recueil, point 18).

 

21. Il y a donc lieu de rejeter l'exception d'irrecevabilité soulevée par le Conseil à l'encontre de certains des moyens d'annulation.

 

Sur le fond

 

Sur le premier moyen, pris de la violation des principes d'égalité de traitement et de non-discrimination

 

22. Le requérant, soutenu en substance par le royaume de Suède, estime que son statut personnel est régi par la loi sur le partenariat, qui assimile cette institution à celle du mariage. Dès lors que «la situation 'matrimoniale' du requérant est comparable à celle des fonctionnaires mariés», le Conseil aurait été tenu de reconnaître à l'intéressé tant l'existence que les effets légaux de son contrat de partenariat enregistré et de lui accorder, ainsi qu'à son partenaire, le bénéfice des droits reconnus à un fonctionnaire marié et à son conjoint. Dans cette mesure, la décision de rejet serait constitutive d'une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle du requérant.

 

23. Le Tribunal relève, à titre liminaire, que la légalité de la décision de rejet doit s'apprécier en fonction des éléments de fait et de droit existant à la date de son adoption (arrêt du Tribunal du 22 octobre 1996, SNCF et British Railways/Commission, T-79/95 et T-80/95, Rec. p. II-1491, point

48).

 

24. Il n'y a donc pas lieu de prendre en considération, aux fins du présent litige, les textes postérieurs à l'adoption de la décision de rejet.

 

25. Ainsi, ce n'est qu'à compter du 16 avril 1998 que le règlement (CE, CECA, Euratom) n° 781/98 du Conseil, du 7 avril 1998, modifiant le statut ainsi que le régime applicable aux autres agents des Communautés en matière d'égalité de traitement (JO L 113, p. 4, ci-après «règlement n° 781/98»), a, d'une part, inséré dans le statut un article 1er bis garantissant aux fonctionnaires, dans l'application du statut, l'égalité de traitement sans référence, directe ou indirecte, à leur orientation sexuelle, sans préjudice des dispositions statutaires pertinentes requérant un état civil déterminé, et, d'autre part, ajouté à l'article 27, deuxième alinéa, du statut, des dispositions assurant le choix des fonctionnaires sans distinction d'orientation sexuelle et indépendamment de leur état civil ou de leur situation familiale.

 

26. Les dispositions statutaires pertinentes aux fins de la solution du présent litige, dont l'article

1er, paragraphe 2, sous a), de l'annexe VII du statut, contiennent des notions communautaires de mariage et de conjoint visant exclusivement un rapport fondé sur le mariage civil au sens traditionnel du terme (arrêt du Tribunal du 17 juin 1993, Arauxo-Dumay/Commission, T-65/92, Rec. p. II-597, point 28).

 

27. Dès lors que le Conseil était, en l'occurrence, en mesure de déceler, dans les seules dispositions pertinentes du statut, les éléments lui permettant de définir, par voie d'interprétation autonome, le contenu et la portée des notions en cause, il n'était pas tenu, à cet effet, de se référer aux droits des États membres (arrêt du Tribunal du 18 décembre 1992, Díaz García/Parlement, T-43/90, Rec. p. II-2619, point 36).

 

28. En tout état de cause, la Cour européenne des droits de l'homme interprète l'article 12 de la convention en ce sens qu'il ne vise que le «mariage traditionnel entre deux personnes de sexe biologique différent». Il s'ensuit que, ainsi qu'il a été récemment jugé par la Cour de justice, en l'état actuel du droit au sein de la Communauté, les relations stables entre deux personnes du même sexe ne sont pas assimilées aux relations entre personnes mariées (arrêt de la Cour du 17 février 1998, Grant, C-249/96, Rec. p. I-621, points 34 et 35).

 

29. Dans ces conditions, un employeur n'est pas tenu d'attacher à la situation d'une personne entretenant, comme le requérant, une relation stable avec un partenaire de même sexe, même ayant fait l'objet d'un enregistrement officiel par une administration nationale, les effets découlant de l'état civil d'une personne engagée dans les liens du mariage traditionnel (arrêt Grant précité, point 35).

 

30. Par conséquent, le Conseil, n'avait, en sa qualité d'employeur, aucune obligation de considérer le partenariat enregistré du requérant comme un mariage au sens des dispositions statutaires.

 

31. Il convient de préciser que les modifications précitées du statut ont été accompagnées de l'inscription au procès-verbal du Conseil d'une déclaration «invit[ant] la Commission à procéder aux études nécessaires relatives [...] à la reconnaissance des situations de partenariat enregistré et à lui soumettre, sur la base des études en question, toute proposition appropriée dans ces domaines».

