Le Monde, 1er mars 1996

Pour une reconnaissance légale du couple homosexuel

En accordant un report d'incorporation à un appelé dont le compagnon est séropositif, le ministre de la défense a - provisoirement - réglé une situation qui allait se révéler dramatique pour ces deux garçons, et par là même mis un terme à une affaire qui commençait à faire des vagues. Mais s'il nous faut accueillir avec satisfaction une telle décision, il faut aussi rappeler qu'elle n'est rien d'autre qu'une faveur individuelle (et limitée dans le temps). Elle ne change rien au problème de fond, comme l'ont dit fort justement les deux jeunes gens concernés.

Car la question qui se trouve posée dans cette affaire est bien évidemment celle de la reconnaissance légale et sociale du couple homosexuel. Cet appelé avait en effet demandé à être exempté de son service militaire en tant que soutien de famille. Ce statut lui a été refusé au prétexte que la loi ne prévoit pas un tel cas : on peut être soutien de famille d'un parent au troisième degré, mais pas de son concubin. Certes, la commission d'arbitrage qui a rejeté sa demande a mis en avant le fait que cette règle s'applique également aux concubins hétérosexuels. Mais c'est oublier que ceux-ci ont toujours la possibilité de se marier pour que le statut de soutien de famille soit accordé à celui qui est appelé sous les drapeaux. Pour les homosexuels, il n'y a aucune issue, si ce n'est le recours, fort long, fort coûteux et surtout aléatoire, devant les tribunaux.

Cet exemple illustre à merveille la discrimination concrète, quotidienne, dont les homosexuels font l'objet dans notre société, dans la France d'aujourd'hui. Ce n'est pas diminuer le caractère insupportable et révoltant de la situation qui est faite à ces deux garçons de Saint-Etienne que de rappeler que leur cas, hélas, est loin d'être unique ou exceptionnel. Les homosexuels se heurtent en permanence à des mentalités archaïques et à des lois rétrogrades qui tissent autour d'eux, de manière plus ou moins visible, tout un filet de pratiques discriminatoires.

Les associations de lutte contre le sida ont à maintes reprises évoqué les conséquences dramatiques de la discrimination légale qui aboutit à priver de tout droit (droit de succession, droit au bail, etc.) un homosexuel qui perd son compagnon après cinq, dix ou vingt ans de vie commune. Mais l'on pourrait soulever bien d'autres problèmes, plus ou moins graves certes, mais qui relèvent tous de la même discrimination : que doit faire un (e) homosexuel (le) s'il (elle) veut vivre avec quelqu'un qui n'a pas la nationalité française et qui se voit refuser une carte de séjour ou un permis de travail ? Doit-il (elle) prendre l'avion tous les week-ends pour rejoindre son compagnon (sa compagne) ?

Que compte faire le PS pour que ce texte soit présenté au Parlement ? Nous attendons sa réponse. Nous exigeons qu'il réponde.

Et puisque nous parlons d'avion, comment ne pas mentionner la discrimination qui fonctionne là aussi comme une règle habituelle, normale et intangible  : les couples homosexuels ne peuvent pas bénéficier des avantages offerts aux couples hétérosexuels par les compagnies aériennes, notamment Air France ou Air Inter (ou la SNCF, d'ailleurs). Même les personnels de ces compagnies sont rangés en deux catégories : ceux, hétérosexuels, dont le conjoint, le compagnon ou la compagne peuvent bénéficier des possibilités de voyage qui sont accordées à tous ceux qui travaillent dans la compagnie, et ceux, homosexuels, dont les compagnons ou compagnes n'ont pas droit à de tels avantages. C'est pour cette raison qu'un steward d'Air France a entrepris, il y a quelques années, une action devant les tribunaux pour discrimination. La compagnie nationale est allée jusqu'en cassation, où elle a obtenu une triste victoire qui fait aujourd'hui jurisprudence : la Cour de cassation a en effet décrété qu'un couple, pour être légalement considéré comme tel, devait être composé «d'un homme et d'une femme».

Il est grand temps aujourd'hui de mettre un terme à cette forme d'exclusion qui frappe des centaines de milliers de personnes en France. Un progrès a été accompli lorsque certaines municipalités ont décidé de délivrer des certificats de concubinage aux couples homosexuels qui en feraient la demande. Mais, outre que de très nombreux maires s'y refusent catégoriquement (MM. Barre à Lyon, Gaudin à Marseille, Rossinot à Nancy, par exemple, ou Tiberi à Paris et les quatorze maires d'arrondissement qui appartiennent à la majorité municipale), de tels certificats ne confèrent quasiment aucun droit réel, si ce n'est - ce qui est loin d'être négligeable - la possibilité d'obtenir un logement HLM aux mêmes conditions de ressources qu'un couple hétérosexuel. Mais, pour reprendre l'exemple cité au début de cet article, um tel certificat n'est pas suffisant pour être reconnu comme soutien de famille.

Pour que les homosexuels qui désirent vivre en couple puissent désormais disposer des mêmes droits que les hétérosexuels, il est nécessaire de modifier la législation. Un projet de loi instituant un «contrat d'union civile» destiné à offrir un statut juridique aux couples vivant en concubinage, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, a été purement et simplement enterré par le PS alors qu'il était au pouvoir, bien que ce texte ait reçu le soutien de plusieurs de ses députés. Ce projet vient d'être réactualisé, sous le nom de «contrat d'union sociale», après avoir fusionné avec un autre projet élaboré plus récemment par l'association Aides qui s'est inspirée des législations déjà en vigueur dans les pays du nord de l'Europe. Lors d'une séance de questions a l'Assemblée nationale, le député Jean-Pierre Michel a interrogé le ministre de la justice pour connaître les intentons du gouvernement en cette matière. La réponse de Jacques Toubon fut assez stupéfiante : «L'ordre public s'y oppose (... ), je le dis très clairement, il n'est pas question de créer le contrat d'union civile, il est au contraire question de faire en sorte que, dans ce pays, il y ait plus de mariages, il y ait plus de naissances et qu'ainsi la France soit plus forte.»

Le compte rendu des débats de l'Assemblée note ici  : «Vifs applaudissements sur les bancs du groupe RPR et du groupe UDF». On n'en sera pas surpris outre mesure. Mais aucun parti de gauche n'a publiquement protesté contre ces propos aux accents pétainistes. Et l'on attend toujours une prise de position officielle du PS sur le «contrat d'union sociale». Lionel Jospin est-il pour ou contre ? Et que fait Martine Aubry, si soucieuse d' «agir contre les exclusions» ? Que compte faire le PS pour que ce texte soit présenté au Parlement ? Nous attendons sa réponse. Nous exigeons qu'il réponde.

Le Parlement européen, toujours en avance d'une ou de plusieurs longueurs, a voté une recommandation pour que les Etats membres reconnaissent juridiquement les couples homosexuels. Pourquoi la France se refuse-t-elle à suivre une telle recommandation ? Pourquoi doit-on vivre encore sous un régime juridique dans lequel un couple ne pourrait être composé que «d'un homme et d'une femme»? Nous considérons au contraire que la lutte contre les discriminations à l'égard des homosexuels, qui passe par l'instauration d'une véritable égalité juridique, devrait être aujourd'hui parmi les critères et les exigences de la construction de l'Europe et de son élargissement.

Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Didier Eribon,
Michelle Perrot, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet.

Source: La France Gaie et Lesbienne.