 

32. Il appartiendra donc au Conseil, le cas échéant, d'apporter au statut, en sa qualité de législateur, les modifications permettant d'admettre à l'avenir les fonctionnaires se trouvant dans la situation du requérant au bénéfice de l'allocation de foyer du chef de leur partenaire.

 

33. Il s'ensuit que le Conseil ne s'est pas rendu coupable, à l'égard du requérant, d'une discrimination prohibée, en refusant de l'admettre au bénéfice de l'allocation de foyer du chef de son partenaire.

 

34. Il y a donc lieu de rejeter le premier moyen comme non fondé.

 

Sur le deuxième moyen, pris de la violation de l'unicité du statut personnel du requérant et d'une erreur manifeste d'appréciation

 

35. Le requérant soutient que le Conseil a violé le principe d'unicité de son état civil et commis une erreur manifeste d'appréciation, en ne lui reconnaissant pas les droits et obligations découlant de son statut de partenaire enregistré et en le considérant comme célibataire, alors qu'il est engagé dans les liens d'un contrat comparable à celui du mariage et lui conférant un statut personnel distinct de celui de célibataire.

 

36. Ce moyen, à supposer qu'il puisse être distingué du premier, est, en tout état de cause dépourvu de pertinence, dès lors que la décision de rejet s'est bornée à le considérer comme non marié au sens du statut, à seule fin d'apprécier son droit au bénéfice d'une allocation réservée aux fonctionnaires mariés.

 

37. Il y a donc lieu d'écarter le deuxième moyen.

 

Sur le troisième moyen, tiré de la violation de l'article 8 de la convention

 

38. Le requérant soutient que, en refusant de transcrire son état civil de partenaire enregistré et de reconnaître les effets qui en découlent, le Conseil a commis une ingérence illégale dans l'exercice de son droit à la protection de la vie privée et familiale protégé par l'article 8 de la convention.

 

39. Ainsi que la Cour l'a relevé au point 33 de l'arrêt Grant, précité, la Commission européenne des droits de l'homme retient que, en dépit de l'évolution contemporaine des mentalités vis-à-vis de l'homosexualité, des relations homosexuelles durables, telles que celles entretenues par le requérant avec son partenaire, ne relèvent pas du droit au respect de la vie familiale protégé par l'article 8 de la convention.

 

40. Par conséquent, le Conseil n'a pas pu violer cette disposition en adoptant la décision de rejet.

 

41. Le troisième moyen doit donc être rejeté comme non fondé.

 

Sur le quatrième moyen, tiré de la violation de l'article 119 du traité

 

42. Le requérant soutient qu'il devrait être admis au bénéfice de l'allocation de foyer, dès lors qu'il est, en vertu de son statut personnel, incontestablement soumis, à l'égard de son partenaire, à des charges et obligations identiques à celles incombant aux fonctionnaires mariés et que l'allocation de foyer vise à compenser. Dans cette mesure, la décision de rejet serait contraire au principe d'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins consacré par l'article 119 du traité.

 

43. Dès lors que les dispositions statutaires pertinentes s'appliquent de la même manière aux fonctionnaires de sexe féminin et à ceux de sexe masculin, elles ne sauraient être considérées comme génératrices d'une discrimination directement fondée sur le sexe au sens de cette disposition (arrêt Grant précité, point 28).

 

44. Il échet, par conséquent, de rejeter le quatrième moyen.

 

45. Il résulte de l'ensemble des développements qui précèdent que le recours doit être rejeté dans son intégralité.

 

Sur les dépens

 

46. Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Toutefois, selon l'article 88 du même règlement, dans les litiges entre les Communautés et leurs agents, les frais exposés par les institutions restent à leur charge. La requérante et la partie défenderesse supporteront donc chacune leurs propres dépens.

 

47. En vertu de l'article 87, paragraphe 4, premier alinéa, du règlement de procédure, les États membres qui interviennent dans un litige supportent leurs dépens. En conséquence, le royaume de Suède supportera ses dépens.

 

Par ces motifs,

 

LE TRIBUNAL (deuxième chambre)

 

déclare et arrête:

 

1) Le recours est rejeté.

 

2) Chaque partie, principale et intervenante, supportera ses propres dépens.

 

Potocki

Bellamy

Meij

 

 

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 28 janvier 1999.

 

Le greffier : H. Jung
Le président : A. Potocki

 

1: Langue de procédure: le français.

Cour européenne de justice : http://www.curia.eu.int/fr/index.htm